Question à Houyet, au coeur de la Wallonie : les réseaux sociaux rendent-ils asocial ?, par Tito Dupret
C’est la deuxième fois que Julien Lecomte tient sa conférence à l’invitation de Jean-Benoît Ruth d’Infor Santé aux Mutualités Chrétiennes de Namur. Nous sommes un mardi soir à Houyet, au coeur de la Wallonie, sur la rive de la Lesse. L’organisateur est ravi, il y a dix-neuf personnes dont cinq hommes, ce qui est au-dessus de la proportion habituelle nous dit-il en introduction. Il nous explique que ce public a été choisi avec soin en collaboration avec le CPAS local : des parents d’adolescents et des enseignants.
La salle de Notre Maison est grande mais l’écran de projection est trop petit, pratiquement illisible. Il nous faudra nous en remettre aux souverains propos du conférencier. D’emblée celui-ci souhaite nous mettre à l’aise : les réseaux sociaux ne sont ni roses ni une catastrophe. Il nous expose un plan de travail pour ce soir : des chiffres, des idées reçues, des pratiques et usages, des pistes pour des relations harmonieuses sur le web et une bibliographie. Soit deux heures trente de présentation qui n’ont pas permis de venir à bout de toutes les diapositives ni offrir une vraie séance de questions-réponses, pourtant indispensable.
La situation est exactement celle que n’encourage ni la pédagogie actuelle, ni ITECO qui publie ce magazine, ni Alain Gerlache dans un article ici connexe. J’ai l’impression de vivre en chair et en os l’expérience virtuelle d’un réseau social. Au lieu d’échanger, observer, reculer, analyser et synthétiser, nous allons assister à un spectacle, très sympathique, et survoler autant que zapper entre chiffres et diapositives, sans discontinuer.
Passé un sommaire historique du web, nous sommes confronté à une image qui est un arc-en-soleil de couleurs et de nombres, et qui a fait le buzz il y a quelque temps. Le chiffre retenu par Julien Lecomte est que 300 heures de vidéos sont téléchargées sur YouTube chaque minute et qu’il est mathématiquement impossible de voir trois cents heures de vidéos en une minute. C’est bien sûr impressionnant, mais que faut-il en conclure ? Cette réalité est valable depuis l’avènement du livre, de la radio, de la télévision. Impossible de tout lire, tout entendre, tout regarder. Quant à la source de cette image, c’est une société commerciale d’analyse de données en ligne. Il s’agit d’une publicité pour ses activités, pas d’une étude. Et les sources qu’elle cite elle-même sont une liste de marques de grandes compagnies du web, sans détail ni contexte ni protocole.
Les dias qui suivent sont essentiellement issues d’un diaporama de 537 graphiques émis par We are social, une compagnie de Singapour qui « livre des idées créatives de classe mondiale avec des marques avant-gardistes ». C’est mieux en anglais : « We deliver world-class creative ideas with forward-thinking brands ». Sans remettre en cause la validité des chiffres, j’aurais aimé savoir quoi en penser, quelles perspectives ils recèlent, quelles tendances existent. Mais on avance et vient une image avec un titre – Réseaux sociaux (2014) –, trois logos – Facebook, Twitter et LinkedIn –, et trois chiffres – 1,32 milliard, 241 millions et 187 millions –. C’est tout. D’où viennent ces informations ? Des intéressés eux-mêmes, j’imagine.
Nous passons aux « idées reçues », dont celle que les réseaux sociaux rendraient asocial. Pour illustrer, une photo est présentée de quatre ados les uns à côté des autres, chacun dans leur bulle en train de fixer leur smartphone. Ensuite vient une vieille photo en noir et blanc montrant de dos les passagers d’un wagon en train de lire leur journal, chacun dans leur bulle. On comprend ce qu’on doit comprendre : qu’aujourd’hui n’est pas pire qu’hier. Mais la démonstration est univoque, trop courte, hyper cadrée, sans contextualisation et surtout non-sourcée. Nous sommes à la quinzième diapositive, il en reste quarante-cinq environ et je me sens déjà pris dans une inextricable confusion qui est bien celle de laquelle j’espérais sortir un peu en venant ici.
Elle est encore plus forte lorsque l’extrait d’un sketch de l’humoriste Gad Elmaleh nous est présenté pendant dix secondes pour parler de textos, de ponctuation, de langage non-verbal, de paralangage et de métacommunication, le tout sans définitions. Nous avons déjà passé par l’e-réputation, l’image de soi, le selfie, le personal branding, les trolls d’internet, la perdurabilité, l’indiscernabilité, l’espionnage de masse, le paradoxe de Google Street View. Une dame intervient pour dire que « ça fait deux heures ». Nous sommes plusieurs à nous être levé pour circuler dans la salle et exercer nos jambes. Aussitôt, la question la plus sensible du jour est lancée : le cyber-harcèlement pour ensuite conclure sans plus tarder avec ceci : attention, les jeunes ne savent pas comment chercher l’information, ils n’ont pas d’esprit critique et ne questionnent pas les informations qui leur parviennent. Cette fois, je suis KO.
Mais qu’on ne se méprenne pas sur ce texte. Je ne veux pas remettre en cause l’intervention du conférencier, encore moins l’utilité d’une telle initiative. Dans la salle, la demande est bien réelle, les questions existent, l’intérêt est palpable. Malheureusement ce moment d’éducation aux médias ressemble trop aux médias eux-mêmes. Ceux-ci semblent avoir contaminés la pensée. Julien Lecomte est manifestement à la fois le sujet et l’objet de ce qu’il étudie. Il est le fabriquant et le produit. Il est dedans et dehors. De sorte que la frontière entre l’acteur et l’observateur est devenue aussi indiscernable que celle entre le réel et le virtuel. Je reviens de cette conférence avec le sentiment que cette frontière est inopérante, obsolète. Nos vies et nos réseaux sociaux, réels et virtuels, sont un et un seul, de chair et d’os, avec ou sans écran ou interface.