Le Ligueur constitue un cas à part dans le panorama des revues associatives belges francophones. Fort de 240 mille lecteurs, il est un acteur important du débat public. Cela ne le met néanmoins pas à l’abri de devoir se battre pour survivre. Myriam Katz, vous êtes la rédactrice en chef du Ligueur, l’hebdomadaire de la Ligue des familles. 240 mille lecteurs, et un pouvoir de faire changer les choses… Tout va bien pour vous…
Myriam Katz : Pas tout à fait. Le Ligueur, c’est vrai, a une réelle existence dans le paysage médiatique et sur l’échiquier socio-politique. Ce dernier compte, et doit tenir compte de nous, comme vient de le démontrer notre prise de position envers une publicité de Dexia [1] : notre intervention a suscité énormément de réactions, et pas seulement de la part des membres de la Ligue. Nous sommes également très sollicités comme partenaires par des organisations de différents horizons. Par celles du milieu associatif, tout d’abord. En accord avec Iles de paix, par exemple, nous publions, cinq fois par an, quatre pages sur des thématiques comme la pauvreté, l’école ou l’accès à l’eau, du point de vue des rapports Nord-Sud. Ce genre de collaboration est très fréquent, mais nous ne pouvons, hélas, pas répondre à toutes les demandes. Il y a également des partenariats avec le monde politique et socio-économique : le Ministère wallon de l’action sociale et de la santé nous a choisi comme l’un des véhicules pour lancer une enquête sur l’accessibilité des personnes à mobilité réduite aux lieux publics ; nous sommes également l’un des supports d’une campagne menée par les entreprises pour favoriser la rencontre avec les écoles. Certes, Le Ligueur est énormément lu, mais il n’est pourtant pas énormément acheté. Comme vous le savez, notre revue n’est distribuée qu’aux membres de la Ligue des familles, et aujourd’hui elle n’en compte que 80 mille : en 1978, quand je suis entrée ici, ils étaient 140 mille. Notre organisation, comme l’ensemble du monde associatif, est en crise : les gens s’affilient moins volontiers à un mouvement, à une idée de solidarité. Même si les gens nous félicitent pour notre travail, ils ne vont pas nécessairement payer les 40 euros pour s’affilier au mouvement.
Vous conditionnez ainsi le succès de la revue à celui du mouvement… ?
MK : Exactement. Le Ligueur fait partie de la Ligue et je l’imagine mal en dehors, car c’est de cette dernière qu’il tire sa richesse, en comparaison avec les autres publications. Prenez le cas du magazine Familles, du groupe Rossel, qui est en plein sur notre créneau : certes, il propose certains de nos contenus, mais son approche journalistique correspond plus à celle d’un magazine féminin qu’à celle d’un magazine familial. Notre avantage par rapport à eux, c’est de pouvoir compter sur le service d’études de notre organisation. Mais les parents abonnés au Ligueur peuvent également bénéficier des services d’accompagnement proposés par les militants bénévoles du mouvement, comme le baby sitting. Car un journal ne peut accompagner ses lecteurs que jusqu’à un certain point. Je ne dis pas que les quatre mille militants bénévoles sont tous très actifs, mais il y en a quand même mille qui sont hyperactifs ! Nous défendons, de même, une série de valeurs propres à la presse associative, celle de la solidarité notamment. Familles ne va guère se battre pour la solidarité, parce que ce n’est pas rentable. On n’achète pas du papier parce qu’on défend la solidarité : aujourd’hui, les gens n’ont rien à cirer de la solidarité. Il est vrai toutefois que, si notre public est moins nombreux qu’auparavant, nous avons des fidèles, des « durs », qui nous mettent en garde : « Attention, ne devenez surtout pas comme les autres ». C’est en raison de ce côté engagé, combatif, qu’ils restent membres de la Ligue… ou lecteurs du Ligueur car, c’est sûr, certains s’affilient à la Ligue rien que pour recevoir la revue.
Le Ligueur n’a pas seulement des objectifs d’information, mais aussi pédagogiques et de plaidoyer politique. Quels sont vos principes éditoriaux ?
MK : Notre politique rédactionnelle est bâtie sur quatre piliers. Le premier, c’est tout ce qui a trait au soutien parental, au niveau relationnel ou socio-économique, comme l’autorité, les problèmes de fratrie ou les divorces. C’est l’une de nos grandes compétences et l’un des contenus les plus attendus par notre public. Lequel est assez hétérogène, et l’enfant en constitue un élément rassembleur fondamental. Ce type de contenu est employé d’ailleurs comme outil pédagogique par les militants du mouvement, auprès de gens défavorisés, qui ne lisent pas beaucoup et qui figurent donc très rarement parmi nos lecteurs. Les services et les coups de pouce, en matière de logement, de gestion du temps ou des loisirs constituent le deuxième pilier : c’est le côté « pratique ». Le troisième, ce sont les « bruits du monde » : certes, pour des raisons économiques, nous consacrons actuellement moins de pages aux débats socio-économiques, mais nous restons tout de même très attentifs aux problèmes environnementaux et aux rapports Nord-Sud. Le quatrième et dernier pilier, occupe par contre beaucoup de place : nous sommes les porte-voix du mouvement et nous nous devons donc de soutenir les combats politiques de La Ligue et de faire part de ce qui se passe sur le terrain.
