La meilleure façon de parler de l’immigration est…, par Antonio de la Fuente
Jacques Meyers, pendant près de dix années vous avez animé l’équipe qui réalise l’Agenda interculturel, la revue éditée par le Centre bruxellois d’action interculturelle, CBAI. Je pense que vous avez réussi à traiter le thème de l’immigration avec hauteur de vues, en apportant des informations et des analyses, en multipliant les points de vue, en lui rendant toute sa complexité, tout en restant lisible. Avec sobriété et une certaine distanciation, vous êtes parvenus à créer et à garder une formule rédactionnelle. Vous partagez ce bilan positif ?
Jacques Meyers : Cela me fait en tout cas plaisir de vous entendre parler de sobriété et de distanciation pour qualifier la ligne rédactionnelle de l’Agenda interculturel. Entre les plans rapprochés —et trompeurs— des médias généralistes, et les plans tout aussi rapprochés — mais tendancieux, même si généreusement— des militants, il me semble en effet que la revue a réussi à créer et animer un espace de l’entre deux. En quelque sorte, un espace de bienveillance critique, qui se refuse à relayer et légitimer les antagonismes idéologiques que les thématiques autour de l’immigration font classiquement surgir. La multiplication des points de vue y est sans doute pour beaucoup, mais je pense —en tout cas, j’espère— que la force de la revue est de se refuser à définir son objet ou, si l’on veut, d’accepter sereinement que cet objet —l’immigration— soit un sujet qui, par essence, s’avère tout au plus « approchable », et non pas « cernable »… Je crois que la meilleure façon de parler de l’immigration, c’est avant tout d’accepter que rien de « définitif » ne peut-être dit sur le sujet, que pareil sujet est, humainement et journalistiquement, un sujet « fuyant »…
Voilà pour les point positifs. Je vous laisse le soin de pointer les difficultés, qui ne manquent pas d’exister, j’imagine…
JM : Au niveau du contenu rédactionnel, il y a bien sûr les insatisfactions liées au fait que précisément, ce sujet, s’il se laisse approcher, ne se laisse jamais toucher, ou alors de l’extrême bout de la plume... Du coup, c’est admettre la difficulté qu’il y a de « travailler » ce sujet, de le faire évoluer ou à tout le moins de l’infléchir dans le sens souhaité. Quand on est un média classique, c’est quelque chose de plus ou moins facilement admissible. Mais pour une revue dont la raison d’exister se fonde dans la militance, c’est plus difficile à accepter, et surtout à accepter sur le long terme. Pour le dire avec un exemple, la revue du CBAI peut multiplier tous les dossiers qu’elle veut sur le droit de vote des étrangers, elle doit néanmoins se réconcilier chaque mois avec l’idée qu’elle n’a pratiquement aucune prise sur cette réalité. Sur d’autres registres, plus concrets, les difficultés restent évidemment nombreuses : difficulté des moyens humains et financiers, bien sûr, difficulté d’imposer, dans les associations éditrices, une culture journalistique et pas seulement militante, difficulté encore de constituer un lectorat qui ne soit pas seulement fait de convaincus, ou encore difficulté d’être accessible à une certaine diversité de publics, qu’il s’agisse par exemple des enseignants ou des acteurs institutionnels, mais aussi de ceux qui maîtrisent bien le sujet et de ceux qui, à l’inverse, y débutent. C’est une revue, je crois, qu’il n’est pas si évident de prendre en marche à partir d’un seul numéro… Un autre aspect, qui me semble important à signaler à propos des revues associatives, tient aussi dans leur extrême fragilité : la plupart de celles- ci ne tiennent, en général, que sur les épaules d’une ou deux personnes, sans, le plus souvent, qu’une relève soit prévue. Un constat qui explique, plus que le manque d’argent, le nombre de revues associatives qui disparaissent année après année.
