Marchandisation des espaces urbains et des identités collectives envisagés comme biens communs, par Jean Claude Mullens
« La charmante situation de Hui, où il y a tant de diversités amusantes, qu’on les trouve rarement réunies sous le même coup d’œil… Les charmantes perspectives que l’on rencontre sur les rives de la Meuse, en montant vers Namur méritent l’attention des voyageurs qui goûtent un plaisir infini à examiner ce que la nature prodigue aux mortels, et que l’on se fait un plaisir d’embellir ». Saumery, voyageur français du XVIIe siècle [1]
Lorsqu’on descend la vallée du Hoyoux par la N641, route « romantique » pour automobilistes et camionneurs, on trouve à l’entrée de la ville de Huy un grand panneau où est inscrit en lettres capitales : « Huy, ville de l’étain ». Juste en dessous, sur un panneau blanc, en plus petits caractères : « www.postainiers.be Cadeau Lacroix, 34 avenue des Fosses ». Postainiers Hutois, comme l’explique le site web, est une marque déposée par les « dignes héritiers des orfèvres du Moyen-Âge, les Potstainiers Hutois (qui) présentent un large choix de pièces traditionnelles en étain (…). Un savoir-faire reconnu depuis le XIIème Siècle dans le monde entier pour la qualité de son alliage d’étain (94 %) ».
Un peu plus loin, sur cette même route, si peu « romantique » pour les piétons et les cyclistes, juste après le viaduc de l’ancienne ligne de chemin de fer Huy-Ciney, on découvre un autre grand panneau d’accueil : « Huy, plus belle la ville ». Le mot « plus » semble surajouté à la main, chacune des lettres est imprimée dans une couleur différente, ce qui donne dans l’ordre : rouge (p), orange (l), bleu (u), vert (s). Poème graphique à la Rimbaud ou clin d’œil aux couleurs des partis politiques ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, les mots « Huy » et « belle » sont reliés entre eux par une ligne bleue qui dessine une sorte de vague, avec juste en dessous quatre carrées de dimensions identiques avec la même scansion de couleurs que dans le mot « plus ». Enfin, juste à côté, quatre carrés et l’inscription : « A Huy, parkings gratuits, www.huy.be ».
On trouve des panneaux identiques aux autres portes d’entrée dans la ville. Ils ont évidemment pour fonction d’accueillir les visiteurs, de leur souhaiter la bienvenue. Ils délimitent un espace physique, celui du territoire de la ville, ainsi qu’un espace symbolique, un imaginaire, une aura autour de la ville. C’est en cela qu’on peut définir ces panneaux comme des portes-identité, reflets des manières de représenter et de prendre en charge l’identité collective des habitants du territoire. Essayer de décrire les systèmes de représentations et de pratiques impliqués dans ces deux types de panneaux pourrait aider à documenter les nouvelles pratiques de marchandisation de l’identité collective, envisagée ici comme un bien commun.
Le premier type de panneau remonte sans doute aux années quatre-vingts. Il véhicule l’idée d’un lien fort entre l’identité de la ville de Huy, son artisanat, et le travail de l’étain dont la tradition remonte effectivement au Moyen-Age. Cette représentation de soi met l’accent sur le travail, l’histoire et la mémoire médiévale de la ville. Elle célèbre les artisans, les anciens métiers qui auraient conservé jusqu’aujourd’hui des savoirs faire dont on revendique l’universelle renommée.
En 1985, dans un livre-hommage consacré au millénaire de la ville de Huy (985-1985), un article était ainsi consacré à l’éloge de la tradition d’artisanat d’art présente dans la région : « Dès le Xe siècle la vallée mosane est connue pour la célébrité de ses fonderies, la valeur de ses œuvres d’art. Monétaires, orfèvres, bronziers, dinandiers, stainiers, les Hutois ont la vocation d’artisans et d’artistes. Ce n’est pas seulement à sa situation géographique, au confluent de la Meuse et du Hoyoux, que la ville de Huy doit sa splendeur, mais aussi et surtout à ses travailleurs d’élite, maîtres des arts du feu » [2].