Comment ces revendications prennent-elles corps au sein de votre organisation ?
MK : La Ligue est très décentralisée. Elle est organisée en treize « régionales » autonomes, présentes surtout en communautés française et germanophone. Elle compte environ quatre mille bénévoles qui mènent des initiatives à un niveau très local : cela va de la bourse aux vêtements à des conférences sur le tri des déchets. Et puis, il y a les grandes actions portées tant par la coordination que par le terrain. Ces jours-ci, la Ligue est appelée à participer aux « Etats généraux de la famille » qu’Isabelle Simonis, Secrétaire d’Etat aux familles, veut mettre sur pied. Toute la base va discuter de sujets très spécifiques et les conclusions seront traitées par le service d’études, qui retiendra ce qui peut être traduit en revendications politiques. Tout cela est très théorique, mais tel est en tout cas le mouvement que nous essayons d’animer depuis de nombreuses années.
A l’instar d’autres médias associatifs, vous soutenez le lobbying de l’institution dont vous faites partie. La famille est un domaine très large… Quelles sont vos priorités ?
MK : Nos priorités ont évolué. Tout un temps, la Ligue s’intéressait à une multiplicité de sujets. C’était la période des vaches grasses, les cotisations rentraient facilement, les subsides tombaient de toutes parts et la publicité était florissante. Chaque fois qu’on avait les ressources pour une action qui collait à nos objectifs d’éducation permanente,Le Ligueur lui consacrait un article. Puis, à un moment donné, tout cela s’est écroulé et la Ligue a dû resserrer son objet social, en choisissant de se concentrer sur cinq thématiques : l’enfance, sauf en ce qui concerne les aspects médicaux et de maltraitance, qui sont des compétences de SOS-Enfants battus et de l’Office de la naissance et de l’enfance ; les aspects relationnels intra-familiaux ; l’enseignement ; la question de l’accueil en crèche ou en milieu parascolaire ; la fiscalité et la sécurité sociale. Les bénévoles ne suivent pourtant pas tous ces cinq priorités, au niveau local, et nous ne pouvons pas non plus exiger cela d’eux, car ce ne sont des militants du Parti. L’idéal serait que les bénévoles, la coordination centrale et Le Ligueur s’épaulent ; mais il existe des dissidences, surtout sur le terrain.
Quel degré d’autonomie avez-vous dans votre travail ?
MK : Les pressions viennent de trois fronts. Depuis longtemps, la difficulté consistait à accorder la logique du journal avec celle du mouvement. D’abord, parce que les rythmes sont différents : le mouvement est lent, lourd, tandis qu’un journal doit pouvoir réagir très rapidement. Et puis, les bénévoles sont préoccupés avant tout par ce qui se passe sur leur petit carré de gazon et ont plus difficilement une vue d’ensemble. Nous avons dû beaucoup nous battre pour leur expliquer que Le Ligueur ne s’adresse pas uniquement aux bénévoles et qu’on ne peut donc pas consacrer toute une page à une initiative qui ne concerne que le secteur d’Eupen-Saint Vith. Ils l’ont compris, mais, de ce point de vue, ils restent insatisfaits. La deuxième contrainte nous vient des lecteurs. Ils ont une relation de grande complicité avec nous et —c’est le propre de la presse associative— ils estiment que nous devons nous conduire mieux que n’importe quel autre journal. Ainsi, quand l’un d’entre eux nous écrit, nous sommes priés de répondre rapidement. C’est la moindre des choses, vous allez me dire, mais ce n’est pas toujours facile. Nous bénéficions d’un ticket de confiance de la part de notre public, mais lorsque nous abordons un sujet un peu compliqué, si notre point de vue n’est pas le sien, nous risquons de le perdre. A ces deux pressions s’ajoute maintenant celle du monde de la publicité et du commerce avec qui nous devons traiter tant soit peu si nous voulons survivre. Et il est assez compliqué de concilier leur logique et la nôtre. Bref, nous devons sans cesse jongler avec ces trois logiques différentes.
Par rapport aux ressources, votre situation est bien meilleure que celle de la plupart des revues associatives : impression en couleurs, quatre journalistes à temps plein, publicité, campagnes de promotion…
MK : Nous avons des gros moyens, c’est indiscutable. Mais nous devons aussi renoncer à plein de projets. Si nous voulons que les annonceurs placent leurs publicités chez nous, nous sommes obligés de faire certifier notre audience par le Centre d’informations sur les médias , ce qui coûte extrêmement cher [2]. Et puis, que voit-on dans les autres journaux, dans les magazines féminins, dans Familles ? : du « publi-rédactionnel » pur et dur. Maintenant les annonceurs exigent qu’on mette à leur disposition un « contexte rédactionnel », c’est-à-dire un article construit sur mesure pour eux, où on cite leurs marques, etc. Je suis prête à faire une double page sur l’hygiène dentaire, puisque cela rentre dans notre politique rédactionnelle, mais je veux que mon article soit rédigé en toute indépendance par mon collaborateur, spécialiste en santé, et non pas dicté par Colgate ou par Sensodyne. Les annonceurs comprennent difficilement que nous ne puissions pas nous permettre de faire un article sur mesure, car nos lecteurs sont hyper sensibles à ce propos. Nous avons accepté de placer du contexte rédactionnel mais, s’il n’est pas encore fait sur mesure pour eux, on n’en est pas loin, je vous le concède. Avant, on ne l’aurait jamais fait. Aujourd’hui, j’y suis bien obligée, si je ne veux pas qu’ils partent ailleurs ni me retrouver sans moyens pour mener le combat de la Ligue. Nous nous battons tout le temps de la sorte, nous sommes tout le temps en train de faire de la haute voltige.
