Les formes de l’inégalité des autres nous apparaissent plus arbitraires que les nôtres. Le jeune kiné aurait-il osé faire cela chez lui ?, par Michel Elias
« Cela se passait en 1988-89, au Pakistan, dans un camp de réfugiés non loin de la frontière avec l’Afghanistan. L’équipe de Handicap international assurait une visite mensuelle dans chaque dispensaire, ce qui nous faisait passer une semaine hors de Quetta, la capitale du Balouchistan où nous résidions.
C’était un matin très chaud. Mon collègue afghan et moi venions de débuter les consultations. Les patients faisaient la file devant le dispensaire en attendant leur tour. Arrive un vieil homme marchant très péniblement avec ses béquilles, mais capable tout de même de se déplacer grâce à elles. Il me fit savoir qu’il venait chercher sa chaise roulante, ce que mon collègue me confirma - il est à noter qu’au moment des faits, il fallait plus d’une semaine à nos ouvriers de Quetta pour réaliser une de ces chaises et que la liste d’attente était de plus en plus longue. Voyant que le patient arrivait à marcher ( quoique péniblement, je l’avoue ), et sachant que de nombreuses personnes réellement impotentes attendaient une chaise, je lui expliquai que je ne pouvais lui remettre la sienne, quoique celle-ci eut été prescrite par ma collègue le mois précédent. Je m’opposais à lui de manière tout à fait rationnelle, en lui expliquant les faits dans tous leurs détails. Le vieux monsieur qui, je l’apprendrais plus tard, était quelqu’un d’important d’un point de vue religieux et clanique, a utilisé tous les arguments pour me convaincre de lui remettre la chaise, mais je n’en démordais pas, sûr de ma bonne foi.
Cette scène a prolongé considérablement les consultations de cette matinée, et c’est avec beaucoup de retard que nous sommes arrivés au second dispensaire où nous attendaient de nombreux patients. Après quelques minutes, arriva notre vieux hadji ( personne ayant participé au pèlerinage à la Mecque ) accompagné de deux responsables du camp. A nouveau la discussion reprit et en fin de compte, j’arrivai, je crois, à convaincre au moins les deux responsables. Je leur demandai alors de bien vouloir nous laisser finir notre travail dans ce dispensaire. Les consultations terminées, alors que nous regagnions la voiture, que ne vis-je pas mon vieux patient, assis dans sa chaise roulante, s’éloigner du dispensaire. Il avait obligé notre chauffeur à lui remettre la chaise qui était sur le toit du véhicule ! Mon sang ne fit qu’un tour. Je me précipitai à sa poursuite et l’obligeai à descendre de la chaise immédiatement. Le vieux me signifia qu’il me faudrait le tuer pour l’en faire sortir, ce à quoi je lui répondis que je pouvais très bien l’en faire descendre sans le trucider. Joignant alors mes gestes aux paroles, je le pris à bras-le-corps et le mis debout à côté de la chaise. Dans l’altercation, celui-ci en perdit son turban blanc et se blessa très légèrement à la main, répandant quelques gouttes de sang sur son habit immaculé. J’avais dépassé toutes les bornes.
Mon collègue rangea précipitamment la chaise dans le dispensaire -il était visiblement très embarrassé- et nous partîmes vers le troisième dispensaire du camp. Dans la voiture, il me signifia que j’avais commis une grave erreur en touchant le vieil homme car il était très respectable. Néanmoins, il ne semblait pas vraiment condamner mon acte, mais me faisait sentir que j’étais allé beaucoup trop loin. Arrivé au dispensaire, il me conseilla de repartir au plus tôt avec le chauffeur vers le village de base pour me mettre à l’abri et me fixa rendez-vous le lendemain sur une petite piste afin d’éviter le passage par le camp que nous venions de visiter. Le matin suivant, il était très nerveux au bord du chemin. Il m’expliqua que la veille, à peine dix minutes après notre départ, le vieil homme avait débarqué, accompagné d’une bande de moudjahidins armés pour me tuer ! Je devais donc instamment quitter la contrée et regagner notre centre de Quetta.
Cet incident nous interdit l’accès de tous les camps de réfugiés durant plus d’un mois. Il fallut l’intervention du coordinateur et le cadeau de deux moutons pour autoriser Handicap international à retravailler dans la région ».
