Propos de Martin Hilbert, docteur en sciences sociales et en communication à l’Université de Californie recueillis par Daniel Hopenhayn pour le journal chilien The Clinic
L’information sur le public possédée par les sociétés qui offrent des services gratuits sur internet, est-elle si importante pour leur business ?
Absolument, c’est bien tout ce qui les intéresse. Facebook vaut des milliards de dollars pour l’information que la société possède, et pour rien d’autre. Parmi les dix entreprises les mieux côtées dans le monde, je crois que cinq d’entre elles sont fournisseuses d’informations. Et les gens disent toujours qu’il faut tout réglementer pour protéger les utilisateurs. Mais la plainte la plus extrême que j’ai entendue dans les conférences, c’est qu’il faut des droits de propriété de données, comme la propriété intellectuelle, pour que nous puissions vendre nos informations et ne pas les offrir. Lorsque je présente cette réclamation à mes amis de la Silicon Valley, ils me disent « mais nous le faisons déjà ! Vous êtes toujours propriétaire de vos données, mais vous acceptez aussi que nous le soyons en approuvant les termes du contrat de licence. En échange, vous pouvez utiliser Google Maps gratuitement et vous évitez une heure d’embouteillage par jour, n’est-ce pas fantastique ? ». La discussion est alors close, il n’y a plus rien à dire. Même face aux propositions les plus progressistes, la Silicon Valley a déjà répondu. Et la vérité c’est que les gens profitent tellement de cet état de fait que ça ne les dérange pas.
On croit tous que les compagnies téléphoniques ne font rien d’autre que nous faire payer l’abonnement, mais en fait elles se font beaucoup d’argent avec nos données, n’est-ce pas ? A qui cela rend-il service ?
A de très nombreuses personnes ! Si tu souhaites ouvrir un magasin de cravates dans une station de métro, c’est très intéressant de savoir combien de personnes y passent chaque jour, donc tu achètes ces données à Mobistar. Par ailleurs, tu peux utiliser ces informations en temps réel : pour savoir à quelle heure les gens passent, et même s’ils s’arrêtent ou non pour lire la publicité que tu as affichée. Et le plus impressionnant, c’est que tout cela a fait que les sciences sociales, toujours été tournées en dérision, sont devenues les sciences les plus riches en données. Avant, il fallait négocier avec des diplomates pour obtenir une base de données de cent lignes sur cent colonnes. Dans les universités, on faisait des expériences avec 15 étudiants du premier cycle, tous blancs, de 18 ans, qui avaient besoin de crédits supplémentaires pour réussir leur année, et l’on disait : « Regardez, c’est ainsi que fonctionne la psychologie humaine ». Tu parles ! Nous n’avons jamais obtenu de données de cette manière, et c’est pour cela que les politiques publiques ne fonctionnaient jamais. Et, du jour au lendemain, 95% des sujets étudiés ont fini par avoir un détecteur de leurs mouvements 24 heures sur 24. Les biologistes disaient toujours « Les sciences sociales, ce ne sont pas de sciences, elles n’ont pas de données ». Mais les biologistes ne savent pas où se trouvent les baleines dans la mer et aujourd’hui, nous savons où se trouvent les gens, et nous savons aussi ce qu’ils achètent, ce qu’ils mangent, quand est-ce qu’ils dorment, qui sont leurs amis, quelles sont leurs idées politiques, leur vie sociale. Le grand changement, c’est que nous apprenons à connaître la société comme jamais auparavant et nous pouvons faire des prédictions à un niveau scientifique. Avant, c’était de l’art, pas de la science !
Et les États, savent-ils comment profiter du « big data » pour les politiques publiques ?
Non, les Etats sont encore loin derrière mais des opportunités sans égales sont à leur portée. On estime que l’Etat possède environ un tiers des données d’un pays, ce qui est énorme. Mais a-t-il un tiers de la puissance productive ? Absolument pas. Le gouvernement sait tout ce qui se passe dans les écoles, dans les hôpitaux, les services fiscaux, l’information est là ! On pourrait en profiter bien plus pour les politiques sociales et économiques. Et, en outre, on pourrait mettre l’information publique à disposition de la société, ce qui s’appelle l’open data. Mais nous sommes encore plus en retard dans ce domaine. Certes, le gouvernement a beaucoup de cartes ! On n’a pas besoin de Google maps, les militaires ont toutes les cartes dont vous avez besoin. Pourquoi ne pas les rendre disponibles ? Les prix des terrains, quel genre de sol correspond à tel type d’agriculture, qui est le propriétaire de la terre. Le gouvernement pourrait profiter de toutes ces informations qu’il détient. Il y a là malgré tout une très bonne nouvelle : si les données sont l’apport essentiel de cette nouvelle économie et que l’Etat en possède un tiers, il peut les utiliser pour démocratiser l’économie.