Voici une bonne quinzaine d’années que la pauvreté, le sous-développement, la misère ordinaire sont radicalement passés de mode dans le discours médiatique, par Jean-Claude Guillebaud
A la radio comme ailleurs, Dieu gît dans les détails. Le diable aussi. Enfin, le diable, façon de parler. C’est à de minuscules détails langagiers, lapsus involontaires, fumerolles de mots échappés du magma profond que se laisse —parfois— déchiffrer l’inconscient médiatique. Ces détails, il faut les pincer délicatement entre ses doigts et les amener prudemment sous la lampe.
L’autre jour, par exemple, on écoutait sur France Inter une interview téléphonique de Pascale Clark, en vacances à Zanzibar. Comme les stars hollywoodiennes de jadis, les journalistes en vue sont désormais à ce point vedettisés qu’on les interroge sur leurs lieux de vacances. Bon ! En l’espèce, c’était plutôt charmant. La gentille Pascale évoquait assez bien l’étrangeté métisse de la grande île de l’océan Indien. Elle disait sobrement le charme de la déglingue, des rues en pente, des marchés criards et des chemins cabossés. Sans oublier l’effet évocateur du nom seul, ces trois syllabes magiques —zan-zi-bar— dont la sonorité vous convoque illico toutes les grandes figures du voyage littéraire : Kessel, Monfreid, Morand...
Mais Pascale Clark est d’abord journaliste. A un moment de l’interview, elle évoqua d’un mot une évidence trop vite oubliée par les touristes : l’absolue pauvreté du pays et des gens. La misère, en somme, rôdant derrière les faux nez de l’exotisme. Ce que nous prenons partout pour la couleur locale et qui n’est le plus souvent que l’énergie du désespoir. C’était bien le moins. Et pourtant ! A peine avait-elle effleuré la question que la jeune femme s’en excusa précipitamment : « Non, je ne vais pas vous infliger le quart d’heure de pathos ! » glissa-t-elle à son interlocuteur parisien. Puis elle en revint très classiquement aux charmes surannés des maisons swahilies, aux odeurs d’épices et tutti quanti. Exit la pauvreté et son parfum de hyène !
Cela veut dire quoi, au juste ? Ceci : en journaliste de son temps et de sa génération, en jeune Parisienne hyper-branchée, notre consœur récuse instinctivement toute forme de misérabilisme. Non seulement elle y voit —à raison— une forme d’hypocrisie rhétorique, mais son instinct générationnel la détourne de toutes ces questions vite assommantes. En cela, elle est au diapason de la sensibilité médiatique dominante, dont elle participe en responsable de la revue de presse de France Inter. Dans son cas, c’est sans penser à mal. C’est un simple effet du flux, un tropisme majoritaire intériorisé de longue date. Le symptôme n’en est que plus significatif. Voilà une bonne quinzaine d’années que la pauvreté, le sous-développement, l’injustice ordinaire sont radicalement passés de mode dans le discours médiatique.
Chez nous comme au Sud du monde, non seulement les pauvres sont devenus —arithmétiquement— plus pauvres, mais ils sont dorénavant ringards. Ce qui est pire encore. Ils dérangent le youplaboum ambiant. A l’inégalité sociale aggravée s’ajoute donc un phénomène de relégation médiatique, d’expulsion du paysage. Ouste ! Parlez-nous plutôt du mirobolant Lagardère et de ses écuries de course ; chantez-nous plutôt un refrain admiratif sur le puissant François Pinault, version française du Rockfeller de jadis ; célébrez- nous les coups de Bourse de Tartempion et les disques de platine du dernier crooner... Mais les pauvres ? Leur mocheté et leur mélancolie ? Vous n’y pensez pas !
C’est ainsi que vont les choses par les temps qui courent. C’est ainsi que s’impose, mine de rien, une injonction douce et assassine. C’est vous dire combien peuvent attirer l’oreille les quelques émissions qui, remontant témérairement les vents dominants, explorent avec patience et respect ce continent noir des laissés-pour-compte. Je pense, par exemple, à cette belle série de Zoé Varier — « l’Herbe tendre »— qui, sur France Inter, donna la parole à ce que l’ami Pierre Sansot appelle « les gens de peu ». C’était attentif et incongru. Magnifiquement incongru...