L’éducation est un apprentissage au lien social ou à l’autonomie individuelle ? Grande question dévoilée par un petit incident de monokini, par Michel Elias
« Nous encadrions pour un stage d’initiation à la voile un groupe de jeunes Bruxellois issus de l’immigration marocaine. Le stage se déroulait sur la côte hollandaise au bord du Versemeer, en Zélande.
» Le groupe de jeunes était venu au stage encadré par leurs animateurs habituels, eux aussi d’origine immigrée. Lors de l’épisode qui suit, ceux-ci étaient à l’écart, nous étions seuls avec une partie du groupe des jeunes.
» Nous nous baladions avec les jeunes sur la plage. Pendant notre ballade, les jeunes remarquent que plusieurs filles hollandaises font du monokini. Leur première réaction est de se sentir provoqués par ces filles qui osent se montrer ainsi presque tout à fait nues.
» Entre moniteurs de voile, nous leur expliquons que c’est quelque chose qui est toléré, accepté... et que si cela les choque, ils ne sont pas obligés d’y faire attention. Se montrer sur la plage les seins nus est une liberté qu’elles ont. On peut le faire ou pas, c’est un choix personnel.
» Les jeunes acceptent ce point de vue et finissent par en rigoler. Les choses se passent bien et en restent là.
» Mais le soir, de retour à la maison, les choses se gâtent. Leurs animateurs mis au courant leur tiennent un tout autre langage que le nôtre. Ils mettent en garde les jeunes contre les « dérives occidentales » qui les entourent (sexe, alcool). Ils leur tiennent alors un discours très moralisateur mettant ainsi en doute le discours que nous, les moniteurs de voile, leur avions tenu dans l’après-midi.
» Une différence très nette dans le comportement des jeunes à notre égard est apparue à partir de ce moment. Nous avons subi une perte de confiance de leur part, les jeunes ont commencé à se méfier de nous.
« Mon regret est que là où nous parlions de liberté individuelle et d’acceptation de la différence de l’autre, on nous a répondu par un discours très strict. Nous n’avons pas voulu remettre en question leurs valeurs, nous tentions seulement de leur expliquer que chacun peut voir les choses différemment ! Il n’y avait aucune manipulation de notre part... ».
L’analyse de cet incident critique a été faite en groupe lors d’une formation donnée par ITECO. Le groupe comportait un participant d’origine marocaine. Les réactions de ce participant ont été très vives dès le début de l’analyse. Il s’est très ouvertement fâché contre le narrateur lorsque celui-ci disait qu’il voulait apprendre la tolérance aux jeunes du camp de voile. Il lui a lancé : « C’est comme ça que vous détruisez les familles ! ».
Il s’en est suivi un long charivari dans le groupe ou d’autres éducateurs prenaient le parti de défendre le moniteur de voile... Le groupe a ainsi vécu un incident critique in situ, expérimentant la difficulté de pratiquer la décentration et ensuite d’aller vers une négociation... Comprendre la logique de l’autre, sa rationalité, même si on n’y adhère pas... Après un échange de style ping-pong assez long entre les pôles les plus antagonistes du groupe, une position tierce est apparue dans le groupe qui a fini par réconcilier les points de vue : il aurait fallu au cours du camp de voile instaurer un vrai échange entre les formateurs en vue de construire ensemble un projet pédagogique. Plutôt que d’essayer à tout prix de convaincre l’autre de son erreur, se rejoindre sur le terrain de ce que l’on peut faire ensemble. Quelque peu apaisé, le groupe s’est alors montré capable d’analyser les échanges qui s’étaient produits au cours de l’altercation. A la question de l’animateur : « Qu’est-ce qui a aidé à sortir de la tension, qu’est-ce qui a freiné ? », le groupe a produit la systématisation qui se trouve au point 2 de la question 7. Le débat, lors de l’analyse avec les stagiaires, a mis en évidence l’importance de la négociation culturelle dans les conflits de valeurs.
1 Quelle sont les identités des acteurs en présence dans ce récit et les types de rapport qui relient les groupes d’appartenance ?
Le narrateur et ses collègues moniteurs de voile. Les animateurs et leurs adolescents, tous bruxellois issus de l’immigration marocaine. (Entre ces deux groupes il y a une relation collégiale). Les jeunes filles hollandaises sur la plage. (Le Maroc est un pays qui a été colonisé par la France et les Marocains de Belgique ainsi que les Belges d’origine marocaine constituent un groupe minoritaire en Belgique).
