Un baiser dans le métro, un exemple de choc culturel

Mise en ligne: 7 juin 2013

Quoi de plus anodin que deux jeunes qui s’embrassent dans le métro ? …Sauf que la conception de la liberté individuelle et sexuelle n’est pas nécessairement la même d’un pays à l’autre, par Xavière Remacle

« J’ai quitté le Rwanda et suis arrivé en Belgique en 1994. Trois jours après mon arrivée, je veux me rendre au Commissariat général aux réfugiés et apatrides pour faire une demande d’asile politique. Dans le métro, je vois en face de moi deux adolescents. Un garçon et une fille de plus ou moins dix-sept ans qui s’embrassent bouche- à-bouche très amoureusement. J’ai pu constater qu’ils étaient bien concentrés et ne se préoccupaient pas du tout du public qui avait pris le métro avec eux. Les passagers également paraissaient tout ignorer de la scène, comme s’ils approuvaient de tels actes. Moi, je me demandais : comment se fait-il que ces jeunes soient capables de s’embrasser sans problème en public et que personne ne réagisse ; quelle drôle de façon d’exprimer ses sentiments amoureux ! Moi, je croyais que la société moderne et occidentale tenait au respect des mœurs ! Je suis profondément choqué par cette scène... ».

La personne qui raconte cette histoire est un homme de 32 ans, Rwandais, candidat réfugié en Belgique. Il raconte cette histoire dans le cadre d’une formation à la communication interculturelle mise sur pied par le CBAI. Le groupe qui l’écoute est lui-même composé de personnes d’origines diverses. Des hommes, des femmes, d’origine africaine, arabe, italienne ou belge. L’objectif de l’exercice qui leur a été demandé est d’apprendre à analyser des situations de malentendus, ce qu’on appelle un « choc interculturel » en utilisant la grille d’analyse mise au point par Margalit Cohen-Emerique. Ce n’est pas pour rien que Margalit Cohen-Emerique appelle ce genre de situation un incident critique. Incident, donc, parce que le problème, le malaise ou le malentendu, part parfois d’un détail de la vie quotidienne, quelque chose qui pourrait passer inaperçu ; ce n’est pas encore un accident, ce n’est pas encore la catastrophe, mais en tout cas, il s’est passé quelque chose. Quelque chose est arrivé, qui nous a mis en situation de malaise. L’adjectif « critique » évoque, quant à lui, l’idée de crise, de remise en question, de bouleversement. Mais il nous renvoie aussi à l’origine grecque du mot — crise, critique— qui évoque l’idée de poser un jugement, de voir clair. En d’autres mots, le choc interculturel nous oblige à analyser justement, à retrouver un peu son esprit critique, à utiliser ses capacités d’analyse et de réflexion, pour construire des repères, mais des repères nouveaux.

Si le fait de raconter ce malaise au groupe a déjà un premier effet pour l’intéressé, on ne peut cependant se limiter à ce seul aspect des choses : ce qui est demandé à chacun, ce n’est pas seulement de raconter, mais de décrire, soit mettre les faits noir sur blanc afin de les rendre plus objectifs. C’est là une première étape pour voir les choses avec une certaine distance, en position extérieure. Après avoir écrit l’incident dont ils ont été chacun le témoin —ou l’acteur—, les participants à la formation le racontent au groupe. Ils sont d’emblée confrontés aux réactions du groupe, réactions diverses, puisque le groupe est composé de personnes de cultures différentes. Le simple fait de constater la diversité des réactions à ce qu’il a vécu amène très rapidement le participant à relativiser, ce qui, d’une certaine manière, le heurte : il s’aperçoit en effet que dans la même situation, les autres personnes n’auraient pas réagi de la même manière, ou n’auraient pas nécessairement été choquées. Première étape, donc, dans la relativisation des points de repère.