Votre public cible se limite-t-il aux 80 mille familles de La Ligue ?
MK : Mon public cible, ce sont les parents, âgés pour la plupart de 25 à 45 ans, mais aussi des très jeunes couples qui doivent s’accrocher. Mais nous visons également ceux qui ne sont pas membres de la Ligue, mais qui ont un profil similaire. Nous n’essayons pas de toucher des gens qui attendent plutôt un magazine féminin ou de divertissement.
Votre revue est donc aussi un outil de promotion visant à augmenter le nombre d’affiliés.
MK : Bien sûr. Le Ligueur est la principale vitrine du mouvement. Il doit fidéliser ceux qui lui sont acquis et essayer d’attirer ceux qui leur ressemblent. Je sais que je ne vais pas attirer beaucoup de lecteurs parmi ceux qui ne regardent que RTL-TVI. Mais il y a, en dehors de notre ligue, des gens qui veulent, tout comme nous, rendre cette société le plus « enfants et parents admis » possible ; qui n’ont pas beaucoup de temps pour se battre, mais qui sont prêts à être solidaires ou… à bénéficier de ce que notre organisation leur propose. Mais le problème consiste à se faire connaître. Toute la difficulté du Ligueur est d’aller au-delà de ses membres et de dire : « Vous savez, on existe ! ».
Du point de vue de la présentation, votre hebdomadaire est plus léger que la plupart des médias associatifs, mais il reste malgré tout difficile à lire…
MK : Le Ligueur exige un effort d’implication dans les sujets abordés. Quand on traite des problèmes relationnels, par exemple, on ne donne pas de recettes, comme le font les magazines féminins ou Familles. Nous essayons : « Voilà, on vous offre les pièces du puzzle, à vous de le faire ». Il s’agit de rendre les adultes autonomes, ce qui n’est pas très à la mode.
Dans votre objectif d’accroître votre public, n’êtes-vous pas tentée de faire des compromis par rapport aux contenus et à la présentation ?
MK : Si Le Ligueur veut élargir son public, il devrait être un peu moins difficile d’accès et un peu plus léger, divertissant. Il devrait être moins intellectuel, sans doute. Mais c’est dangereux. On a beau aérer le journal, il ne faut pas en perdre la philosophie, sinon on n’est plus nulle part. C’est toujours très compliqué. On est toujours sur le fil du rasoir. Mais outre Le Ligueur, il faut prendre en considération toutes les autres opérations de promotion qu’il y a autour : il faudrait toucher un autre public que notre lectorat traditionnel : cela demande beaucoup de moyens, or nous n’en disposons pas.
Quels sont vos projets ?
MK : Franchement ? Continuer à se battre pour exister. Et fidéliser les gens qui tiennent à nous. Nous ne pensons même pas à gonfler le nombre des lecteurs mais, plus simplement, à empêcher qu’il continue à s’écrouler. Nous essayons d’être fidèles à ce que nous défendons, sans perdre notre âme. Nous ne pouvons pas tourner le dos à la publicité en disant « Vous nous en demandez trop, on se passe de vous ». Ce n’est pas possible. Ou alors nous nous trouvons un mécène et tout va bien… Nous devons essayer de bénéficier des ressources publicitaires en veillant à garder le plus possible notre indépendance. Pour le moment, ça marche, parce qu’ils nous trouvent un peu atypiques… Et cela fait aussi notre charme, nous jouons là-dessus. Mais nous avons quand même encore une certaine représentativité : 80 mille familles, 240 mille lecteurs, ce n’est pas rien.
[1] La Ligue des familles et le Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs ont dénoncé, en octobre dernier, une publicité du site internet de Dexia. Les enfants et les jeunes étaient incités à demander à leurs parents de signer un contrat précisant le montant et la fréquence de l’argent de poche qui leur était dû. Suite à une polémique publique, la banque a modifié sa publicité.
[2] Existant depuis 1971, le Centre d’information sur les médias —CIM— est une ASBL constituée par les trois acteurs du marché publicitaire (agences de publicité, annonceurs et supports ). Il réalise régulièrement des études, notamment sur l’audience de l’ensemble des médias belges. Accéder aux résultats de ces études —les seules à bénéficier de la confiance du milieu— coûte très cher et est réservé aux seuls membres du CIM.