La Cour pénale Internationale se déclare apte à juger l’accaparement des terres

Mise en ligne: 1er mars 2017

En quoi cette annonce représenterait-elle une avancée en matière de protection des biens communs ?, par Olivier de Halleux

En septembre 2016, la Cour pénale internationale —CPI— a officiellement annoncé sa volonté de lutter contre la destruction de l’environnement et l’accaparement des terres. Dans sa note politique générale de sélection et de hiérarchisation des affaires, la CPI se déclare apte à juger de tels faits qui relèvent de possibles crimes contre l’humanité, en ajoutant qu’elle mettrait tout en œuvre pour cibler les responsables mais « il n’incombe pas au bureau de la CPI de mener des enquêtes et des poursuites à l’égard de chacun des crimes prétendument commis dans une situation donnée ou contre chaque personne qui en serait responsable [1]... ».

Mais alors que le texte stipule clairement qu’il n’a aucune portée juridique ou normative, on peut légitimement se demander quelle force contraignante cette disposition aura sur les principaux commanditaires. La CPI aurait-il donc agit par acquit de conscience ? En quoi cette annonce représenterait-elle une avancée en matière de protection des biens communs ? Que manquerait-il alors comme levier pour réellement appliquer des sanctions aux Etats ou individus qui procèdent à l’accaparement des terres ou à des activités portant atteinte à l’environnement ?

Le terme de « bien commun » n’est pas simple à appréhender. Il a des acceptions multiples dépendantes des réalités locales. Selon l’approche juridique, il correspond à « la chose qui appartient à tous (ou à personne) et qui n’est susceptible d’aucune appropriation mais dont chacun peut user à sa convenance. C’est par exemple le cas de l’air ou de l’eau, sous réserve qu’ils soient en surquantité par rapport aux besoins ou qu’il n’y ait pas de problèmes d’accès ».

Mais dans certains pays, la possible addition d’un système de lois, par exemple traditionnelles, avec celui d’une législation dite « moderne » peut mener à ce que le rapport à la terre et son usage soient interprétés différemment. La protection des biens communs passe donc par une concertation sur la signification profonde du terme. Cela oblige à revoir les frontières entre « bien privé » et « bien à vocation collective ». D’où la tension entre le droit à la propriété et la construction collective qui est au cœur du phénomène de l’accaparement des terres. De là découle une question cruciale : que voulons-nous faire de nos ressources naturelles dans le contexte du réchauffement climatique et d’une mauvaise santé environnementale alors que la gestion de celles-ci est issue de fondements socio-politiques qu’il conviendrait de remettre en question ? Et dans quelles proportions faut-il revoir ces fondements pour l’intérêt de tous ?

Auteurs présumés

Actuellement, toutes nos ressources naturelles ne sont pas gérées de manière uniforme. Mais le paradigme libéral de la privatisation à outrance semble être l’apanage de la gestion de celles-ci. En effet, il y a un glissement du droit à la propriété vers celui de l’exclusivité et de la concentration de la gestion d’une ressource par une minorité au détriment de la collectivité. Cependant, en fonction de la nature des ressources, des gestions différenciées existent. L’air est par exemple en accès libre mais certains, au nom de la protection de l’environnement, n’hésitent pas à remettre en question ce principe en posant que notre oxygène doit être également géré. Le risque est qu’il puisse apparaître des abus de la part des individus qui géreraient « les flux d’airs ». Une gestion collective et concertée de nos ressources ne doit pas nuire au droit des personnes de jouir des biens de base comme l’air, l’eau ou la nourriture.

De ce fait, l’accès libre ne peut en effet être appliqué à toutes les ressources au risque que des conflits éclatent mais il faut pouvoir définir clairement ce qui doit être géré collectivement ou non. Et si demain l’eau appartenait à trois grandes multinationales, son accès serait-il encore garanti ? De quel droit une personne peut-elle spéculer sur des ressources qui permettent à la collectivité de vivre ? La gestion collective doit-elle nécessairement profiter à certains et nuire aux autres ?

Dans bien des cas, la prise illicite de biens fonciers a pour but l’exploitation, souvent industrielle, d’une quelconque ressource. Les principaux présumés coupables sont des grandes firmes ou multinationales qui travaillent dans l’extraction minière, l’agriculture industrielle, l’hydro-électricité ou encore la sylviculture. Ces activités ont pour conséquences l’expulsion, parfois avec violence, des populations de leur terre et une dégradation de l’environnement via l’épuisement des sols, dans le cas de monoculture, ou la pollution des sols, dans le cas des forages pétroliers. Mais comment est-il possible de nuire à des habitants sans risquer des représailles de la justice ? Les firmes qui agissent de la sorte profitent du flou juridique qui existe dans des pays où les cas d’accaparements sont monnaie courante. Elles mettent en place des filiales locales et travaillent en collaboration avec des élites du pays qui connaissent les faiblesses de l’État et les interstices de la loi. Les gouvernements peuvent donc être présumés complices de ces accaparements. Cela étant dit, les multinationales et les gouvernements qui orchestrent de tels faits, tentent d’agir en toute légalité en suivant les lois prescrites, d’où la difficulté de prouver juridiquement l’illégalité d’un accaparement qui est, par contre, éthiquement et humainement impardonnable.