2 La situation dans laquelle se déroule la scène. Un camp de voile. Une association de jeunes d’un quartier populaire de Bruxelles s’est inscrite pour faire un camp d’initiation à la voile. Ce camp, qui a lieu en Hollande, est animé par une équipe de moniteurs bruxellois, jeunes adultes belges « pure laine ». Les animateurs « marocains » se reposent sur les moniteurs « belges » pour conduire les activités nautiques du stage. Le reste des activités est cogéré par les deux équipes. Les moniteurs de voile exercent donc une sorte de sous-traitance pour les animateurs d’origine marocaine. Il y a potentiellement dans la situation un conflit d’autorité vis-à- vis des jeunes. Qui est maître à bord ?
3 La réaction de choc : sentiments vécus et les comportements qu’elle a suscité chez le narrateur. Le moniteur de voile vit un sentiment de désaveu et de perte de légitimité (« les jeunes ont commencé à se méfier de nous »). Il ressent de manière très pénible le fait d’être accusés par ses collègues d’origine marocaine d’exercer une manipulation sur les jeunes. Il voit que ses collègues Belges réagissent comme lui : « Nous n’avions aucune intention d’influencer les jeunes, seulement de leur expliquer que le monokini est accepté ici » dira le narrateur au cours de l’analyse. « Nous nous heurtions en face à un mur d’incompréhension : la vision des animateurs d’origine marocaine était bétonnée et sans appel ».
En résumé, il apparaît un sentiment de blocage du moniteur, de par la non reconnaissance par les jeunes et de remise en question de sa capacité éducative par les éducateurs marocains. On peut parler d’une déstabilisation de l’identité professionnelle et personnelle du moniteur, ce qui ne le rend pas apte à une prise de distance et à l’analyse de la situation. Toutefois, il faut préciser que la méfiance manifestée par les jeunes à l’égard du moniteur de voile ne concernait pas les activités nautiques : en mer sa compétence technique n’était pas remise en question.
4 Les représentations, les valeurs, le normes, les préjugés, le cadre de référence de la personne qui raconte le choc. L’incident tourne autour des représentations du corps (usage de la nudité), des notions de liberté individuelle et de choix de comportement :
5 Quelle image se dégage de l’autre groupe ?
Il se dégage une image négative des éducateurs d’origine marocaine. Les éducateurs sportifs les perçoivent à travers leurs stéréotypes sur l’Islam et ne voient pas leur rôle de transmission de la culture marocaine.
6 Les représentations, les valeurs, les normes, les préjugés, le cadre de référence des personnes à l’origine du choc.
Dans les sociétés musulmanes, le dévoilement du corps obéit à d’autres codes. Son usage ne relève pas du choix personnel, mais renvoie à des espaces sociaux sexués collectifs (par exemple, l’endroit où l’on prend des bains de vapeur, le hammam). Les corps nus des hommes et des femmes ne se donnent pas réciproquement à voir. Ce n’est pas ici le choix personnel libertaire qui s’exerce mais des codes liés à l’honneur et au respect. Le corps féminin exhibé insulte l’image respectable de la mère et de la famille.
7 Quelles leçons tirer de l’épisode ?
1. L’attitude éducative face à des jeunes en situation de biculturalité est, entre autres, de les aider à intégrer les deux codes culturels, à trouver leur synthèse, leur compromis lorsque les codes sont en opposition, comme dans ce cas autour de la nudité du corps. Cet incident illustre par le conflit externe (éducateurs marocains et moniteur sportif) puis lors du stage (l’affrontement entre les stagiaires), la force du conflit interne chez les jeunes. Les éducateurs belges ont à apprendre :
2) Éléments favorisants la sortie de crise, amenant à un rapprochement des points de vue par un processus de négociation et de méditation.
Freins, points de résistance qui ne facilitent pas le rapprochement :
Le groupe a encore tiré des leçons de l’épisode :
Du point de vue des attitudes des acteurs : Il est difficile en situation sur le terrain, à chaud, de se décentrer Il y a une différence entre comprendre le point de vue de l’autre et l’accepter, l’admettre : il est légitime de ne pas être d’accord avec le point de vue de l’autre, mais il est paralysant de ne pas essayer de comprendre sa logique.
Du point de vue des terrains de la négociation : Il faut réfléchir à l’approche pédagogique de jeunes en situation de biculturalité, Il faut savoir distinguer les terrains : non pas chercher à se rejoindre sur le terrain des logiques qui nous opposent, mais à se retrouver sur les terrains de l’action à faire ensemble (le projet : que pouvons-nous faire ensemble ?) et de la communauté de destin (qu’est-ce qui fait que nous sommes ensemble ?)
Analyse faite par l’équipe d’ITECO, avec Michel Elias à la plume, sous la supervision de Margalit Cohen-Emerique.