1 Qui sont les acteurs en présence dans ce récit ?
Un jeune homme belge, 25 ans, kiné. Il effectue sa première mission d’expatrié dans le secteur humanitaire. Il est basé à Quetta, au Pakistan, et fait des tournées régulières dans les camps de réfugiés afghans disséminés autour de Dalbandin.
Une collègue féminine expatriée, basée à Quetta, en alternance avec lui. Elle effectue elle aussi des tournées dans les camps.
Un collègue afghan, assistant kiné. Il accompagne les expatriés et leur sert d’interprète. (Les Afghans, comme les Pakistanais d’ailleurs, parlent plusieurs langues locales différentes).
Un vieil homme, Afghan, revêtu d’une dignité religieuse (il est allé à La Mecque et a droit de ce fait au titre de hadji) et d’une importance clanique. Il est handicapé et marche avec des béquilles. On ne connaît pas l’origine de son handicap. Cette origine peut être lourde de sens (blessure de guerre ?) Le vieil homme est capable de mobiliser à son service une troupe de moudjahidins. C’est peut-être un chef militaire.
Deux responsables afghans du camp de réfugiés, un chauffeur afghan, et un acteur collectif muet : la file des patients.
2 La situation dans laquelle se déroule la scène.
Notre épisode se déroule dans un dispensaire au sein d’un camp de réfugiés afghans au Pakistan. Le camp est géré au quotidien par des responsables afghans. Mais ils ont à faire rapport de leur gestion aux agences internationales et aux ONG qui patronnent les camps : le Haut Commisariat pour les réfugiés des Nations unies, MSF-France, Catholic Relief Service (Etats-Unis)... Dans le camp, il y a trois dispensaires sous responsabilité afghane et plusieurs implantations de populations (camps satellites), et un village de base.
L’épisode se déroule dans un contexte de guerre. L’Afghanistan est en guerre civile, il y a un gouvernement pro-soviétique à Kaboul, l’armée soviétique intervient d’ailleurs directement dans le conflit. De nombreux réfugiés afghans ont fui au Pakistan voisin. Nous sommes encore en pleine guerre froide, avant la chute du mur de Berlin, la géopolitique est marquée par le conflit Est-Ouest. L’Occident soutient donc les réfugiés afghans au Pakistan qui sont massés le long de la frontière avec l’Afghanistan. Ce contexte explique la présence massive d’ONG occidentales dans les camps. L’Afghanistan est un pôle d’attention prioritaire à l’époque pour les grandes agences humanitaires internationales. « L’argent coule à flots » commente notre témoin au cours de l’analyse du cas.
Il y a entre les Afghans et les expatriés humanitaires un rapport d’aide professionnelle. L’expatrié est un jeune kiné athlétique, les bénéficiaires de son action sont des Afghans handicapés. Pour l’expatrié, les Afghans sont uniformisés par l’exil, mais hiérarchisés par les critères d’attribution des secours. Les rapports Nord-Sud, Occident-Orient, développé-sous-développé, aidant-aidé, menacé-sauveur, généreux donateur-profiteur se trouvent en toile de fond.
Bien qu’il y ait dans l’épisode un collègue afghan et une collègue qui a prescrit la chaise au vieil homme, l’expatrié se sent seul maître à bord. Déjà, il y a une file de patients qui attendent devant le dispensaire (et après ce dispensaire-ci, il y en aura d’autres à visiter), voilà qu’un vieil hadji se présente ; il coupe latéralement la file sans attendre son tour et, par dessus le marché, il réclame une chaise, privilège auquel il n’a pas droit. Cette transgression va autoriser l’expatrié à rappeler sa norme, à rompre le contrat abusif passé avec sa collègue qui avait promis une chaise au vieil Afghan.
Le discernement de l’expatrié s’est exercé en un coup d’œil : il voit le vieux s’approcher sur ses béquilles, il dit « il marche encore, alors que d’autres ne marchent plus ». Il est l’arbitre de la réalité des besoins. La décision lui revient. Les arguments donnés par le vieux pour bénéficier de sa chaise ne sont pas mentionnés dans le récit. N’apparaissent que les arguments rationnels de l’approche diagnostique du kiné.