Il est ensuite demandé au groupe de faire un travail d’analyse systématique, au cours duquel on insiste beaucoup sur la rigueur de la grille d’analyse de Cohen-Emerique ; le fait de suivre une grille de manière très rigoureuse oblige en effet à décortiquer l’événement et donc à prendre encore un peu plus de distance. En somme, avant de parler de « l’autre », il s’agit d’abord de parler de soi. Les questions qui sont posées dans cette grille sont en effet des questions qui portent sans doute sur le cadre de référence de l’autre, sur la culture qui va choquer, mais aussi sur les aspects de ma propre culture, à moi qui suis choqué. Par là, ces questions forcent à se regarder de l’extérieur, et à devenir conscient de ce qu’on appelle son cadre de référence.

Dans un premier temps, la grille nous demande d’analyser, de décrire le plus objectivement possible les acteurs de l’incident.

1 Qui sont les acteurs en présence dans ce récit ?

Dans l’exemple qui nous intéresse, nous avons donc un témoin rwandais, âgé de 32 ans, candidat réfugié, et qui dispose d’une formation professionnelle : il est juriste. De parents agriculteurs, il est de religion catholique et provient du centre- est de l’Afrique. Lors de l’incident dans le métro, l’adulte qu’il est a en face de lui des jeunes blancs, occidentaux, européens, probablement des Belges. Ce sont des adolescents —classe d’âge assez caractéristique— qui, selon toute vraisemblance, reviennent de l’école. D’après la description que notre témoin en fait, on en déduit qu’ils appartiennent à un milieu social de type classe moyenne. Des éléments que le témoignage rend sans doute imprécis, mais qui ont néanmoins leur intérêt, puisque l’analyse attache de l’importance, non seulement aux acteurs comme individus, mais également au groupe d’appartenance des différents acteurs. Autrement dit, il ne faut pas perdre de vue le groupe d’appartenance de chacun des protagonistes, en ce compris le groupe d’appartenance du témoin ; tout comme on ne peut négliger la représentation que ce dernier a de l’Europe (l’Occident...). Son étonnement provient en effet, pour une grande part, du fait que la situation ne correspond pas au scénario attendu : des jeunes qui s’embrassent publiquement, ce n’était pas du tout l’image qu’il se faisait du comportement des Occidentaux....

2 La situation dans laquelle se déroule la scène.

D’autres éléments doivent également être pris en compte pour cerner l’incident, à savoir le contexte précis dans lequel il a lieu ; la scène se passe dans un métro, un lieu public dans lequel des inconnus se trouvent en présence les uns des autres. Notre témoin, quant à lui, est dans un état psychologique particulier, préoccupé qu’il est par sa situation administrative. N’oublions pas, en effet, qu’il est en route pour le Commissariat général aux réfugiés et apatrides, auquel il va demander l’asile politique, et cela en même temps qu’il est dans une situation de découverte et d’étonnement, tout étant nouveau pour lui au cours de ce trajet. De plus, Jean-Claude — c’est son prénom— est réduit au rang de simple observateur, il ne peut pas avoir un contact avec ces jeunes, il ne les connaît pas. Il est, en quelque sorte, réduit à l’impuissance, ne pouvant pas interpeller les jeunes, leur poser des questions pour avoir une explication, comprendre la situation... Autant d’éléments que passent au crible les premières questions de la grille d’analyse (la grille ne néglige pas non plus le contentieux historique qu’il a pu y avoir entre ces groupes d’appartenance : y a-t-il eu un passé de colonisation, de domination ? Y a-t-il eu des guerres, des conflits entre les communautés auxquelles ils appartiennent ?).

3 La réaction de choc : sentiments vécus et, éventuellement, les comportements qu’elle a suscités chez le narrateur.

Quelles sont les valeurs et les conceptions du monde qui ont été mises en évidence —et mises à mal— lors de l’incident du métro ? En bref, pourquoi notre ami rwandais s’est-il à ce point heurté de la scène dont il a été témoin ? Il raconte : « J’ai cherché à détourner les yeux, à regarder ailleurs, mais c’était difficile parce qu’ils étaient devant moi. Si j’avais pu je serais descendu pour échapper à cette situation. Quand je regardais ailleurs, j’étais encore plus gêné de voir que les gens ne réagissaient pas. Je voulais changer de place, mais le métro était bondé. Dans mon pays, je serais intervenu, mais je ne savais pas si cela se faisait ou pas, je voyais que personne ne réagissait. J’étais cloué sur place ».