A l’époque, on se félicitait dans le même ouvrage de la bonne résistance de la région hutoise « face aux assauts de la crise économique des dernières années ». On estimait que l’emploi s’était proportionnellement mieux maintenu dans la région que dans l’ensemble du pays. On pensait aussi que pour conserver cette relativement bonne position et bonne image, il fallait accroitre le potentiel de la ville par rapport à « ses possibilités touristiques. Car ici tout est possible en ce domaine : tourisme culturel, tourisme sportif, tourisme de plein air et de simple détente, tourisme gastronomique – pour le plaisir des palais subtils – tourisme industriel, sans oublier les joies de la flânerie et du shopping » [3].
C’est justement dans la catégorie « tourisme industriel » que figuraient les artisans de l’étain, « les postainiers hutois », aux côtés des centrales nucléaires de Tihange qui étaient également envisagées comme une attraction touristique de premier ordre, quoi qu’en pensaient déjà certains esprits chagrins venus d’ailleurs : « Ailleurs, les si souvent contestées centrales nucléaires de Tihange ouvrent leurs portes aux visiteurs en groupes, sur simple demande ». On avait ainsi dans les années quatre-vingts une très bonne cohabitation entre l’imaginaire des artisans du moyen-âge et les ingénieurs des centrales nucléaires. Dans les deux cas, on avait affaire à des techniciens passés maîtres dans l’art de transformer la matière. Artisans travaillant l’étain et techniciens du nucléaire, figures prométhéennes, voleurs de feu, des métiers concernés par le commerce avec les forces de la nature.
L’enthousiasme pour les centrales nucléaires s’exprimait aussi d’un point de vue architectural et paysagé, c’est ainsi que dans l’ouvrage consacré au patrimoine monumental de l’arrondissement de Huy (1990), on pouvait lire : « Oui, on peut encore goûter la saveur des fraises de Tihange. Et si l’on peut s’inquiéter des risques éventuels de l’industrie nucléaire, il faut reconnaître que l’implantation de la centrale a doté l’entrée de Huy de volumes architecturaux qui introduisent un esprit nouveau dans le visage de la vallée mosane » [4] .
Les espérances placées dans le développement de l’industrie touristique comme palliatif à la désindustrialisation de la région et à l’augmentation du chômage n’ont finalement pas tellement changé en trente ans, même si la perception de la centrale nucléaire de Tihange comme voie d’avenir pour le développement est moins évidente. Comme l’écrit l’historien Jean-Pierre Rorive : « Le tourisme, voilà un moyen susceptible de redynamiser l’économie d’une petite ville bucolique au riche patrimoine monumental, aux charmes considérables, dont la dimension est inversement proportionnelle au rôle qu’elle a tenu dans l’histoire liégeoise et européenne. Le pouvoir actuel se dit décidé à fouetter ce secteur sous-exploité. L’avenir jugera. La ville en aurait en tout cas bien besoin pour relever les défis budgétaires actuels, qui s’annoncent de plus en plus redoutables dans les villes wallonnes. Encore davantage à Huy, privée à brève échéance de la manne financière de la centrale nucléaire de Tihange, condamnée à disparaître » [5]. Les centrales nucléaires font également moins rêver les voisins néerlandais, luxembourgeois ou allemands qui ces dernières années ont entrepris des démarches politiques visant à réclamer la fermeture des ci-devant centrales nucléaires.
Mais pour d’autres, l’association entre l’identité collective et l’énergie nucléaire reste une recette gagnante. Dans le langage du nouveau marketing cela donne aujourd’hui des discours du type : « l’énergie, une image forte et fédératrice pour le développement local, la promotion territoriale et l’inscription du territoire dans la logique internationale ». C’est la raison pour laquelle les acteurs consultés pour définir le plan stratégique de développement de l’arrondissement de Huy et de Waremme (2008) ont choisi le concept marketing « énergie » comme image forte pour mettre en avant les éléments originaux de la région : « en s’appuyant sur la présence d’équipements majeurs et visibles (centrale nucléaire de Tihange, BiaWanze, éoliennes de Villers-le-Bouillet). (…) D’emblée, l’image véhiculée —Huy-Waremme, de l’énergie à revendre— fixe les balises du développement souhaité, tout en conservant une part de flou » [6].
