Que reste-t-il de l’Afrique séculaire dans celle qui s’émancipe sur des grosses cylindrées ?, par Tito Dupret
Les « Chinois », c’est ainsi qu’on désigne les fans de DJ Arafat, tant ils sont nombreux. Depuis sa mort dans un accident de moto le 12 août dernier à Abidjan, ils veillent sur les lieux du drame, sanctuaire où les bougies ne s’éteignent plus et dont la cire couvre les trottoirs, raconte RFI Afrique après l’événement qui a brutalement emporté « l’artiste le plus influent de la Francophonie ».
Depuis juin jusqu’à octobre, Bruxelles accueille à Bozar une exposition originale et exceptionnelle : IncarNations, African Art as a Philosophy. Elle « adopte un point de vue afro-centré, loin de toute vision esthétique unilatérale et ethnographique ». Le masque de l’affiche, de forme sombre et sévère, voire menaçante, n’est pas sans rappeler la façon dont DJ Arafat regarde ses spectateurs dans ses vidéos. Avec puissance et provocation.
Voici le refrain de son single « Enfant béni » : « Soyez fort. Soyez toujours fort. Il ne faut jamais baisser les bras. J’ai appris à voler de mes propres ailes. Je n’ai jamais compté sur quelqu’un dans cette vie. Soyez fort, allez… ». Le clip de trois minutes se termine sur la route de sable d’un quartier pauvre avec un éloquent fondu enchaîné entre une enfant sur son vélo et DJ Arafat au volant d’une grosse Mercedes repeinte avec des motifs de camouflage militaire. La morale est limpide : parti de rien, tout s’obtient. La philosophie est sobrissime : réussir est matériel et massif.
À l’entrée d’IncarNations : « Bien souvent, les minkisi sont erronément appelés fétiches à clous. Lorsque les explorateurs portugais les virent pour la première fois, ils furent impressionnés par l’esprit puissant qui semblait les habiter. Et comme ils n’avaient pas de vocabulaire pour décrire ces objets, ils inventèrent le mot feitiço, qui signifie charme ou magie et dont le français fétiche est dérivé » [1].
Autre single de DJ Arafat. « Ventripotent » est la danse de tous ceux qui sont riches. Tous ceux qui ont des gros ventres sont riches. Sur l’écran, l’autosatisfaction déborde de joie, les femmes répondent aux hommes obèses et sandwichs pour des marques de luxe avec des déhanchés de fessiers cellulités à mille pour-cent. Trois minutes effrénées montrent une longue publicité glorifiant la vie hyper-ultra-top-bling-bling selon cette légende : « Chic et tendance, le Daishinkan [ DJ Arafat ] nous surprend encore en prenant les codes de la mode actuel à contre-pied. Pour lui, champagne, bijoux clinquants et beaux vêtements vont de pair avec un embonpoint bien porté ».
Dans le deuxième îlot de l’exposition IncarNations : « Les photographies et journaux ici sont tous liés au légendaire Black Panther Party. Cette organisation politique militante vit le jour aux Etats-Unis en 1966. Elle se transforma peu à peu en un groupe révolutionnaire luttant pour les droits sociaux et civiques des minorités afro-américaines, n’hésitant pas à faire usage de la violence ».
Cependant, « Ventripotent » n’est pas grand chose en regard de « Moto moto », un titre qui prendra désormais le linceul du deuil. Il est sorti le 10 mai 2019, trois mois avant le drame. La musique y est frénétique, les paroles incompréhensibles, sinon un syncopal « Moto moto » rythmant chaque instant, chaque plan, impossible selon une narration absente, et inutile à tenter de suivre tant cela va vite, l’ensemble capturant l’attention par des néons, des flammes, des pulsations, de la pulsion sexuelle partout, tout le temps, de l’énergie pure, physique, électrique, acoustique, assourdissante, abrutissante.
