Tous les quinze jours une langue disparaît dans le monde, par S. Gallup
Peu de gens parlent le khwendam et on ne peut pas dire que les interprètes de cette langue africaine
à clics se bousculent au portillon.Botha Marinda a pourtant décidé de s’adresser dans sa langue à l’assemblée de l’Unesco. La scène rapportée par le journal Le Monde est cocasse : les officiels cherchent fébrilement le canal de traduction simultanée dans l’une des six langues des Nations unies. Mais inutile, rien n’a été prévu… Personne ne comprend un traître mot de ce que raconte ce jeune Namibien. « Il aura fallu attendre la fin de la déclaration et la distribution d’une traduction écrite pour avoir le fin mot de son propos »Stéphane Foucart, dans Le Monde du 2 avril 2003. Parlé par à peine sept mille locuteurs, le khwendam est menacé de disparition.
Les raisons de ce déclin sont similaires à l’agonie de milliers de langues à travers le monde. La construction des identités nationales menace les langues minoritaires à travers l’enseignement. Le khwendam n’est pas appris à l’école namibienne et n’est pas reconnu officiellement. Allant de pair avec ce phénomène, l’apprentissage à la maison de la langue maternelle « minoritaire » disparaît au profit des langues véhiculaires héritées bien souvent de l’ancien colonisateur, les parents hésitant à transmettre leur langue et leur culture à leurs enfants pour ne pas les « défavoriser ». L’exploitation économique des terres traditionnelles et la lutte du gouvernement contre la culture khwendam menace un peu plus la langue et les traditions d’une communauté. Certains universitaires présents lors de ce discours peu protocolaire à l’Unesco ont également souligné l’étroitesse linguistique des grandes administrations. Elles seraient coupables, selon eux, d’assujettir l’ascension sociale à la maîtrise exclusive des langues majoritaires.
En Belgique aussi…
Pas besoin de chercher trop loin pour constater que les langues disparaissent. En Belgique, s’il est loin le temps où les instituteurs donnaient des coups de règle sur les doigts des petits patoisants, force est de constater que les différentes formes du wallon —namurois, liégeois, lorrain, picard…— n’ont plus qu’une place symbolique dans les écoles. La cause des parlers du terroir s’est pourtant européanisée : il existe un conseil des langues régionales ainsi qu’une charte pour la protection des langues minoritaires. Mais il est déjà trop tard : les chercheurs estiment en effet qu’une langue parlée par cent mille personnes a de grandes chances de disparaître sous les coups de boutoir de la mondialisation et de l’uniformisation des cultures. Or sur six mille langues répertoriées, la moitié auraient moins de dix mille locuteurs. L’exemple typique est celui du breton. Au début du XXe siècle, ils étaient un million à le parler. Il en reste aujourd’hui moins d’un tiers et si aucun effort n’est déployé pour le sauver, le breton disparaîtra d’ici cinquante ans. D’autres langues celtiques ont d’ailleurs disparu, comme le cornique, jadis parlé dans les Cornouailles ou le manxois, le dialecte de l’île de Man. On a beau essayer de les raviver aujourd’hui, une langue qui a perdu son dernier locuteur est extrêmement difficile à ressusciter. Seul contre-exemple historique : l’hébreu fut ressuscité par le linguiste Ben Yeuda après une parenthèse de 2300 ans. Mélange d’hébreu biblique, mishnique et d’araméen, la langue devient officielle à la naissance d’Israël. Le linguiste Bruce Connel a fait la douloureuse expérience de voir une langue disparaître : lors d’un voyage au Cameroun, il découvrit une langue parlée par un seul homme, le kasabé.
N’ayant pas le temps d’approfondir la question, il se promit de revenir au Cameroun pour étudier cette langue. De retour un an plus tard, il apprit que l’homme était mort, emportant avec lui le kasabé.
Selon une étude réalisée par l’Université du Dakota du Nord, 51 langues ne seraient parlées que par une seule personne, près de 500 par moins de cent locuteurs et 1500 par moins de mille. De fait, 96 % des langues de la planète ne sont parlées que par 4 % de la population mondiale. L’Europe par exemple compte quelque 225 langues différentes mais seules 35 sont officielles. L’Océanie est le continent de la diversité linguistique. Compte tenu de l’émiettement du territoire, 1302 langues sont utilisées dans 27 Etats —une langue par tranche de 23 mille habitants !—, dont 817 rien qu’en Papouasie-Nouvelle Guinée ! Ce multilinguisme, insiste l’Unesco, est le reflet le plus fidèle du multiculturalisme. La disparition du premier entraînera inévitablement la perte du second. Un nivellement culturel qui semble malheureusement irrémédiable.
Les linguistes tentent maintenant de créer, notamment sur internet, une bibliothèque des langues vouées à disparaître [1], mais la retransmission des phonèmes est problématique. La plupart des langues ne disposant pas d’alphabet, le respect de la prononciation tient souvent du casse-tête. Possédant ses propres lettres, même une langue officielle comme l’islandais ne pouvait pas être correctement retranscrite sur un système informatique standard. Il a fallu d’âpres négociations avec les géants de l’informatique pour qu’ils ajoutent les caractères manquants à leurs produits. Et encore… ce texte-ci, écrit en français, passe difficilement la rampe des frontières informatiques : sur certains logiciels majoritaires tous les caractères accentués deviendraient des symboles cabalistiques.
[1] Le site www.mpi.nl/dobes, par exemple