Plus de 80% du soja brésilien est destinée aux animaux d’élevage qui sont consommés dans les pays riches, propos de Letícia Rangel recueillis par Pascale Bodinaux
Letícia Rangel, vous êtes responsable du programme sur l’Amazonie pour la Fédération des organisations d’assistance sociale et éducationnelle, Fase, une des plus anciennes ONG brésiliennes, active dans la défense du droit à la souveraineté alimentaire, au travail, à la ville et pour une Amazonie durable et démocratique. Qu’entendez-vous par « Amazonie durable et démocratique » ?
En Amazonie, nous sommes basés à Bélem, dans l’Etat du Para (estuaire de l’Amazone) mais nous sommes présents également dans les Etats du Maranhao et du Tocantins. Nous travaillons à la fois en zone rurale et urbaine avec des organisations populaires et des mouvements sociaux sur ce que nous appelons la « justice environnementale », à savoir, les droits de l’homme en lien avec les questions de l’accès à la terre, de la préservation des ressources naturelles et du sol. Cette zone où, à l’exploitation intensive du caoutchouc a succédé celle du soja, constitue parallèlement un pôle de production d’énergie via les grands barrages amazoniens (Xingu) et la production d’ agrocarburants. Le programme d’Intégration régionale de l’Amérique du Sud, soutenu par la Banque mondiale, y apporte son appui à l’agrobusiness d’exportation. L’extension de ces zones de monoculture intensive a provoqué une déforestation massive d’énormes étendues de la forêt amazonienne, ainsi que le déplacement des populations qui fuient vers les grandes villes où elles se trouvent confrontées à d’autres problèmes socio-économiques et viennent le plus souvent échouer dans des bidonvilles. Avec les populations locales, nous menons un travail pour défendre une gestion participative des ressources naturelles.
Dans quel contexte a lieu la culture du soja au Brésil ?
L’Amérique latine est actuellement le plus grand producteur mondial de soja ; celui-ci constitue donc une problématique générale du continent. Mais le Brésil en est le deuxième producteur mondial. Le soja y est entré dans les années quarante sous la forme d’exploitations familiales. A partir des années nonante, on est passé à un mode de production intensive, à tel point qu’aujourd’hui cette culture constitue à elle seule 20% de l’entièreté des exportations brésiliennes. Elle a connu une expansion plus forte que celle des Etats Unis au cours de la dernière décennie, et elle a doublé ces deux dernières années. Mais il faut savoir que les plus grosses entreprises d’exportation du soja brésilien sont des multinationales américaines et françaises (Bunge, Cargill, ADM, Dreyfus), aux côtés de quelques brésiliennes comme Caramuso et Maggi. Ces entreprises bénéficient de gros avantages fiscaux et d’une série d’appuis de la part de l’Etat en termes de crédits, d’aide à la recherche et de construction d’infrastructures ; et la réglementation syndicale y est très faible. Aujourd’hui, plus de 80% du soja exporté est utilisé comme source de protéines destinée aux mélanges pour les animaux d’élevage comme la volaille, les porcs, les vaches et le poisson qui seront essentiellement consommés dans les pays riches. Cette production du soja brésilien est destinée en effet majoritairement à l’exportation vers l’Europe, la Chine et le Japon sous forme de farine (30%) ou de grains (65%). Les modèles de production et de consommation ont évolué parallèlement. On constate en effet une demande accrue de soja liée à l’augmentation de la consommation de viande. C’est le cas du Brésil lui-même, mais aussi de l’Asie et de la Chine en particulier qui présente actuellement une croissance de 10% par an de ses importations de soja au détriment de la production de riz, qui a fortement chuté.
Quels sont les principaux impacts de cette production intensive en Amazonie ?
Cette production très prédatrice en termes d’utilisation de capitaux, d’énergie et de ressources naturelles a des conséquences socio environnementales très négatives, non seulement pour les populations de cette région, mais aussi pour la population brésilienne dans son ensemble. D’abord en matière de souveraineté alimentaire : par exemple, de toute la surface des sols cultivée au Brésil, 47% est aujourd’hui consacrée au soja contre 9% au haricot, qui constitue un produit de base dans l’alimentation au Brésil. Il faut faire remarquer aussi que cette production intensive génère de moins en moins d’emplois. Depuis le début de l’implantation du soja au Brésil, on a dénombré 375 mille emplois en moins étant donné l’évolution de la technologie agricole. Cela constitue évidemment aussi une grave menace en termes d’environnement et de biodiversité. Si on vous dit qu’il arrive que, sur une extension de terre de 600 km, on cultive uniquement du soja, cela vous donne une idée, notamment de ce que cela peut signifier en termes de déforestation et de déprédation de la flore et de la faune locales. Depuis l’entrée du soja en Amazonie, 30 mille km² ont été déboisés. Cela provoque une érosion et une dégradation accrues des sols ; l’eau et les pesticides très agressifs s’écoulent vers le fleuve Amazone et cela a des répercussions sur la santé des populations. L’usage massif de ces produits affecte également la faune et provoque des phénomènes de migration des pestes vers les cultures vivrières dont vivent les gens. Rappelons que les propriétaires terriens n’habitent pas dans les zones de culture et ne sont par conséquent pas affectés par ces « désagréments » !... Par contre, les populations locales ont tendance à fuir et à s’exiler vers les grandes villes ; les services publics de transport se réduisent, les enfants ont plus de difficultés pour se rendre à l’école, c’est une espèce de spirale qui mène inexorablement à l’exclusion... Il y a également la question de l’accès à la terre, car quand on dit que l’on installe l’agriculture intensive dans les aires cultivables « disponibles », il faut mettre ce mot-là entre guillemets : il s’agit plutôt de mettre certaines terres à disposition de l’agrobusiness via le déplacement forcé de population, la déforestation et la suppression de cultures vivrières de subsistance. La zone amazonienne a une structure foncière très fragile, vu le peu de présence de l’Etat. Les pressions qui sont faites sur les populations indigènes et les petits producteurs pour vendre la terre sont très fortes. C’est aussi un terrain privilégié pour l’exploitation d’une main d’œuvre quasi esclave.
Face à cette situation, quelles sont les revendications des mouvements sociaux ?
La travail que nous menons avec les organisations communautaires de plusieurs zones vise à la création d’espaces de concertation avec les pouvoirs publics et les entreprises afin que soient prises en compte les préoccupations des populations dans l’élaboration des règles relatives à l’aménagement du territoire. Nous promouvons également la régularisation foncière et la conservation des projets de lotissements collectifs. Nous demandons que l’Etat prenne des dispositions légales pour encourager les productions durables et pour développer de nouveaux marchés locaux. L’agriculture biologique doit être davantage soutenue. Les politiques agricoles et commerciales au plan national et international doivent être mises sous pression dans ce sens.
Quel intérêt pour une ONG brésilienne de venir parler du soja en Belgique ?
Cette collaboration avec différentes organisations belges dans le cadre d’une campagne commune : « Produire à quels prix ? Le cas du soja » a pour objectif de fournir des outils d’analyse au public belge afin qu’il puisse mieux saisir les enjeux de la production au Sud d’une monoculture intensive d’exportation destinée essentiellement au Nord. Le cas de la production de soja permet de faire le lien entre le Nord et le Sud. Cette présentation permet au public de comprendre la politique agricole du Brésil, dans la perspective mondiale, ainsi que certains impacts des politiques agricoles européennes. Le but est aussi de de proposer des possibilités d’action au public, par exemple en soutenant des organisations et des mouvements sociaux qui interpellent les décideurs politiques au Nord et au Sud par rapport à d’autres modèles de production et de consommation.