Les cinémas d’Afrique

Mise en ligne: 13 septembre 2019

...et l’Afrique comme décor dans le cinéma occidental. Propos d’Olivier Barlet recueillis par Antonio de la Fuente

Olivier Barlet, vous êtes chercheur et critique de cinéma notamment à Africultures et vous avez publié plusieurs ouvrages sur le cinéma africain. A votre avis, y a-t-il une image d’ensemble de l’Europe qui se dégage du cinéma africain contemporain ?

Vous me parlez de « cinéma africain ». Les titres de mes ouvrages comportent toujours « les cinémas d’Afrique ». Cette différence est d’importance : parler de cinéma africain suggère une unité. Quelle serait-elle ? Continentale ? Mais quid des diasporas et de toutes les formes hybrides ? Noire ? Les Maghrébins, qui sont Africains, parlent d’ailleurs des Africains en parlant des noirs. Industrielle ? On en est loin. Culturelle ? L’Afrique n’est que diversité. De même qu’on confond souvent l’Afrique à un pays, on enferme volontiers ses cinémas dans un genre, ce qui tend à vouloir préciser ce qui est africain et ce qui ne l’est pas. L’historiographie des cinémas d’Afrique est riche de ces malentendus où se baladent l’authenticité, la territorialité, l’indigénisme, le nativisme, l’identité, toutes ces notions qui réduisent le champ des possibles pour des cinémas qui au contraire jouent la carte de l’appartenance au monde plutôt qu’à un continent, qui s’appuient sur une Histoire faite de migrations forcées ou volontaires, si bien que les cinéastes les plus en vue revendiquent une identité faite d’errance et de partage, en devenir permanent.

Ce serait le même travers que de répondre à votre question par une unité de vision. Le rapport à l’Europe, donc principalement aux anciennes puissances coloniales, est complexe. D’une part, le rejet de la réduction historique du noir, avec la mémoire de l’esclavage et de la traite, de la colonisation et de l’apartheid, donc d’une Histoire douloureuse, souvent vécue par les populations comme honteuse, que les cinéastes vont essayer de positiver en magnifiant les résiliences et les révoltes, les marrons, les rébellions, la révolution haïtienne, le mouvement des droits civiques, les expressions culturelles qui en sont issues et leur importance dans le monde...

D’autre part, la fascination du vaincu pour la force du vainqueur, que l’on trouve très fortement exprimée dès « Afrique sur Seine » (Paulin Soumanou Vieyra et consorts, 1955), le premier à être historiquement considéré comme le premier film africain. On y trouve un panégyrique de « la civilisation » mais aussi la revendication de pouvoir évoluer et s’aimer enfin à égalité dans un monde décolonisé où la couleur de peau n’est plus un obstacle. Le regard européen sur l’Afrique va être dès lors un sujet récurrent et j’ai sous-titré mon premier livre sur ces cinématographies : « Les cinémas d’Afrique noire : le regard en question (le questionnement du regard européen via le regard de l’Afrique sur le monde) ». Je crois fondamentalement que nombre de films se sont pensés en réponse aux stéréotypes ou attentes du regard européen, comme une réponse pour exister dans le monde en tant qu’être humain et non inférieur.

Aujourd’hui, les choses évoluent. Les cinéastes ne cherchent plus à se définir comme « cinéastes tout court » pour ne plus être ramenés au vocable de cinéastes africains, ce qui conduisait à une impasse puisqu’il n’y a pas d’essence du cinéaste qui serait indépendante de son origine. Ils revendiquent une existence et un positionnement autonomes, qui assume le passé pour penser l’avenir, un positionnement d’affirmation de soi et de recherche de sa place dans un monde globalisé et angoissant où l’Afrique a de plus en plus à apporter par son expérience de l’incertitude et de l’errance. Plus de fascination pour l’Europe donc mais une affirmation : « L’Afrique se dressant à la face des hommes, sans haine, sans reproche, qui ne réclame plus, mais affirme ». (Paul Niger).