3 La réaction de choc : sentiments vécus et, éventuellement, les comportements qu’elle a suscités chez le narrateur.
Les émotions apparaissent dans le récit au travers de l’expression verbale : « Je n’en démordais pas »... « mon sang ne fit qu’un tour », mais aussi dans les gestes et les déplacements dans l’espace : le vieil homme part avec la chaise, le jeune kiné le prend à bras le corps. Le vieux l’a mis au défi : « Il faudra me tuer ». Non, répond l’expatrié, je suis capable physiquement de te tirer de ta chaise sans te tuer ( j’ai un savoir-faire de kiné ).
Et en fait le kiné tue le vieil Afghan d’une mort symbolique à travers la perte du turban qui roule dans la poussière et du sang qui entache le vêtement blanc, portant atteinte à son honneur. L’escalade symétrique est en place, le vieil homme réplique en allant chercher des hommes d’armes pour tuer le kiné.
4 Les représentations, les valeurs, les normes, les conceptions, les préjugés, le cadre de référence de la personne qui a vécu le choc.
L’épisode active et entremêle les cadres de référence suivants : les logiques de l’humanitaire médical (la notion d’urgence), les notions de préséance et d’égalité (le respect dû par les jeunes aux aînés), les représentations liées au handicap, au camp de réfugiés, à l’exil, à la modernité et à la tradition.
Un conflit de valeurs a lieu entre celles de l’expatrié (être sauveur, les valeurs de l’abnégation, les codes de l’identité professionnelle de l’urgence médicale), et celles du vieil Afghan(la tradition du respect dû aux vieux, le respect dû aux hadjis, les codes de l’honneur et de la guerre).
Deux visions s’opposent dans le récit. Une vision unidimensionnelle des travailleurs humanitaires, qui s’exprime à travers des stéréotypes socio-médicaux, versus une vision sociétale afghane, qui se vit comme résistance et militance dans un contexte où le chef de guerre est surévalué.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on découvre le monde culturel des organisations humanitaires. C’est le jeune Européen qui commande, qui est en position hiérarchique. On voit le pouvoir que s’accorde le personnel humanitaire. De surcroît, un jeu de pronom apparaît, qui dénote un rapport paternaliste : « Je ne vois pas mon vieux patient... ».
Il y a une logique de l’efficacité industrielle -« +- nos ouvriers construisent une chaise roulante par semaine »- une logique de rationalité liée à la production économique. On gère la pénurie selon des normes rationnelles qui sont celles de l’urgence. Les règles sont établies par celui qui vient sauver. Ceux qui sont dans le camp, les bénéficiaires sont uniformisés, égalisés par leur statut d’assistés. Cette logique du nivellement est celle de l’hôpital. ( Ce n’est pas un hasard si à l’entrée de l’hôpital, on demande aux patients d’enlever leurs habits : les patients sont tous les mêmes ; ce qui les distingue les uns des autres à partir de ce moment-là, c’est le diagnostic médical ). Qui décide, qui commande ? Nous sommes ici dans le monde clos de l’humanitaire ambulatoire qui impose son ordre, sa rationalité, son mode d’emploi en référence aux logiques de l’urgence. Ces logiques l’emportent sur les logiques liées aux mentalités locales qualifiées de traditionnelles. On voit s’imposer ainsi une logique de « triage » des patients prioritaires, sur fond d’idéologie égalitaire, moderne et républicaine. L’expatrié humanitaire à en face de lui une autre logique qui le confronte et le défie, mais il se réfère exclusivement à des critères qui lui apparaissent comme souverains, valables universellement, en soi, a priori.
Les critères d’ordre médical et les procédures à respecter constituent le code à ne pas transgresser sinon on « fout le bordel ». Une efficacité toutes boîtes s’instaure au nom du maximum de productivité. On se met en dehors du champ de la culture locale (qui semble être non gérable) pour obtenir plus d’efficacité.
Il y a un rapport au temps : la négociation avec le vieux est vécue par l’expatrié comme du temps perdu, soustrait à l’efficacité de la mission urgente. L’expatrié a un parcmètre en tête qui fait tic-tac. Après cette file-ci, il y en a une autre plus loin qui attend. L’attente est du temps mort.
On voit que l’aide se prodigue sur fond de soupçon et de méfiance : l’autre que j’aide risque de me tromper. D’où sort-il avec sa demande ? Ses exigences semblent outrancières. On voit poindre ici l’obsession du faux chômeur, du pauvre profiteur, de l’assisté qui abuse.