Le panneau « Huy, ville de l’étain » est bien en phase avec l’imaginaire et les intérêts des petits entrepreneurs et artisans comme les postainiers hutois, ainsi qu’avec celui des grandes entreprises comme Electrabel. Cet imaginaire était dans les années quatre-vingts pris en charge par les édiles politiques, les petits commerçants et certains historiens locaux ou régionaux. Ce mode de prise en charge était finalement assez mixte, comme en témoigne le livre consacré au millénaire de la ville de Huy. On retrouve également cette mixité des acteurs sollicités pour construire l’identité collective dans le livre édité par la présidence de l’exécutif régional wallon sur l’identité wallonne [7] . Le point commun entre tous ces discours tient dans l’idée selon laquelle l’affirmation de l’identité locale ou régionale est un levier fondamental pour le développement économique. Comme l’expliquait Bernard Anselme (1991), ancien ministre président de l’exécutif régional wallon : « L’analyse continue dans ce livre montre, de manière permanente, qu’il est impossible de dissocier revendications économiques et sociales – qui ont constitué l’essentiel des exigences wallonnes – des attentes culturelles. (…) Si cette politique s’oriente vers l’affirmation de l’identité wallonne, il ne s’agit pas d’un repli sur soi. Il s’agit beaucoup plus de s’inscrire en tant que Wallons dans cette Europe en formation. Au moment où l’Europe fédérale se structure, les Régions d’Europe, et en particulier la Wallonie, ont une place à prendre dans l’édification d’une société encore plus sociale et solidaire, dans le respect des identités politiques, économiques et culturelles » [8] .
Le deuxième type de panneau : « Huy, plus belle la ville ; parking gratuits » date des années 2000. Ici, aucune référence au moyen-âge, aux métiers d’art et d’artisanat. « Huy, plus belle la ville » n’a ni passé, ni futur. On est plongé ici dans le présent éternel du slogan publicitaire. L’univers de référence est celui de la télévision : « Plus belle la ville » renvoie bien sûr au titre de la série française. Le logo du feuilleton semble d’ailleurs avoir inspiré le graphisme du panneau « Huy, plus belle la ville » (le style manuscrit de « plus »). Pour ceux qui l’ignoreraient, la série française « Plus belle la vie » est diffusée depuis 2004 et met en scène le quotidien d’un quartier imaginaire de Marseille, le Mistral. Plus de trois mille épisodes ont déjà été diffusés.
L’absence de référence à la mémoire collective dans le panneau « Huy, plus belle la ville » colle assez bien au régime d’historicité des séries. On peut commencer un feuilleton longtemps après sa première diffusion ou le revoir longtemps après une première vision. Dans une série, le téléspectateur (comme le touriste et le consommateur) est maître du temps. Il peut avancer et reculer à volonté dans les épisodes de la série, comme le touriste peut, s’il le désire, ne s’attarder que sur une période, ou sur une thématique ou activité particulière propre à la ville ou la région. Il en faut pour tous les goûts comme disent les prospectus touristiques.
L’univers de référence n’est donc plus celui des artisans, mais bien celui des séries télévisées avec leur marchandising et leurs produits dérivés comme dans la série « Plus belle la vie » : musique, romans, BD, jeux de société, jeu vidéo, scooters, applications numériques. De la même manière, l’identité collective est à présent envisagée comme un produit, comme une marque. Il est donc « normal » et « naturel » que sa valorisation soit prise en charge par des entreprises de marketing.
Les édiles externalisent ainsi la production des représentations de l’identité collective à des entreprises privées. Cette transfiguration de l’identité en marchandise s’incarne assez bien dans le panneau « Huy, plus belle la ville ». Les explications qu’accompagnent la mise en ligne en janvier 2017 du nouveau logo de la ville sont à cet égard exemplaires du genre d’abstraction et de formules magiques qu’offre le monde du marketing : « L’élément porteur essentiel du logo sont les trois lettres du mot « Huy ». Elles s’inscrivent dans un jeu typographique de formes qui se répètent et qui jouent de symétries. Il n’y a pas de majuscule pour accentuer les similitudes entre le « h » et le « y » et apporter un esprit contemporain à la composition. Le second élément porteur sont les traits de couleurs qui évoquent la Meuse. Le fleuve, colonne vertébrale de la ville, véhicule la personnalité dynamique et multifacette de Huy. Les trois couleurs fondamentales des traditions de Huy se retrouvent incarnées dans cette Meuse : le bleu, le jaune et le rouge héritées du drapeau officiel ». Dans cette description du nouveau logo de la ville, le seul élément de référence au passé concerne la référence aux « trois couleurs fondamentales des traditions de Huy ».