En relisant le récit de l’incident, le groupe a relevé trois notions, qui s’avèrent être les éléments pivots du cadre de référence culturelle dans le contexte de l’incident. En premier lieu, la notion de la morale sexuelle, dont Jean-Claude avait une certaine représentation. Il dit lui-même qu’il croyait que « la société moderne occidentale tenait au respect des mœurs ». Ensuite vient la notion de liberté individuelle. Les deux jeunes qui s’embrassent n’ont pas du tout l’air de se préoccuper des autres et ne se demandent pas si leur comportement n’est pas susceptible de déranger le public : ils font « ce qu’ils veulent », et cette liberté individuelle paraît largement exagérée au témoin involontaire. La notion d’espace public et privé s’avère également essentielle : ce n’est pas tellement le baiser en tant que tel qui l’a choqué mais bien le fait qu’il soit donné en public.

4 Les représentations, les valeurs, les normes, les conceptions, les préjugés, le cadre de référence de la personne qui a vécu le choc (et 5 Quelle image se dégage concernant l’autre groupe ?).

Fort de ces constats, le groupe de stagiaires décide d’analyser le cadre de référence de notre témoin, dans le domaine de la morale sexuelle, de la notion de liberté individuelle et de la notion d’espace public et privé. Et ensuite de le comparer au cadre de référence de ces jeunes lycéens. Si, bien sûr, les lycéens ne sont pas là pour raconter ou expliquer leur vision des choses, on peut néanmoins déduire certains éléments grâce à la connaissance du milieu occidental.

En ce qui concerne le cadre de référence du témoin, celui-ci explique, à propos de la morale sexuelle, comment il conçoit les choses et comment cela se passe dans son pays. Il raconte ainsi que, d’une part, tout ce qui concerne la sexualité est quelque chose d’extrêmement privé et que, de l’autre, le comportement sexuel des individus concerne l’entourage dans la mesure où le contrôle social s’avère très important. Il explique aussi que le baiser n’est pas une pratique courante dans son pays, le baiser amical n’y étant d’ailleurs pas pratiqué : les hommes ne s’embrassent pas entre eux, ne se font pas l’accolade, comme c’est courant en Belgique. Quant au baiser amoureux, n’en parlons pas : perçu comme éminemment sexuel, il est réservé à la plus stricte intimité. Et notre ami rwandais de voir dans ce baiser public une véritable provocation...

6 Les représentations, les valeurs, les normes, les conceptions, les préjugés, le cadre de référence de la personne ou du groupe qui est à l’origine du choc.

Si l’on compare maintenant avec ce qui a cours ici dans le monde occidental, et en particulier en Belgique, il est clair que, depuis les années soixante on a connu une forte libération des mœurs, au sein de laquelle les adolescents ont revendiqué un certain droit à une vie amoureuse et sexuelle, évolution d’ailleurs facilitée par les moyens de contraception.

Le contrôle social a nettement diminué, et il devient tout à fait normal pour les adolescents d’avoir une vie amoureuse, à tout le moins d’avoir un petit ami ou une petite amie, selon l’expression consacrée. La sexualité n’est plus un sujet tabou, une éducation sexuelle étant d’ailleurs prévue à l’école ou abordée dans les médias, la télévision n’étant d’ailleurs guère avare de scènes érotiques dans les films, ce qui peut contribuer à sortir la sexualité de la zone interdite où on l’a longtemps confinée. Par ailleurs, il est apparu, en cours de discussion avec les stagiaires, que le baiser apparaît, dans les sociétés occidentales, comme relativement anodin dans le sens où il n’a pas qu’une simple connotation sexuelle, mais relève de l’affectif, du sentimental. La preuve en est qu’il est intégré, par exemple, dans le rite du mariage, les mariés s’échangeant « publiquement » un baiser en cours de cérémonie.

Si l’on compare les deux cadres de référence, on s’aperçoit aisément que l’incident était inévitable. A propos de l’éducation sexuelle, notre témoin a ainsi raconté la difficulté qu’il y a, pour les jeunes de son pays, de parler de la sexualité avec les adultes. L’éducation sexuelle s’y fait plutôt par le biais des échanges et des conversations entre les jeunes, lesquels s’initient mutuellement si l’on peut dire. Il reste, en tout état de cause, très difficile d’évoquer la sexualité avec les personnes âgées, avec les parents, évocation perçue comme un manque de respect, une sorte d’atteinte à la pudeur.

