Si je pouvais choisir, je naitrais homme au Sénégal et femme ailleurs. Propos de Fatou Touré recueillis par Antonio de la Fuente
Fatou Touré, vous êtes née à Dakar. Votre mère est Sénégalaise d’origine malienne et votre père est originaire du Niger. Comment est-il arrivé au Sénégal ?
Mon grand-père a quitté le Niger en passant par le Mali, pays où il a épousé ma grand-mère. Ils sont venus ensemble au Sénégal, où mon père est né.
Aujourd’hui, nous devons encore présenter un certificat de nationalité pour l’octroi de certains documents administratives, comme le passeport et la carte d’identité nationale. Le nom de famille, Touré, qui signifie « force », est un emprunt pour faciliter la naturalisation et l’intégration.
Comment était le Sénégal de votre enfance, pouvez-vous nous raconter un ou deux souvenirs marquants ?
En deux mots, joie et tristesse, pour ne pas dire horreur.
Joie parce que c’est une période d’innocence ou on pouvait continuer à être enfants jusqu’à 12 ans, se réjouir d’avoir plein de frères et sœurs avec qui jouer et qui pouvaient vous protéger et croire à l’arrivée d’une petite sœur ou d’un petit frère par la bouche de maman. Et ne pas se soucier des problèmes quotidiens, de la dépense journalière en médicaments, en frais scolaires...
Et tristesse quand tu comprends que la tristesse que tu vois parfois dans les yeux de ta maman est due au fait qu’elle n’a juste pas le droit de te garder avec elle. Que les choses qui te manquaient c’était parce qu’elle n’avait pas l’autorisation de te les accorder. Que la fatigue que tu ressens chez cette tante avec qui tu vis sans l’avoir choisie est due à l’énorme travail qu’elle doit accomplir quotidiennement pour elle, ses enfants et ceux de ses coépouses et de ses ex coépouses...
Hamidou Anne écrivait récemment dans « Le Monde » qu’être femme au Sénégal est un supplice. A ce point ?
Oui, et il a dit cela en réaction aux propos de Songué Diouf, une figure médiatique au Sénégal, qui a affirmait :qu’« on ne viole que les femmes avec des formes généreuses et qui s’habillent de manière provocante ».
En 1996, j’ai été victime de tentative de viol. À l’époque j’étais voilée. On ne pouvait pas en parler. Dans ces cas, c’est toujours la faute de la femme. Nous provoquons. Aujourd’hui, le même discours revient. La question est comment conscientiser ces hommes et ces femmes, sachant que tout —la religion, la Constitution, certaines lois— vont dans le même sens. Le sexisme, selon moi, est aussi intolérant et dangereux que l’homophobie et le racisme.
Si je pouvais choisir, je naitrais homme au Sénégal et femme ailleurs. La femme sénégalaise n’a aucune autorité sur ses propres enfants. Si ce sont des garçons, ils ont autorité sur toi.
Le schéma familial au Sénégal est comme suit : Le père —> les garçons —> la mère ou les mères —> les filles.
Les filles sont sous autorité parentale jusqu’au mariage. Une fois mariées elles sont sous l’autorité du mari et de la belle famille : « Djiguène daye mougne » : « Une bonne femme doit savoir supporter », « son paradis est dans les mains de son mari », « le devenir des enfants dépend de la capacité de la maman à supporter la souffrance »... Le plus dur de tout cela c’est que plus de la moitié des femmes y croit, même parmi celles qui vivent en Europe. J’ai arrêté de lire certains forums de femmes migrantes pour éviter l’infarctus.
J’adore ma culture sénégalaise : la solidarité, le partage, la famille comme pilier... mais je ne conçois pas la place que la femme y occupe. En même temps, je suis fière d’être une femme sénégalaise, du parcours que j’ai réussi a suivre. Je me suis battue dès mon adolescence, je me suis imposée, j’ai tenu tête à ce système créé de toutes pièces par les hommes. Et je sais qu’à cause de moi mes propres sœurs osent parfois, même s’il leur reste encore beaucoup à faire.
Mais comment montrer ce courage aux autres qui veulent s’en sortir mais qui n’osent pas et qui n’ont pas beaucoup de repères ? Je ne parle pas des intellectuelles célèbres qui sont sorties du lot. On les envie mais nous n’avons pas souvent leur richesse ni leur intelligence.
Vous avez travaillé au Sénégal à l’animation de groupes de femmes, notamment...
Les femmes avec qui j’ai travaillé sont des femmes de la classe moyenne parfois de la classe populaire. Elles ont besoin de voir qu’une femme de leur classe sociale de leur niveau peut devenir indépendante socialement et financièrement. J’ai gardé le souvenir de femmes battantes qui travaillent pour subvenir aux besoins de la famille en termes d’alimentation, de frais médicaux, d’habillement, de scolarité... Mais qui ne comprennent pas pourquoi c’est elles qui se battent pour faire survivre la famille et que c’est le mari occupé à cumuler les femmes qui détient tout le pouvoir.
L’égalité des personnes, c’est cela la justice. Je me sens au même niveau que les hommes.