La prise en charge par des agences de marketing de l’identité collective s’apparente à une forme d’« expropriation » du pouvoir dont pouvait disposer la population en général, et certains groupes en particulier sur la production de représentations de l’identité collectives, comme par exemple dans le panneau d’accueil « Huy, ville de l’étain ». Ce phénomène n’est pas propre à Huy, il se répand partout en Europe, et peut-être surtout dans les territoires soumis aux épreuves des délocalisations et de la désindustrialisation. Les édiles délèguent ainsi à des agences de communication et de marketing le pouvoir de dire ou de prescrire ce qui plairait aux publics-cible. Ces agences sont supposées détenir des techniques d’enrichissement et de valorisation de l’identité. Ces techniques sont censées accroître le pouvoir d’attraction d’une ville ou d’une région, pensée comme une marque qu’on pourrait valoriser auprès de potentiels futurs consommateurs, touristes et investisseurs. Cette stratégie semble tout entière dédiée à la prospérité de la figure du petit commerçant et du petit entrepreneur local, forcément créateurs d’emplois et sources de ruissellement de richesses pour l’ensemble de la région.
En faisant un pas de côté, on pourrait revenir à « Plus belle la vie » et à Marseille avec le groupe de reggae Massilia sound system qui semble très bien avoir compris cette évolution vers la marchandisation des identités collectives et le rejet aux oubliettes de la figure de l’ouvrier ou, comme à Huy, dans une certaine mesure, celle de l’artisan, le postainier hutois (cf. le premier panneau d’accueil : « Huy, ville de l’étain »). Dans la chanson « Des métallos », Massilia sound system célèbre ainsi à contre contre-courant de l’imaginaire impliqué dans tous les projets de développement de l’industrie touristique, l’identité ouvrière associée entre autres à la fabrication de bateaux. Cette mémoire collective très affectée par les délocalisations n’est pas sans résonnance dans le contexte liégeois : « Et si il faut choisir des héros, alors choisissons les métallos (…) Il y avait le chantier, on y construisait des bateaux. Plus d’un millier d’ouvriers, jour et nuit, des coups de marteau. Et des gerbes d’étincelles qui faisaient rêver les minots. Oui, c’est un dur métier, c’est un fichu boulot. La sirène, le matin, ah putain ! qu’elle sonnait tôt ! On sait bien que le travail, ça sera jamais rigolo. Que ce sont toujours les mêmes qui se gavent sur ton dos. (…) On explique sur les ondes qu’il n’y aura plus de bateaux, qu’on les fabrique moins cher à Singapour, à Borneo. Qu’il aurait fallu les faire ou plus petits, ou plus gros. Les récalcitrants : on les soigne à la lacrymo. On appâte les autres avec un peu de némo, L’avenir est à la plage, ici, ce sera Rio !. Il y aura des avantages, on pourra ouvrir un resto (...) Il paraît que notre richesse, c’est avant tout la météo : Pensez, de mai à octobre, on se ballade tous en maillot ! Ça attire les ingénieurs, ils y installeront leurs labos. Ça, c’est des consommateurs ; ça, c’est des gens bien comme il faut. On va leur faire des boutiques et des cinés et des expos, À la place des fabriques, avouez que ça sera plus beau. Nos minots seront plagistes ou iront bosser chez Mc Do. Si ces métiers les attirent, dans le nord, il y a du boulot. L’été, ils nous reviendront dans de longues files d’autos Pour dépenser au pays ce qu’ils auront gagné là-haut » [9] .
En Wallonie, les moyens financiers consacrés au travail de transsubstantions de l’image de la région sont à la hauteur des espérances, comme l’expliquait l’ancien ministre wallon du tourisme, Paul Furlan : « Nous n’avons pas la Costa Brava, nous n’avons pas l’or blanc des Alpes, nous devons donc nous démarquer. (C’est la raison pour laquelle) le budget du développement touristique en Wallonie, tous secteurs confondus s’élève à quelque 60 millions d’euros, et de ces 60 millions, on peut considérer que 15 millions sont affectés à la promotion » [10].
