Sans image, point de lecture

Mise en ligne: 13 juillet 2016

Si l’internaute devient sa propre agence de presse, quel peut être l’apport du journalisme ?, propos d’Alain Gerlache recueillis par Tito Dupret

Alain Gerlache travaille à la RTBF depuis 1988. Presque trente ans. C’est dire s’il connait le paysage médiatique belge et son évolution. C’est dire aussi s’il est connu du public. Journaliste, chroniqueur, intervenant à la radio, à la télévision, dont la néerlandophone VRT, il est aussi actif sur Facebook, Twitter et Tumblr. Sur cette dernière plateforme, il tient un blog intitulé « Au commencement était le web ».

La référence biblique se veut fondatrice car un nouveau modèle de société est né. Avec « Au commencement était le verbe », premier verset du prologue de l’Evangile selon Jean, il y a bien sûr l’accroche avec la rime, mais aussi l’expression d’un changement de paradigme. L’ère orale de l’humanité a d’abord fait place à l’ère de l’écriture grâce à l’apparition de l’imprimerie. Aujourd’hui, cette période prend fin avec l’apparition d’internet. On parle d’un nouveau temps, celui de l’image. Ainsi le web est à l’origine d’un bouleversement d’époque, voire de civilisation.

Pour preuve, il est par exemple démontré qu’un « tweet », un « post » ou un article quelconque n’est tout simplement pas lu, pas même vu par les internautes, s’il est publié sans image. Autre indice plutôt que preuve, une langue internationale faite d’icônes universelles vient d’être développée par trois Suisses pour permettre à tous de voyager sans aucun besoin ni de lire ni d’écrire, ni de parler. Son dictionnaire se réduit à un T-shirt dont le recto porte quarante petits dessins minimalistes qu’il suffit de pointer du doigt à son interlocuteur. Leur combinaison tient lieu de grammaire : montrer un robinet puis un pouce vers le haut et un pouce vers le bas consiste à demander si l’eau est potable. La gamme de vêtements World se décline en bonnet, sac, casquette, sweat et débardeur.

Alors, au commencement était le verbe et au final serait le web, non ? Bien sûr que non. Tous nous agissons, nous accompagnons le mouvement, nous sommes des optimistes. À commencer par Alain Gerlache car « l’imprimerie a permis la diffusion d’informations, d’opinions, de mensonges aussi… Internet permet une diffusion beaucoup plus grande des contenus et la possibilité pour beaucoup plus de gens d’y avoir accès et d’en produire ». Ainsi, internet est une explosion médiatique. Il ne remplace pas : il s’ajoute et démultiplie. À l’oral, à l’écrit et à l’image. Même si l’enthousiasme des débuts s’est laissé désenchanter par certains travers, le web est d’abord un nouvel accès à « l’altérité ».

Ce terme est cher dans le verbe d’Alain Gerlache. C’est d’abord cela qui l’intéresse et le suit depuis son premier métier, professeur de langues germaniques au secondaire. « Dans les langues, on entre dans un autre schéma mental, culturel, linguistique. Cela permet de quitter son monde à soi, son quotidien, ses automatismes, pour entrer dans autre chose. C’est la confrontation avec l’altérité qui m’a toujours passionné ».

Celle-ci est aussi présente dans le journalisme qui « n’est pas seulement informer, ce qui est facile et donné à tous. Ce qui m’intéresse, c’est donner des explications, mettre en perspective, confronter des points de vue, montrer qu’il y a des façons de penser multiples. Tout ne doit pas être lu par le prisme de son propre système à soi. D’autres visions, d’autres opinions existent. C’est ça qui m’a intéressé sur internet, du moins à l’origine. Pour rencontrer d’autres intervenants dans les débats publics, dans la production d’analyses et d’opinions ».

« Entre temps, il y a une crise qui est, sans doute à cause de l’air du temps, celle d’une polarisation. Beaucoup d’échanges sont marqués par le sceau du rejet. Mais je suis un optimiste et j’espère qu’on va dépasser ça. On voit dans les commentaires en ligne que parfois les articles n’ont pas été lus, sinon on n’écrirait pas ce qui y est écrit. Mais c’est une infime partie, donc je garde espoir ».