Pour le personnel humanitaire, le camp apparaît comme une structure de type asile, coupée du reste du monde, autarcique et dépendante de l’aide extérieure. Pour les Afghans, par contre, c’est une toute autre chose, une société recomposée, une base arrière pour le combat...
5 Quelle image se dégage concernant l’autre groupe ?
Pour l’Occident, les Afghans ont une image de peuple traditionnel marqué par la religion et le conservatisme des structures sociales féodales.
Pour les Afghans, les Occidentaux sont à la fois riches et irrespectueux des valeurs de la religion et des codes de l’honneur.
La menace identitaire pointe des deux côtés : l’expatrié est menacé dans son identité de professionnel de l’humanitaire, le vieil Afghan est menacé dans son statut de hadji et de chef local.
6 Les représentations, les valeurs, les normes, les conceptions, les préjugés, le cadre de référence de la personne ou du groupe qui est à l’origine du choc.
Le vieux tient à sa chaise. Il montre qu’il n’est pas tout le monde, qu’il est important. Il tient tête : « Fais attention à qui tu parles ! ».
La question du nomadisme dans la société afghane mérite aussi d’être posée. Le camp de réfugiés renvoie certainement à un vécu afghan du campement, différent du vécu qu’en ont les humanitaires.
7 Quelles leçons tirer de l’épisode ?
Deux logiques difficilement compatibles s’affrontent. L’expatrié applique sa logique mécaniquement. Il n’arrive pas à s’en affranchir, il reste bloqué sur l’atteinte à sa logique professionnelle qui lui est faite par le vieil Afghan. Ce que son ONG pourra lui reprocher plus tard, c’est de ne pas avoir su faire d’exceptionnelles concessions qu’il aurait dû juger licites pour le bien de la poursuite des objectifs globaux de la mission. Dans le cas étudié, l’institution a dû finalement entrer dans la logique et dans le langage de l’autre : on a donné deux moutons.
Les organisations humanitaires sont là pour soigner, pour venir en aide, pas pour donner des leçons de démocratie ou donner l’exemple.
Peut-être d’ailleurs que la file devant le dispensaire, cet acteur muet dans l’épisode, a manifesté son opinion... Pour garder sa cohérence, le récit a effacé ces témoins. Il est possible cependant que les patients dans la file aient été choqués par l’attitude insultante de l’expatrié à l’égard de ce qui est respectable dans leur société. Le kiné aurait-il osé faire cela chez lui ?
L’attente identitaire est très forte de part et d’autre. Il y a un face à face où chacun est menacé par l’autre de perdre la face. L’expatrié a si peur de perdre la face qu’il entre dans une spirale, une escalade de rapports de forces qu’il ne peut plus arrêter et il finit par mettre en péril ses collègues et la suite de la mission de son ONG.
Le vieil homme a-t-il finalement obtenu une charrette ? C’est probable. La chaise a été remisée dans le local du dispensaire, mais il a dû l’obtenir par la suite...
L’auteur du récit a été capable de pratiquer une démarche de décentration par rapport à son vécu, il nous a dit que le fait d’avoir écrit l’incident critique l’avait aidé à prendre du recul et à tirer des leçons de l’épisode. Il nous a raconté, suite au travail d’analyse, combien les expatriés au Pakistan se retrouvaient entre eux, formant une sorte de ghetto. « La vie sociale des expatriés était très vivante et bien organisée. On avait entre nous toutes sortes d’activités, on faisait du squash, de la natation, des soirées de cabaret. C’était une façon de laisser de côté la tension mentale, de se retrouver entre nous, en dehors de la société locale si différente, si hiérarchisée où chaque chose est à sa place immuable ».
Cette remarque nous fait penser qu’un des axes de la formation des expatriés avant leur envoi en mission devrait concerner leur capacité à vivre et à gérer mentalement l’injustice et l’inégalité sociale. Non pas que nous vivions nous-mêmes dans des sociétés égalitaires, on est malheureusement loin du compte, mais les formes de l’inégalité des autres nous apparaissent toujours plus arbitraires et donc plus insupportables.
Analyse faite par l’équipe d’ITECO, avec Michel Elias à la plume, sous la supervision de Margalit Cohen-Emerique.