Le sociologue Luc Boltanski analyse très bien les transformations économiques sous-jacentes à cette évolution vers le marketing urbain ou territorial : « Je pense qu’il y a actuellement dans les pays d’Europe occidentale, et particulièrement en France, un changement économique très important, qui est de délaisser les activités économiques qui étaient créatrices d’emplois, mais dont les marges étaient insuffisantes, par rapport à la concurrence étrangère, notamment les pays émergeants, et dans lesquels un grand nombre d’ouvriers faisaient peser sans arrêt des menaces de grèves ; de délaisser ces activités, en les laissant aux pays émergeants à bas salaires, et à classe ouvrière pour l’instant tenue en main, notamment par les autorités communistes (…) et de transférer tout un ensemble d’activités de production de richesses vers d’une part la finance, ce qui est bien connu, mais aussi vers la patrimonialisation, et la mise en valeur de la nation en tant que capital. (…) Vous avez maintenant des agences qui sont spécialisées dans la marchandisation de nations, de lieux, de sites. (…) Je pense que si on voulait poser vraiment la question économique dans la crise actuelle, il faudrait mettre à plat ces changements très profonds, et dont beaucoup ne sont pas vus ou sont sous-estimés » [11].
Le patrimoine matériel et immatériel, c’est-à-dire l’histoire, la mémoire, les rites, les langues, les dialectes, les traditions orales, les mythes, les contes, l’humour, les habitudes, la cuisine, les monuments, les lieux de mémoire, les bâtiments publics et privés, les rues, les places, ensemble de choses qu’on pourrait qualifier de biens communs sont donc de plus en plus envisagés comme des « marchandises », des « produits », des « capitaux » à valoriser, à monétiser sur des marchés considérés par les agences de marketing, les édiles et les acteurs économiques comme prioritaires et stratégiques.
Les habitants, les associations de quartier, les sociétés savantes comme par exemple celle des Annales du Cercle hutois des sciences et beaux-arts, de grands historiens de la ville de Huy comme l’était André Joris, et la plupart des élus sont ainsi en passe d’être marginalisés et expropriés dans leur rôle de production de représentations de l’identité collective au profit des agences de marketing.
On pourrait rapprocher cette expropriation ou dépossession de l’identité collective avec la « grande percée » qui dans les années soixante a conduit à la destruction de plusieurs quartiers de la vieille ville de Huy. Ces destructions étaient justifiées au nom du progrès, de la croissance économique et de la nécessité d’améliorer les voies de circulation essentiellement au profit de la voiture. On disait à l’époque que Huy était la seule ville de Belgique qu’on traversait plus vite à pied qu’en voiture. On expliquait aussi qu’il s’agissait d’assainir l’air ambiant, car le Hoyoux charriait de mauvaises odeurs. Et plutôt que de mettre en place des systèmes d’épuration des eaux usées, les édiles avaient préféré enfouir la rivière et la voûter. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui reconnaissent que la « grande percée » a été une catastrophe, une erreur qui a irrémédiablement déchiré le tissu urbain. Un exemple-type de ce qu’il ne fallait pas faire. En 2005, le projet d’aménagement de l’avenue des Ardennes était ainsi très significativement dénommé « cicatrisation de la grande percée de Huy ». Mais la « cicatrisation » se fait toujours attendre. L’avenue des Ardennes continue à être un « non-lieu » principalement dévolu aux parkings et à la circulation des voitures qu’encadrent des myriades de panneaux publicitaires célébrant les bienfaits de telle ou telle marque de télécommunications, de vêtements, ou d’assurances. Et les maigres jets d’eau prévus pour cicatriser le quartier ont bien du mal à ramener le Hoyoux à la surface. Quant aux multiples variations de matériaux du projet, ils n’évoquent en rien, ni même symboliquement, l’image des ponts qui ralliaient les deux quartiers de la ville.
Le tout à la voiture, de si triste mémoire pour la ville de Huy, se prolonge ainsi dans le panneau d’accueil : « Plus belle la ville, parkings gratuits ». Comme si le principal projet de développement de la ville, son seul horizon était de produire toujours plus de nouveaux parkings, autant de non-lieux, d’espaces privatisés par ou pour les propriétaires de voiture au détriment des piétons et des cyclistes. Dans le périodique local « Huymag » de janvier 2017 on pouvait ainsi lire « En plein mouvement, Huy construit son projet de ville » qui consiste bien évidemment à créer en 2017, 723 nouvelles places de parking. Tout ça n’a peut-être rien d’étonnant, car comme le relevait un récent rapport de la commission européenne, « De tous les pays de l’OCDE, la Belgique est celui où la subvention annuelle totale par voiture est la plus élevée, avec 2.763 euros par an et par voiture » [12].