Le web, c’est le Big Bang du verbe, du son et de l’image. Le web est en expansion continue. La somme des contenus depuis son apparition est telle que la cyber-archéologie est une discipline mort-née. Elle paraît davantage engloutie que l’archéologie classique. Personne ne sera jamais en mesure d’appréhender une quantité aussi faramineuse et exponentielle de données, de pixels et d’ondes. C’est un véritable tsunami virtuel permanent, à la fois vertigineux et fascinant. Depuis l’usage du télex, un réseau de téléscripteurs mis en place dans les années 1930, très utile à Alain Gerlache au début de sa carrière, comment parvient-il à s’adapter à cette course de fond technologique et de flux ?

En y étant acteur, observateur et « décodeur », pour reprendre le nom d’une de ses émissions radio, télévision et web. « Je suis sur toutes ces plateformes parce que je traite de tous les médias. Le web c’est aussi le terrain. C’est un exercice un peu complexe car je ne me comporte pas sur un réseau social comme un journaliste dans un autre média. Un grand avantage du web est qu’il sort le journaliste de sa tour d’ivoire et le met en contact avec le public. Il y a remise en question permanente de son objectivité, son honnêteté, son indépendance. Il est utile de discuter avec les gens, d’expliquer ce qu’on a fait, ce qu’on a voulu faire, de reconnaître ses erreurs quand c’est justifié. Des erreurs factuelles, voire même des erreurs d’appréciation. Il y a un échange là qui est utile ».

« On attire aussi mon attention sur tel ou tel aspect. Pendant quatre ans, j’ai fait une chronique quotidienne sur les médias. J’avais régulièrement des gens qui attiraient mon attention. C’est très positif… une vraie collaboration. Simplement le filtre est ce qui est vrai, pertinent, ce qui doit être creusé, ce qui mérite analyse, et reste intéressant pour les gens. Il y a des milliards de faits par jour, la sélection existait avant internet. J’ai commencé dans une petite radio de quartier. Le contact avec les gens, la proximité est beaucoup plus grande que dans une radio nationale. Le web permet de rencontrer des gens avec lesquels on a commencé à discuter en ligne. Il y a un passage de l’un à l’autre. »

« Quand j’étais prof, ce qu’il fallait d’abord faire, c’était attirer l’attention des élèves. Je n’ai pas changé de perspective sur ce plan. On est toujours dans une conquête de l’intérêt du public. Je crois qu’il n’y a que certains professeurs d’université qui peuvent se permettre de rendre leur cours inintéressant parce qu’à la fin de l’année, il y a un examen et les étudiants sont obligés de le réussir ou non. Certains académiques nous reprochent de faire des concessions, d’être démagogues, mais moi mon public il a une commande à distance, il peut arrêter à tout moment ».

« Je fais en sorte que le grand public comprenne les enjeux et se fasse sa propre opinion. C’est ce qui m’intéresse : les faits, la mise en perspective, les enjeux… et puis l’opinion, l’avis. Moi je m’arrête juste avant l’opinion. C’est à eux de choisir ce qu’ils ont envie de penser de telle ou telle situation. Mais au moins qu’ils sachent de quoi il s’agit. Qu’ils aient différentes perspectives pour avoir une vue un peu plus à 360° des questions qu’ils se posent ».

Ici Alain Gerlache soulève en filigrane le problème du journalisme désormais confronté à une crise multiple : la liberté de la presse recule dans le monde, les financements et la publicité partent vers le web et chaque internaute est devenu sa propre agence de presse. Dans ce contexte, quel est l’apport du journalisme ? « Le journaliste doit démontrer sa plus-value en termes de décodage, d’analyse, et pas uniquement en termes de relais. » De plus « la frontière entre l’information et le spectacle est moins grande maintenant. Le jeune Gui-Home n’est pas qu’un amuseur, comme Guy Bedos pour une génération précédente. Leur rôle est très difficile à mesurer ».

« Pour la génération actuelle, les médias classiques sont en forte perte de vitesse. Ils ne lisent plus Le Soir ou ne regarde plus la RTBF. C’est au mieux relayé dans le fil d’actualité Facebook via un ami. Ils lisent un article du Soir ou regardent un reportage de la RTBF tout au plus. Ils ne sont plus dans cette logique de médias. Il y a avait avant une chaîne, une radio et un journal. Aujourd’hui tout le monde lit tous les journaux, si on veut ».