Compétences de la Cour

De nombreux cas de dégradation de l’environnement, ayant des impacts négatifs sur les populations, restent donc impunis si bien que la CPI semble démunie face à l’ampleur du désastre écologique et humanitaire, et ce malgré son intention de lutter contre l’impunité. Une première plainte a toutefois été déposée dans ce cadre en octobre 2014. Il s’agit de l’affaire Chevron (Texaco-Chevron) dans laquelle le PDG John Watson a été poursuivi comme personne physique, et non l’entreprise comme personne morale, pour pollution résultant des extractions pétrolières de la forêt équatorienne. Mais la procureure n’avait pas donné suite à la demande des victimes.

Y-aura-t-il un changement suite à la nouvelle politique générale ? Certes, les compétences de la CPI ont été élargies dans le domaine mais il reste de multiples freins à l’application des règles et des normes. La première limite est liée aux systèmes juridiques nationaux. Dans leur intérêt, certains pays sont dans l’obligation de signer des accords économiques avec des firmes ou des multinationales. En effet, des entreprises n’hésitent pas à engager des investissements importants en échange d’un abandon d’une possible poursuite judiciaire ou d’un quelconque avantage fiscal. Le cas de Chevron en est un parfait exemple. L’État équatorien a assigné, en 2013, une amende de 9,5 milliards de dollars à l’entreprise américaine dont la compagnie ne s’est jamais acquittée. La compagnie pétrolière n’ayant plus d’actifs dans le pays, le dossier a été transféré en Argentine où elle dispose de succursales. Mais la requête a été refusée, Chevron ayant promis d’investir un milliard de dollars dans l’économie du pays. Vingt-cinq ans après l’arrêt des forages dans la forêt amazonienne et la catastrophe environnementale, les victimes sont toujours dans l’attente d’un jugement. Preuve en est qu’une déclaration, aussi clairvoyante soit-elle, de la part d’une haute instance juridique, peut être totalement inefficace si une action politique n’est pas entamée au sein des pays concernés.

Ce dernier point constitue une deuxième contrainte dans l’application des volontés de la CPI. En effet, la reconnaissance d’un crime, comme l’appropriation illicite de terres, n’est pas toujours établie dans les pays visés. La CPI se dit pourtant prête à coopérer avec les États faisant une demande précise au sujet d’actes, ou de comportements, qui constituent des crimes graves mais seulement au regard de la législation nationale. C’est-à-dire que si un fait relevant d’une éviction ou d’une confiscation de terre est constatée, mais qu’il n’est pas inscrit comme étant un crime dans la législation nationale, il sera compliqué de poser une sanction nonobstant les pressions de la CPI. La responsabilité ne sera par conséquent jamais ou difficilement fixée.

Une troisième difficulté, dans l’application de poursuites envers les responsables, est de relever les preuves de liens entre les filiales locales et la société mère. Bien souvent, les multinationales avancent qu’elles ne sont pas les principaux responsables et cette position retarde l’enquête. Il est par conséquent difficile de déterminer le degré de responsabilité selon le critère de gravité qui est pourtant central dans les décisions de mise en accusation de la CPI. N’étant pas toujours basée dans le pays où le crime est commis, la société peut facilement s’affranchir de tous liens avec les succursales locales.Alors que la Cour pourrait justement intervenir sur le plan multilatéral, les intérêts nationaux et privés priment sur l’établissement de la vérité.

Un cas au Cambodge

Les cas d’accaparements sont nombreux et bien connus. Mais les obstacles cités et le fonctionnement interne de la CPI parfois complexe empêchent que justice soit faite. Cependant, des avocats, ainsi que des ONG, continuent à se battre en faisant entendre les voix des victimes par le biais de l’annonce de la CPI qui rappelle l’importance de protéger les biens communs.

In fine, l’avantage de présenter les accaparements de terres comme de possibles crimes contre l’humanité est de les reconnaître comme tels aux yeux du monde. Il s’agit d’un message d’espoir pour les victimes mais l’impunité ne peut perdurer plus longtemps compte tenu de l’urgence de protéger nos biens communs et les populations.

Une plainte a été déposée en ce sens. En effet, les avocats des victimes des récentes expropriations forcées au Cambodge ont sollicité la CPI. Entre 350 mille et 850 mille personnes seraient concernées de près ou de loin par les agissements du gouvernement cambodgien. Depuis une quinzaine d’année, il pratique l’expulsion systématique des populations en vue d’octroyer des terres potentiellement riches à des sociétés principalement chinoises. Des accords, signés avec les politiques cambodgiens, permettent que ces entreprises opèrent sans entraves dans la production de la canne à sucre ou d’hévéa. Une large proportion de hauts responsables au sein de la police, de l’armée et de la sécurité serait incriminée.

Reste à voir si cette demande d’enquête sera acceptée par la CPI et jugée recevable sans pour autant qu’il y ait des pressions extérieurs sur son déroulement. L’annonce de la Cour doit pour cela être relayée et intégrée par les États qui en font partie afin de sauvegarder les biens communs ainsi que les droits fondamentaux.

[1Bureau du procureur de la Cour pénale internationale, document de politique générale relatif à la sélection et la hiérarchisation des affaires, 15 septembre 2016, La Haye.