Inutile de rappeler que cette politique de développement du tout à la voiture a par ailleurs de fâcheux impacts sur la santé publique. On estime en effet entre 3 et 5% les décès qui peuvent être attribués aux maladies générées par l’exposition chronique aux émissions d’ozone, de dioxyde d’azote, et de particules fines des voitures et camions, tels que les cancers du poumon et les maladies cardiorespiratoires. La politique de promotion des parkings et du tout à la voiture n’a donc pas que des conséquences esthétiques.
La construction de toujours plus d’infrastructures publiques pour les voitures (« parkings gratuits ») a bien sûr aussi pour effet de privatiser une très grande partie de l’espace urbain, un autre bien commun, au profit des propriétaires de voiture. Cette politique de développement conduit à exclure, à rendre plus difficile, à dissuader d’autres usages de l’espace public (espace de rencontres, agora, promenade, pistes cyclables).
Les discours véhiculés sur l’identité collective à travers les panneaux d’accueil déploient ainsi leurs effets tant sur le plan symbolique que matériel. Ils fonctionnent comme des dispositifs symboliques qui construisent des identités et renforcent des pratiques (aménagement de parkings gratuits, plus grand usage de la voiture, construction de non-lieux, effets sur la qualité des relations sociales, sur la confiance dans le collectif, sur le plaisir d’être en ville quand on est soumis aux affichages publicitaires, au bruit des voitures et aux émissions de particules fines). Il serait peut-être dès lors utile de prendre ces panneaux d’accueil au sérieux dans ce qu’ils produisent ou renforcent dans le réel, entre autres par rapport à la prise que peuvent avoir ou non les habitants sur l’aménagement de l’espace et la production de leurs propres représentations de l’identité collective.
Lutter contre la marchandisation de l’espace public et des identités collectives consiste peut-être aussi à dire et faire ce que proposaient les Massilia sound system lorsqu’ils chantaient : « Mais que dire, que faire pour être fier de son terroir ? Organisez des sound systems tous les samedis soirs ! Mais que dire, que faire pour être fier de son terroir ? Organisez partout des débats contradictoires ! Mais que dire, que faire pour être fier de son terroir ? Sortez vos poètes et vos écrivains de leurs placards ! Mais que dire, que faire pour être fier de son terroir ? Inscrivez vos plasticiens au sommaire de l’histoire de l’art ! » [13].
[1] Cité par Jacques Stiennon, dans son introduction à l’ouvrage consacré au patrimoine monumentale de l’Arrondissement de Huy, Le patrimoine monumentale de la Belgique, volume 15.
[2] Huy, Le livre du Millénaire (985-1985), Ed. Vaillant-Carmanne, Liège, 1985, p. 129.
[3] Ibidem, p. 145.
[4] Jacques Stiennon, Le patrimoine monumental de la Belgique, Liège, n°15, Entité de Huy, Ed. Pierre Mardaga, 1990, p. 11.
[5] Jean-Pierre Rorive, Histoire de Huy et sa région. Une destinée captivante et tumultueuse, Ed. P. Malherbe, Huy, 2014, p.139.
[6] Christophe Breuer, Marianne Duquesne, Plan de développement stratégique de l’arrondissement Huy-Waremme, université de Liège, Faculté des sciences appliquées, master complémentaire en urbanisme et aménagement du territoire, Cours de développement territorial, mai 2008, p.17.
[7] Philippe Destatte, L’identité wallonne, Aperçu historique, Ed. Institut Jules Destrée, Exécutif régional wallon, Namur, 2001
[8] Ibidem, Préface du ministre, 1991.
[9] Massilia Sound System, Des métallos, Commando Fada (album), 1995.
[10] Le tourisme, un secteur clé pour l’économie wallonne, Rédaction RTBF, 16 avril 2014.
[11] Luc Boltanski, La grande Table (2e partie), France Culture, 29/05/2014.
[12] La Libre Belgique, 7 février 2017.
[13] Massilia Sound System, Quand le sound est bon, Commando Fada (album), 1995.