Au quatrième îlot d’IncarNations : « L’ensemble des œuvres attribuées au maître de la région de Boma-Vonde, auquel cette figure se rattache, présente une grande constance iconographique, avec la représentation de femmes assises en tailleur, un enfant tendrement tenu sur les cuisses, prêt à être allaité. »
DJ Arafat était « le Roi du coupé-décalé », une musique pour laquelle il tenait à son autorité. Dans Gbinchin Pintin, il interrompt la rythmique du morceau pour déclarer de sa voix la plus sauvage et autoritaire : « Ne comparez pas les femmes du coupé-décalé et les hommes du coupé-décalé ». Dans Gbobolor, même intermède : « Je suis le capitaine du coupé-décalé, c’est moi qui porte le brassard ». Ce style musical créé au début des années 2000 par de jeunes Ivoiriens installés en France, avec ses rythmes extrêmement toniques, paroles simplistes et marques de luxe, renvoie à l’argot ivoirien où « couper-décaler » signifie voler à l’arraché et partir en courant.
Îlot 10 : « Les peignes de cet ensemble ont vraisemblablement été fabriqués chez les Akyé, une population akan lagunaire installée dans le Sud-Est de la Côte d’Ivoire. Le raffinement de ces parures, portées traditionnellement par les hommes, montre qu’il s’agit surtout d’objets de prestige (…) Néanmoins, ces pièces ne faisaient pas seulement état de la richesse et de la prospérité des familles. Elles étaient également connectées à des forces surnaturelles ».
Le 14 août dernier, Christophe Boisbouvier interviewait pour Radio France International, Moussa Soumbounou, directeur général d’Universal Music Africa :
— DJ Arafat est l’un des rares artistes africains à avoir signé dans une grande compagnie comme Universal Music France, il y a cinq ans. Qu’est-ce qui vous a motivé dans ce choix ?
— Je pense que c’est évident : Universal Music cherche comme toutes les entreprises commerciales à faire des collaborations avec des talents, des personnes qui ont un fort potentiel de développement ou une grande base de données de fans. Et Arafat est l’artiste le plus influent de la Francophonie. C’est le troisième artiste le plus influent du continent. Donc il cumule le plus de followers, plus de deux millions.
Îlot 13 : « Ce que le Européens appellent souvent un fétiche était nommé nkisi (…) Le terme nkisi, toutefois, ne se réfère pas seulement à la sculpture, mais désigne à la fois le puissant esprit et l’objet créé pour le représenter. L’œuvre et l’esprit partagent un même mot parce que l’art était chargé de l’esprit (spiritualisation de la matière et matérialisation de l’esprit) ».
Peu après son enterrement le 31 août, des fans de DJ Arafat l’ont exhumé. Le 6 septembre, a eu lieu l’arrestation d’une des auteurs de [ cet outrage ]. Elle aurait certifié que [ le corps ] dans le cercueil n’est pas celui de DJ Arafat.
Îlot 15 : « Les figures de reliquaires, comme les deux sculptures présentées ici, constituaient pour eux les visages du bwété. Elles étaient associées à un contenant, qui conservait entre autres — soigneusement dissimulés – les ossements des ancêtres, généralement le crâne (ou les fragments). La représentation quasi-abstraite des visages de ces gardiens de reliquaires correspond vraisemblablement à une perception onirique des défunts à l’occasion de certains épisodes de transes initiatiques ».
Finalement, IncarNations offre un écho lointain à la mort tout proche de DJ Arafat : esthétique, philosophie, fétichisme, violence, iconographie, richesse et prospérité, art, œuvre et esprit, depuis la relique jusqu’à la transe, que reste-t-il entre une Afrique séculaire et celle qui s’émancipe sur les grosses cylindrées ?
[1] NDLR : Étymologiquement, néanmoins, le mot « feitiço » derive du mot latin « facticius » (artificiel, d’imitation, qui n’appartient pas au monde naturel), « factice » en français.