Vous n’hésitez pas, sur un autre registre, à publier des textes de philosophes…
JM : Oui, mais je ne suis pas certain que ce soient les philosophes qui livrent les textes les plus ardus : les juristes se défendent pas mal, tout comme, d’ailleurs, les sociologues. Quant aux travailleurs du secteur associatif, l’expérience me montre que leurs écrits ou leurs propos s’avèrent bien souvent moins dénonciateurs que ce qu’ils disent en privé… Entre ce que l’on dit et ce que l’on est prêt à écrire, il y a une marge que la nécessité de garder ses subsides expliquent en grande partie. A ce titre, et pour revenir un instant à votre première question, je peux dire, sur un mode plus personnel, que travailler dans l’Agenda fut, en termes de liberté rédactionnelle, une très belle expérience : jamais, au grand jamais, l’éditeur responsable ou un quelconque pouvoir subsidiant ou membre du conseil d’administration n’est intervenu d’une manière ou d’une autre dans le contenu rédactionnel de la revue. C’est, dans la belle époque médiatique que l’on est censé vivre, un luxe assez unique…
Vous avez déjà interviewé des dizaines des personnes. Comment réagissent ces personnes, en général, à l’approche d’un périodique associatif ?
JM : De manière positive. Elles savent que leurs propos ne vont pas faire grands bruits, mais elles savent aussi qu’elles atteindront le public que la revue vise… Et puis, les habitués —car la revue a son carnet de « bonnes adresses »— savent qu’ils ont l’occasion, avec un périodique comme celui du CBAI, de s’exprimer sur plusieurs pages’ C’est beaucoup, par rapport aux petits pavés rédactionnels que la presse généraliste réserve d’habitude aux acteurs du terrain associatif…
Vous mettez sur le site du CBAI uniquement le sommaire de l’Agenda. Vous faites le choix du papier plutôt que de l’internet ?
JM : C’est plutôt un choix par défaut : tous nos abonnés ne disposent pas de l’accès à l’internet. Lorsque ce sera le cas, peut-être faudra-t- il envisager les choses autrement, notamment au vu des coûts financiers. Actuellement, mettre toute la revue en ligne impliquerait, logiquement, de supprimer la version papier. Mais bon, quoiqu’on en dise, le papier a sans doute encore un bel avenir devant lui. La preuve en est que lorsque les usagers de l’internet trouvent un texte qui les intéresse, ils l’impriment. Tout comme, d’ailleurs, ce qui est écrit sur papier semble, en l’état actuel des choses, avoir plus d’impact que les écrits virtuels…
Vous semble-t-il concevable une association sans périodique ?
JM : Pour un association qui vit grâce à des donateurs —une ONG, par exemple— cela me semble indispensable qu’elle dispose d’un périodique : il est normal que ceux-ci soient informés de ce qui est fait de leurs dons. Pour les autres associations, je crois que l’utilité d’avoir une revue se pose différemment. Outre la dimension « carte de visite » et relais avec l’environnement, une revue ou un périodique peut constituer une sorte de réservoir à idées, un lieu où l’on se souvient de ce que l’on a fait comme projet, pourquoi on les a réussis, comment on les a ratés… Je pense, comme dit à l’instant, que le papier imprimé a, pour une association comme pour d’ailleurs d’autres types d’activité humaine, une incroyable capacité à authentifier ce qui a été fait, ce qui est fait, ce qui devrait être fait. C’est un bel outil pour faire des états des lieux. Cela étant, je pense qu’une association peut parfaitement fonctionner sans périodique, mais à charge de trouver d’autres moyens de communiquer, en interne ou en externe.
Peut-être êtes-vous par ailleurs lecteur de la presse associative et d’ONG. Vous arrive-t-il de garder certaines de ces publications et d’en jeter d’autres ?
JM : Soyons honnête : si j’ai souvent regretté que l’Agenda ne soit pas assez lu, je ne suis moi-même pas un grand lecteur de la presse associative. Je ne sais pas trop pourquoi. Question de temps, question aussi, de connaître les matières abordées ou les manières de les traiter. La presse associative existe sans doute en Belgique, mais finalement, elle manque, à l’instar d’ailleurs de la presse généraliste, d’antagonismes, de débats. Par exemple, entre Politique, La revue nouvelle, Demain le monde, l’Agenda interculturel ou encore Secouez- vous les idées, il n’y a pas tant de différences que cela… Dans la forme, peut-être, mais sinon, c’est un peu le même monde, non ? Et c’est même aussi un peu le même monde —idéologiquement— que Le Soir, que La Libre Belgique ou que la RTBF, non ? Alors, le plus souvent, je feuillette, à l’instar, je crois, de pas mal de monde… Et puis, comme le dit un personnage d’un roman dont je ne reviens plus sur le titre, parfois cela ne fait pas de tort de se rappeler que « tant de verbiage sur l’état du monde, à quoi cela sert, finalement, si ce n’est à rester tranquillement assis sur son cul… ».