La renaissance des biens communs

Mise en ligne: 27 février 2017

Une vague d’activisme et de projets novateurs axés sur les biens communs gagne du terrain dans le monde, par José Luis Vivero-Pol

Ce mouvement croissant se compose d’activistes luttant contre l’accaparement de terres un peu partout dans le monde et la privatisation de l’eau, de travailleurs ruraux qui gèrent collectivement les forêts, les zones de pêche et les terres agricoles, d’utilisateurs d’internet générant des logiciels et du contenu pouvant être partagés et améliorés, et des citadins qui revendiquent les espaces publics, entre autres.

Les communautés auto-organisées prennent des mesures collectives pour préserver leurs ressources locales, tant pour elles-mêmes que pour les générations futures. Enracinée dans une perspective traditionnelle de l’utilisation de la nature, la compréhension actuelle des biens communs présente une gamme de philosophies et de pratiques qui englobent des significations différentes, y compris les dichotomies entre les biens matériels —les semences, par exemple— et les biens non matériels —les connaissances ou logiciels— et entre les biens communs comme ressources —le point de vue économique qui est encore dominant [1], ou comme une manière collective de gérer une ressource donnée, ce que l’on appelle l’approche politique des biens communs en tant que construction sociale [2].

Les biens communs, en tant que ressources importantes pour les êtres humains, ont des personnalités multiples [3] et donc des phénoménologies multiples [4], et différents termes sont acceptés pour les décrire, fondés sur la notion de pluralisme juridique [5] et sur la diversité institutionnelle [6].

Et pourtant, la théorie des biens communs a à peine touché à l’alimentation, encore considérée comme un domaine qui échappe à la doctrine normative et à la praxis des paysans et des spécialistes des biens communs. Curieusement, les différentes épistémologies [7] qui ont analysé les biens communs afin de comprendre leur nature, origine, gestion, utilité et leurs défis ont rarement considéré que l’alimentation est un bien commun ou qu’elle peut fonctionner comme un bien commun.

Les différentes disciplines ont abordé les biens communs réels en utilisant les épistémologues —les outils cognitifs et les connaissances accumulées— qui caractérisent chaque domaine, que ce soit l’histoire, le droit, l’économie ou la politique. Les historiens, qui décrivent la diversité institutionnelle pour régir les biens communs dans le passé, ont décrit de nombreux exemples d’alimentation traitée comme un bien collectif ou public par les autorités au pouvoir [8], mais cette valorisation semble demeurer une construction historique qui a été renversée par le point de vue de la marchandisation moderne, si dominant et omniprésent de nos jours.

Les spécialistes du droit, tout en soulignant en grande partie les externalités positives de la propriété privée en tant que pilier du développement économique, reconnaissent pleinement deux autres types de biens, à savoir ceux appartenant à l’État et ceux appartenant à des intérêts collectifs. Les droits collectifs de propriété, souvent appliqués à l’alimentation et à la production alimentaire, sont reconnus dans de nombreux cadres juridiques formels dans le monde entier, bien que leur contribution à la gestion des ressources naturelles commence à être reconnue après l’impressionnante recherche menée par Elinor Ostrom et ses adeptes. En tout cas, Ostrom n’a jamais dit que l’alimentation est un bien commun.

L’approche économique des biens communs, fondée sur deux caractéristiques -rivalité et exclusivité-, considère que les biens communs sont des ressources rivales en matière de consommation mais dont il est difficile de priver les consommateurs potentiels. Cette approche est plutôt ontologique et absolue, puisqu’elle détermine comment sont les biens de façon intrinsèque et non comment ils peuvent être considérés par la communauté ou la société qui les régit.

Enfin, les spécialistes politiques ont bien compris et reconnu la diversité des arrangements sociaux, à travers l’histoire et dans les différentes cultures et régimes politiques, pour gérer les biens communs et donc les considérer comme des constructions sociales modulées par des valeurs spatio-temporelles, des priorités, des contraintes environnementales et des possibilités institutionnelles.

En fait, l’objet principal des biens communs n’est pas focalisé sur les ressources, matérielles et non matérielles, mais sur les relations interpersonnelles et les relations entre les êtres humains et la nature ( [9]). Cette approche reconnaît [10], que le concept de bien commun et sa matérialisation et interprétation par les puissances dominantes à travers l’histoire nous amènent au concept moderne et dominant du bien commun, celui des économistes, les constructeurs des paradigmes de notre époque [11]. L’approche économique des biens communs est encore culturellement hégémonique. Cependant, les spécialistes politiques postulent que les significations et les compréhensions des biens communs évoluent, situées dans l’espace et le temps, déclenchées par des crises récurrentes et réexaminées par différents arrangements sociétaux.

D’une manière générale, nous adhérons à la compréhension politique des biens communs, à savoir la considération des biens communs comme un regard phénoménologique ou une construction sociale qui défend des formes collectives de gestion d’une ressource particulière, matérielle ou immatérielle, dans un lieu précis et dans le temps. Les ressources considérées et gérées comme des biens communs sont généralement celles qui sont jugées importantes pour la société et donc leur gestion, production et utilisation doit être faite en commun.

Les biens communs ne sont donc pas définis par leurs propriétés ontologiques intrinsèques, comme le défend l’école économique, ou par leurs caractéristiques physiques, mais plutôt par le lien indissoluble entre les biens communs et l’activité collective qui les institue comme tels, les prend en charge et les gère au service de la collectivité et non seulement pour maximiser les utilités individuelles, la recherche de profits ou l’individualisme égoïste [12]. Les deux définitions suivantes s’accordent bien donc avec l’approche de l’alimentation comme un bien commun. La première est adaptée de la fondation P2P :

« Les biens communs sont des ressources matérielles et non matérielles, développées et entretenues conjointement par une communauté ou une société et partagées selon des règles communautaires, indépendamment de leur mode de production —privé, public ou commun— et leur régime de propriété —privé, étatique ou collectif—, car ils bénéficient à tous et sont fondamentaux pour le bien-être de la société ».

La seconde provient de Robson & Lichtenstein : « Les biens communs peuvent être considérés comme des ressources, environnementales ou autres, assujetties à des formes d’utilisation collective, dont la relation entre la ressource et les institutions humaines qui servent d’intermédiaires pour l’appropriation peut être considérée comme une composante essentielle du régime de gestion ».

Ces deux définitions mettent en évidence la particularité différentielle des biens communs dans leur décision collective et l’essentiel de la ressource qui est gouvernée comme un bien commun à tous. Résumant l’idée en une phrase, la simple définition de Peter Linebaugh des biens communs comme « les ressources et leur partage » semble être imbattable. C’est le fait de la partager qui permet de considérer en tant que commune une ressource matérielle ou non matérielle [13]. Un tel sens, c’est la conscience de penser, d’apprendre et d’agir comme un « communautaire » avec des biens communs pour le bien-être commun.

[1Musgrave et Musgrave, 1973.

[2Atelier sur la gestion des savoirs communs, 2014.

[3Wall, 2014.

[4Mattei, 2012.

[5Engle-Merry, 1988.

[6Ostrom, 1990.

[7Egalement appelées écoles de pensée et représentant des outils cognitifs, connaissances accumulées et vocabulaire associé.

[8Linebaugh, 2008, Renger, 1995, Gopal, 1961, Brown , Harris, 2007.

[9Bollier et Helfrich, 2015 ; Dardot et Laval, 2014

[10d’après Foucault, 1993.

[11Berman, 2009 ; Fourcade et al., 2015.

[12Dardot & Laval, 2014.

[13Dardot et Laval, 2014, Madison, Frischmann & Strandburg 2010 : 841.