Biens communs et maux mondiaux

Mise en ligne: 1er mars 2017

Le bien commun tente de se faire une place entre le bien public et le bien privé, par Tito Dupret

L’eau, l’air, la terre, le feu sont les quatre éléments primordiaux et pré-socratiques de l’univers. Appliqués à la biologie, ils ont généré au moyen-âge les quatre règnes du vivant : minéral, végétal, animal et humain. Appliqués à la climatologie, ils ont pris la direction des points cardinaux. L’Est est chaud et humide, l’Ouest est froid et humide, le Nord est froid et sec, le Sud est chaud et sec. Il y a longtemps, très longtemps que l’être humain réfléchit à son environnement pour comprendre, trouver et justifier sa place et son action. Ce ne sont pas les théories qui manquent depuis la philosophie antique de la nature.

Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène. À force de se prendre pour le nombril du monde, nous le sommes devenus. Les concepts de nature et de culture, marquant une frontière dans le champ des connaissances, ne sont aujourd’hui plus aussi pertinents. Les géographes placent par exemple la nature à l’intérieur de la culture, car la nature est elle-même une notion issue de la pensée. La nature n’a en effet aucune conscience de cette distinction. Elle est concrètement et non pas abstraitement, ignorant qu’elle a été et sera. La nature d’antan toute puissante, mère et marâtre de l’humanité, subit plus qu’elle ne soumet désormais. Du moins c’est l’illusion systémique de notre société actuelle.

Quoi qu’on en pense, ce débat est de toute façon dépassé. Dans une à deux générations, les singes peuvent avoir disparu en raison de l’activité humaine, annonce une étude publiée dans Science advances en janvier 2017. « C’est la onzième heure pour beaucoup de ces créatures » alors que 750 espèces animales ont disparu, que 2 700 sont en voie d’extinction, et que 12 500 autres sont menacées d’après la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature qui suit l’état de la biodiversité dans le monde : « On sait aujourd’hui qu’une espèce de mammifères sur quatre, un oiseau sur huit, plus d’un amphibien sur trois et un tiers des espèces de conifères sont menacés d’extinction ».

Sur France-info il y a quelques semaines, l’astrophysicien Hubert Reeves disait que « si on ne s’occupe pas de l’environnement, c’est l’économie elle-même qui s’effondre ». Il voudrait que « l’humanité cesse de saccager sa planète ». Il n’en sera rien. Car l’eau, l’air, la terre et le feu ne sont plus des biens communs mais des maux mondiaux. L’eau vient à manquer jusqu’à la pénurie dans certaines régions, l’air urbain pollue les poumons par millions, les terres agricoles dévorent les forêts que le feu ne décime pas lors d’un pic de température. L’humain transforme lentement mais sûrement le paradis qu’est la Terre en un enfer sur Terre.

Que s’est-il passé ? Quel a été le point de bascule ? Une jungle de pages dans un nombre incalculable de livres produits par des millions d’arbres nous l’explique depuis des décennies. Alors au lieu d’en faire le compte, quittons ces maux mondiaux pour revenir aux simples mots « bien commun ». Et j’y vois un insurmontable paradoxe qui court à notre perte si nous ne changeons pas de paradigme. Un bien est une propriété et l’adjectif commun dit qu’il faut le partager. Or partager sa propriété, beaucoup de propriétaires ne sont pas prêts à comprendre cette incongruité.

Le bien commun serait une propriété « impartageable » de l’humanité. Ceci est central selon Michel Adam, engagé depuis trois décennies dans diverses structures sociales et solidaires. Impartageable mais pas indivisible répondrait David Bollier, vulgarisateur de la notion de bien commun, qui pointe par exemple l’exploitation de l’eau de source naturelle et donc publique, réduite en petites bouteilles de plastique individuelles. Le bien commun, même s’il n’est pas comptabilisé en soi est ici confisqué par sa gestion commerciale.

Les solutions ne manquent cependant pas. Le bien commun tente de se glisser entre le bien public et le bien privé pour résoudre ce genre de situation. Les offres sont myriades et l’ingéniosité humaine est d’une fabuleuse inventivité. Internet regorge de génies en herbe exposant des prototypes plus ou moins aboutis. Souvent pour des investissements ridicules en regard du maintien de l’énergie nucléaire par exemple.

Ils sont autant d’îlots incertains qui espèrent vainement s’inscrire dans le paradigme délétère d’un obsessionnel progrès, un bien non pas commun mais de quelques uns : toujours plus, toujours mieux. Dans un quart de siècle d’après les calculs d’Oxfam, Bill Gates sera le premier trillionnaire de l’histoire de l’humanité. Mille milliards de dollars, un seul individu... Heureusement l’AFP ajoute : « Le milliardaire et philanthrope américain Bill Gates orchestre une coalition de riches donateurs engagés à investir plus d’un milliard de dollars dans des technologies innovantes dans les énergies propres pour combattre le réchauffement climatique. » Un milliard de dollars, sept milliards et demi d’individus... On est foutu, non ?

Je caricature, j’exagère, j’ironise. Haut les coeurs, je ne souhaite pas démoraliser. « Fondamentalement, les communs, plus précisément le faire commun désigne l’activité sociale de collectifs qui s’organisent pour protéger, partager et faire fructifier des ressources, épuisables ou renouvelables, matérielles ou immatérielles, d’une façon équitable et durable ».

Ce ne sont manifestement ni la conscience, ni les idées, ni les actions qui manquent. Simplement cela ne fonctionne pas. Depuis le « mouvement des enclosures » que l’économie classique place à la racine de la propriété privée, le système actuel semble indépassable. C’est ce que Garrett Hardin appelait en 1968 dans le magazine Science.

« La tragédie des biens communs » : « Lorsqu’un bien est partagé entre plusieurs exploitants, plus les exploitants augmentent leurs propres exploitations, plus la capacité de production du bien de base diminue. Par exemple, des pêcheurs utilisent un étang pour pêcher. Au fur et à mesure, ils décident tous de mettre plus de lignes. Chacun va alors pêcher plus de poissons, ce qui semble normal. Mais la pêche étant trop intensive, les poissons n’auront pas le temps de se reproduire et il n’y aura bientôt plus de poissons. On en arrive à la conclusion qu’une action qui semble rationnelle pour un individu peut devenir irrationnelle pour un groupe d’individus », lit-on sur Andlil, un forum d’enthousiastes boursiers.

Hardin écrivait que l’humain est l’objet d’un système qui oblige à exploiter de plus en plus dans un espace pourtant fermé et limité. Mais sa thèse a été contredite dès 1970 car il aurait confondu bien commun et ressource d’accès libre. Or il n’existe aucune restriction pour une ressource en libre accès. Malheureusement, l’accès libre signifie surtout la loi du plus fort et son impérieux et unilatéral désir de transformer le bien commun en bien tout court. Et le prix Nobel de 2009, au lendemain de la crise majeure de 2008, remis à Elinor Ostrom pour son analyse de la gouvernance économique et des biens communs, n’y changera rien.

Je n’ai finalement qu’un espoir mais il est ferme : m’attacher à consommer ce dont j’ai vraiment besoin, me libérer de la possession de toutes les matières, me rendre utile et gratuit le plus possible, demander mon chemin aux personnes et pas aux machines, marcher l’esprit libre, les poches vides et les mains propres. C’est ma façon de participer à la proposition d’Alexandre Jardin, auteur français populaire et « faizeu », avec son mouvement 1+1+1 pour une révolution bienveillante avant que n’en s’impose une violente.