Qu’en est-il de la notion de liberté individuelle, celle-là même dont les deux jeunes du métro auraient abusé aux yeux du stagiaire rwandais ? Ici également, la comparaison des deux cadres de référence s’avère éclairante. La place de l’opinion des autres et du groupe dans les traditions africaines —en fait, la valeur de la morale des anciens— est très importante. Notre ami nous a ainsi expliqué que la contestation des conventions sociales, en Afrique, est le plus souvent le fait d’une élite occidentalisée. Pareille contestation ne touche pas vraiment la population dans son ensemble. L’occasion d’évoquer l’adolescence et le désir de provocation qui peut caractériser, dans la société occidentale, cette période de la vie. Il est clair, en effet, que ce sont surtout les jeunes qui sont enclins à s’embrasser en public, et non les adultes. C’est là une façon d’affirmer leur liberté, leur droit à faire ce qu’ils veulent, bref une façon de se poser en réaction contre les adultes, même s’il ne faut pas oublier ici que les jeunes ont moins d’accès à des lieux privés. Cette provocation est acceptée comme faisant partie d’une étape psychologique ; comme on dit, il faut bien que jeunesse se passe... Autrement dit, on ne prête plus guère d’attention à ces échanges amoureux dans l’espace public.

Un espace public qui, remarquons- le, est, en Afrique, l’espace le plus soumis au contrôle social, en précisant que la famille elle-même y est déjà une sorte d’espace public. L’intimité individuelle est en effet, relativement restreinte, le contrôle social commençant déjà en présence des parents, de la famille élargie, les oncles, les tantes, les cousins... Plus l’espace est public, plus le contrôle social est important. Qu’est-ce qui, alors est considéré comme réellement privé en Afrique ? Ce qui, justement est caché, ce qui est loin du regard du groupe. Il est clair, dès lors, que dans l’esprit de notre ami rwandais, si une telle situation s’était présentée en Afrique, les gens témoins de cette scène seraient intervenus vigoureusement en demandant aux deux jeunes d’arrêter immédiatement leurs agissements. Les Africains qui participaient à la formation ont, de même, témoigné que si la liberté sexuelle est relativement importante en Afrique, elle se vit toujours d’une manière cachée. Elle est admise, tout à fait tolérée, pour autant que l’on ne provoque ni les parents, ni la famille, ni l’entourage, ni les anciens. Dans les sociétés occidentales, l’espace public, par contre, est un espace où, d’une certaine manière, on ne heurte personne tant il est impersonnel. Le contrôle social y est dès lors faible : on n’interpelle pas les gens qu’on ne connaît pas.

7 Quelles leçons tirer de l’épisode ?

Au bout de cette séance de formation, certains participants ont exprimé leur étonnement. Curieusement, l’analyse de l’incident critique de notre ami rwandais est devenu un incident critique pour le groupe avec qui il a travaillé. Pourquoi ? Parce qu’en fait son histoire a remis en question toute une série de préjugés sur les Africains. Certains, dans le groupe, étaient ainsi très étonnés de la pudeur qui se dégageait de cette histoire, et je dirais même de l’aspect rigide, pour ne pas dire intransigeant, des sociétés africaines : ils s’imaginaient, en effet, que les sociétés africaines étaient très libres sur le plan sexuel, aux antipodes du contrôle social décrit par les participants africains.

Au final, donc, un exercice de formation qui fut l’occasion de découvrir qu’aucune liberté n’est totalement sans tabou, mais que la liberté peut se vivre de différentes manières. Si les participants belges réagissaient avec étonnement à cette histoire (on croyait justement que les Africains n’étaient pas coincés...) c’est parce qu’ils projetaient sur l’Afrique leur idée de la liberté, voire d’une sexualité sauvage, naturelle, sans règle, le domaine de la sexualité étant évidemment celui de toutes les projections. Mais voilà, toute liberté est relative, même si elle peut se vivre d’une manière différente, dans des cadres différents.