Pour donner un exemple récent : « Félicité », du franco-sénégalais Alain Gomis. Dans un film tourné à Kinshasa qui ose des incursions musicales mêlant la musique des congolais Kasaï Allstars et celle de l’Estonien Arvo Pärt, interprétée par un orchestre symphonique et un chœur congolais, une femme affronte tout pour sauver la jambe de son fils, mais ne se résout pas devant l’échec. Dans cette ville où tout se ligue pour écraser les gens, il lui faut toucher le fond pour revenir à la vie. Ce ne sera possible qu’en acceptant d’être aimée, de s’en sentir digne.

Où Félicité va-t-elle trouver la force d’amener son fils à renaître à la vie ? Il lui faut passer les eaux de la nuit, franchir l’invisible frontière du renoncement, ressusciter des limbes, retirer « les épines de son cœur », accueillir l’imprévisible et croire au poids de l’éphémère, rire de la débrouille, chanter à nouveau, rencontrer un okapi, puiser dans la musique des Kasaï Allstars l’énergie de vie, eux qui allient sources traditionnelles et transe électrique. Félicité a la dignité de ceux qui ne s’arrêtent pas à la laideur du monde mais en font au contraire le socle des possibles.

Récompensé par le grand prix du jury au festival de Cannes 2019, « Atlantique », de Mati Diop, invente aussi des formes nouvelles et explore des territoires inconnus pour affirmer un positionnement dans le monde : en évoquant la mort de ceux qui cherchent à traverser la mer pour rejoindre l’El Ddorado européen, elle suggère la continuité entre la traite et le scandale d’un monde coupé entre le profit capitaliste et l’exploitation des faibles et des pauvres. Par la force de leur imaginaire, les femmes donnent corps aux fantômes de leurs compagnons revenant demander justice. C’est lorsqu’Ada comprend que Souleiman est revenu qu’elle peut devenir femme, en somme lorsqu’elle comprend que sa mort l’invite à suivre, comme les amies qu’elle côtoie, son propre chemin. Cet appel à l’autodétermination nous aide à mieux percevoir et comprendre tant les nécessités de notre temps que notre présence au monde.

Une image d’ensemble de l’Europe ? Plutôt un positionnement face à l’Europe qui se pose de moins en moins la question d’y répondre et qui ne réclame plus mais affirme.

A l’opposé, peut-on dire que dans le cinéma européen contemporain —et plus largement dans le cinéma occidental— l’Afrique brille par son absence ?

En tant que décor, l’Afrique est présente dans nombre de films occidentaux. Les voix du Roi Lion sont encore africaines lorsqu’il s’agit d’incarner les animaux. Le cliché continue. Dans « Blood Diamond », Djimon Hounsou est filmé comme un gorille alors que Leonardo di Caprio, qui se sacrifie pour lui et son fils comme dans toute production hollywoodienne style « Cry Freedom », est d’une impressionnante efficacité avec sa mitraillette. Et lorsque Hounsou est invité à parler en fin de film devant un parterre de personnalités après qu’un Blanc ait dit tout ce qu’il fallait comprendre, le générique s’enclenche : dans ce film, il n’aura pas la parole.

Même dans un cinéma moins mainstream, l’Afrique est souvent plus anecdotique que vivante, sorte de tapisserie sociologique-pour des actions qui ne la concernent pas. Il faudrait dès lors parler de l’imaginaire africain. Lui, n’est en grande majorité présent que dans les films réalisés par des cinéastes d’ascendance africaine. Cette expérience de l’incertitude que j’évoquais est portée par les personnages qui tentent de trouver leur place dans un monde souvent hostile. Si les rudes logiques de l’immigration évoquent les anciennes assignations, une inversion des routes est à l’œuvre : c’est d’Amérique en Afrique, d’Europe en Amérique ou d’Afrique en Europe que l’on voyage. Au-delà de la nécessité économique, s’impose la fascination pour l’ailleurs, la quête initiatique du voyage : on ne les empêchera pas d’aller voir de leurs propres yeux. Il en résulte un positionnement dans le monde qui, sans renier ses origines, ne s’attache plus à un territoire. C’est dans le voyage que se groupent les étoiles.