Pourtant le recoupement des informations est abandonné par les internautes. L’esprit critique est gobé par le flux permanent d’informations. Une crédibilité aveugle est offerte à toutes les sources, que ce soit un ami, un journaliste ou une star. En effet « La potentialité du web ne se vérifie pas. On invente la voiture, on ne sait pas qu’on invente en même temps les embouteillages. On invente la médecine mais aussi les erreurs médicales. On est dans une période creuse, après avoir vu toutes les possibilités il y a dix ou quinze ans, on voit les difficultés, confrontés aux premiers jeunes qui n’ont connus que ça. La circulation de l’information a complètement changé et les centres, piliers ou références ne sont plus identifiés ».

« Quand j’étais petit, on avait la radio le matin, la télé le soir et rien entre les deux. Aujourd’hui c’est dans tous les interstices de la vie courante. À tout moment, sans rythme prédéterminé. C’est un changement énorme. Je vois venir la nécessité d’un double temps, d’une nouvelle temporalité de l’information. En rapport avec la plus-value nécessaire de la part des journalistes pour proposer des contenus qui correspondent aux attentes des gens au moment où ils sont disponibles pour cela. Il y’a une remise en question complète de la façon dont on propose l’information maintenant. Exemple : une grande analyse des grèves actuelles, inutile de la fournir à 9h du matin, il faut travailler à identifier la fenêtre-horaire dans la journée ou dans la semaine selon l’information à donner. Il faut mieux comprendre la disponibilité des publics ».

« Il y a des réponses données par des instruments de mesure en ligne, mais comment trouver la disponibilité pour d’autres types de contenus et une bonne façon de les présenter ? Par exemple, un attentat, ce sont plein d’infos et en même temps, mais ce sont encore les médias classiques qui donnent les informations les plus avérées, à condition de trouver des formules qui démontrent cette plus-value. C’est donc dans la forme, l’identification des contenus, la vérification des faits. Tout cela avant le JT du soir car le public n’attend pas. Même la radio n’est plus à temps. Il y a défis, enjeux et possibilités ».

« Il faut être en dialogue horizontal avec les gens et prouver la crédibilité de nos contenus au-delà du factuel, par l’analyse. Montrer que nous avons la formation, l’expérience, les outils et le temps aussi, dans les rédactions, entre nous, entre professionnels… et en même temps être ouverts à l’interpellation de tous. » En ce sens, « Le journalisme n’est pas un sacerdoce, c’est un métier. Un journaliste n’est pas supérieur à tout autre. Il est indispensable à la marche d’une société démocratique comme plein d’autres métiers. L’éthique c’est d’abord celle du métier : l’honnêteté, la rigueur, etc. et aussi la volonté de bien faire son travail et essayer d’être utile. J’espère que ce que je fais, ça permet aux gens de mieux comprendre le monde dans lequel ils sont, d’avoir un plus de sens et de conscience de l’altérité – j’y reviens ».

Et le concept de transmission ? « Ça a évolué depuis le début de ma carrière. Elle intègre aujourd’hui la notion d’échange et de dialogue. On n’est plus dans une transmission univoque. Il n’y a plus de tour d’ivoire. On est dans une horizontalité qui ne gomme pas l’apport d’un spécialiste. L’autorité acquise devient une crédibilité à démontrer chaque jour. Je mets l’accent sur le fait qu’il faut faire un métier, ce n’est pas une mission, il faut être modeste. Il y a un humanisme, une vision de contribution à la citoyenneté, en faisant son métier le mieux possible. J’ai une vision du monde où les instituteurs sont au moins aussi important que les grands penseurs, auteurs, connaisseurs, intellectuels. Les journalistes doivent participer à ça ».

CQFD. À l’annonce « Au commencement était le web » s’ajoute cette maxime à peine détournée de Nicolas Boileau dans l’Art poétique paru en 1674, et qui permet à Alain Gerlache d’évoluer calmement au coeur du cyber-cyclone :

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le média remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.