D’où le titre du dernier film de la Sénégalaise Dyana Gaye : « Des étoiles » (2013). Des êtres se déplacent, bien forcés de se confronter, et plutôt qu’un choc, c’est un ballet qui se met en place, un chant polyphonique où chacun aura sa voix, son parcours, son désir dans une aventure commune et communément assumée. Ils définissent l’être-avec-d’autres de Paul Giroy ou l’être-en-commun de Jean-Luc Nancy dans l’entièreté du monde, la relation mondiale du Tout-Monde d’Edouard Glissant, la déclosion du monde d’Achille Mbembe, qui distingue l’universel et l’en-commun. Il n’a pas là de relation idéale, au contraire la complexité des vécus douloureux. Les personnages de Dyana Gaye se ratent : le déplacement les éloigne, mais en se ratant, s’ouvrent pour eux les occasions d’évoluer, ou de se révéler.

C’est donc aussi au sein du cinéma occidental, notamment européen, que des cinéastes d’ascendance africaine, par le jeu des coproductions ou directement au sein du système, livrent des perles qui permettent d’envisager le monde autrement.

Y a-t-il des films et des cinéastes proposant une représentation intéressante des rapports entre l’Afrique et l’Europe qui vous voudriez mettre en avant ?

Il y a bien sûr les films tournés en Europe par des cinéastes africains sur le vécu des Africains en Europe. Il ne leur est pas possible de ne pas évoquer le vécu des immigrés et réfugiés. La folie du voyage à risque nécessite davantage qu’une fuite. Fuir serait un instinct de survie, voire une lâcheté. C’est d’une fugue qu’il s’agit, comparable à celle des nègres marrons. Comme en musique, la fugue consiste à « opérer des variations sans fin pour déjouer toute saisie ». Cela passe par le camouflage, les ruses pour échapper au molosse, mais aussi des formes de vie inédites, la pratique d’une indocilité créatrice. Cet « héroïsme ordinaire des demandeurs de refuges », pour reprendre une expression d’Edwy Plenel, est une vie qui s’invente. Pour appréhender la vitalité et l’apport des migrants, il s’agit d’en conjurer l’invisibilité.

C’est le projet de « Une saison en France » du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun (2017). Abbas a perdu sa femme en tentant d’échapper à la guerre civile en République Centrafricaine. Professeur de français au pays, il est normal qu’il cherche refuge en France avec ses deux enfants. En attente du résultat de sa demande d’asile, il organise la survie de sa famille, a un job sur les marchés, scolarise ses enfants, entretient une relation avec Carole, une fleuriste du même marché. Mais le couperet administratif tombe et la descente aux enfers commence, dans une France qui ne veut pas d’eux. Au-delà de tout naturalisme, Haroun trouve la justesse d’une fiction centrée sur le ressenti de personnages confrontés à un implacable destin.

Avec « Vent du nord » (2017), c’est la communauté de destin entre les perdants de chaque côté de la mer, mais aussi leur vitalité, que convoque le Tunisien Walid Mattar. Sans le dire, il prévient les candidats au départ qu’il n’y a pas d’eldorado, simplement parce qu’il leur sera difficile d’échapper à leur destin dans une économie sans merci, celle de ce vent du Nord qui souffle sur la planète. Une solidarité est-elle possible dans la mondialisation ? Les cinéastes ne la situent pas au niveau politique ou syndical. C’est dans l’humanisme profond des cultures africaines qu’ils fondent un espoir, dans les valeurs qu’elles portent.

Je pense spontanément à ces deux films récents, mais il y en aurait tant ! Toujours la même insistance sur l’humain car le seul espoir pour notre monde en désarroi est de restaurer comme absolue priorité l’homme, sa dignité et le respect de la nature.