Le cas d’un jardin collectif à Bruxelles à l’aune des biens communs, par Olivier de Halleux
Malgré des avancées certaines dans le combat contre la faim dans le monde, le système de l’alimentation actuel basé sur l’industrialisation, la privatisation des ressources et le productivisme accentue les inégalités pour l’accès au bien vital qu’est l’alimentation.
De nombreux chercheurs tirent la sonnette d’alarme, comme José Luis Vivero-Pol, qui soutient la nécessité de revoir notre rapport à l’alimentation et de considérer cette dernière autrement que comme un produit de consommation. Il postule que l’alimentation actuelle tend à l’accumulation de ressources alimentaires par des sociétés transnationales ou multinationales à travers la spéculation de plus en plus accrue au sein des marchés mondiaux. Il ajoute que le brevetage des produits de première nécessité limite également l’accès à l’alimentation. Des conséquences comme la malnutrition ou la dégradation de l’environnement sont la preuve que le système a atteint ses limites.
Mais comment sortir de ce système si complexe impliquant de nombreux acteurs ? Comment soutenir la proposition de José Luis Vivero d’instituer l’alimentation comme bien commun sans répéter certains fonctionnements qui sont bien ancrés dans nos sociétés ? La transition est possible car de nombreuses initiatives citoyennes vont dans le sens d’une durabilité. Il est important de soutenir ces projets si on veut s’extraire du « consommateur-mangeur » pour celui de « citoyen mangeur ».
Il y donc a un réel engouement pour l’environnement et ses ressources au sein de nos sociétés. Des démarches comme un retour vers le feu de bois, des marchés nature, l’utilisation de la voiture écologique ou une consommation locale sont de grandes tendances citoyennes actuelles. Parmi celles-ci, la reconstruction de biens communs, via les réseaux alimentaires alternatifs comme les potagers collectifs, est peut-être une des plus ambitieuses.
Le concept du potager commun, qui existe depuis une bonne quarantaine d’années en Belgique, est une initiative qui a pour objectif une gestion commune, locale et durable de ressources alimentaires. Mais s’agit-il d’une réelle construction de biens communs ? Une gestion collective des ressources signifie-t-elle une reconstruction de biens communs ?
Tout d’abord que signifie la reconstruction de biens communs ? Elle peut se définir comme une situation où « les règles d’accès, d’usage, de gestion de partage, d’exclusion, de transmission, de contrôle, de sanction sont négociées, acceptées et légitimées par l’ensemble des membres d’un groupe » [1]. Avant de voir si le potager collectif répond à cette définition, il est nécessaire de présenter un projet concret permettant de mettre en évidence les différentes règles et ayants-droits se rattachant au concept. L’initiative du potager collectif de Schaerbeek datant de mai 2011 est une bonne illustration. Ce groupe de citoyens s’est construit autour d’une idée réalisée sur base d’un appel à projet de l’Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement qui existe depuis 1989 et a pour objectif le respect et la mise en valeur de l’environnement via une série d’initiatives comme celle des potagers collectifs. En Région bruxelloise, cette institution soutient financièrement toute réalisation citoyenne et politique en lien avec l’environnement.
Aujourd’hui encore, la principale motivation du projet du potager du Schaerbeek reste la promotion de la « cohésion sociale d’un quartier via la production locale de légumes et plantes biologiques ». Le groupe de citoyens a accès à deux terrains. Le premier appartient conjointement à la commune de Schaerbeek ainsi qu’à Infrabel et le deuxième à Infrabel. Ce découpage foncier a eu comme répercussion une gestion différenciée par deux associations. Bien que ce projet parte d’une initiative de groupe, un terrain est donc sous la tutelle du Centre d’accueil du parc Josaphat et l’autre sous la gestion de Jardins Cambier, initiateur du projet. Les personnes qui veulent avoir accès aux potagers doivent respecter trois critères : « La signature et le respect de la charte, habiter près du terrain (à moins de 1,5 km en principe) et ne pas avoir de jardin ». A cela il faut ajouter le prix d’accès et de droit d’usage de la terre qui sont identiques malgré le dédoublement associatif qui est de 0,40 euros par m2 par an. L’argent récolté est destiné à l’achat de matériel et aux frais administratifs. Les deux groupes associatifs ont en tout cas la ferme volonté de travailler ensemble et d’être complémentaires.
[ Edella Schlager et Elinor Ostrom] ont défini une typologie de cinq droits afin de préciser si la gestion collective d’un terrain peut être considéré comme une reconstruction d’un bien commun. Si un collectif ne possède pas l’entièreté des droits, ou qu’il y a exclusivité sur certains droits, alors il n’y a pas reconstruction de bien commun.
Appliqués au projet de potager schaerbeekois, il est aisé de définir ces cinq droits et la mise en place d’une reconstruction de commun :
Y-a-t-il alors un mouvement de reconstruction de biens communs ? Même si la volonté est présente, on ne peut parler d’une reconstruction de bien commun puisque, selon la typologie des droits, les membres du groupe ne possèdent que trois des droits mentionnés. Il y a donc exclusivité sur certains droits. S’il y a exclusivité, il ne peut y avoir bien commun car « sont communs les biens sur lesquels aucune unité sociale (individu, famille, entreprise) ne dispose de droits exclusifs, qu’il s’agisse de droits de propriété ou de droits d’usage » [2].
Au sein même de la construction du projet schaerbekois, il y a des contradictions par rapport au fait de travailler collectivement. Des parcelles sont en effet destinées à des individus qui sont membres depuis le début. Ce n’est certainement pas le cas pour tous les potagers collectifs, mais il y a là un paradoxe profond quant à la gestion d’un bien par un groupe. S’il y a une volonté de partage et de rencontres sociales autour d’un projet ; on ne peut toutefois pas parler de reconstruction de communs. Mais cela ne veut pas dire que l’idée ne peut pas être envisageable.
En effet, en prenant en compte la description du potager collectif donnée par Marie-Eve Lapy-Tries, « un potager collectif est un espace cultivé en commun, soit sous forme de parcelles, soit de manière totalement communautaire » [3] ; on peut revoir ou réinterpréter le concept de potager collectif. Si aucune exclusivité de parcelle n’est mise en place, si la terre appartient bien à une communauté (on pourrait très bien imaginer le rachat d’un terrain à plusieurs ou un don de terres qui serait ensuite ouvert à tous) alors on pourrait envisager la reconstruction d’un bien commun. Il faut qu’il y ait une volonté d’un groupe qui gère et légitime ensemble la totalité des ayants-droit.
Outre l’aspect écologique et environnemental du projet, un potager collectif est vecteur de rencontres et de cohésion sociale au sein d’un quartier ou d’un village. Les liens intergénérationnels, l’éducation des enfants à la nature, la cohésion d’un groupe, la gestion à plusieurs d’un projet sont des preuves de l’enrichissement social que peut acquérir un groupe d’individus au travers d’un tel projet. « Un potager collectif, c’est aussi un laboratoire de démocratie locale. Chacun doit apprendre à faire passer son intérêt et son avis après l’intérêt du groupe » .
Dans une gestion privative d’un bien (au sens exclusif et appartenant à une personne), cette cohésion sociale n’est pas envisageable. Le potager collectif est une opportunité pour les citoyens de se rencontrer et d’échanger autour d’une ressource vitale. Ce type de projet invite à une gestion citoyenne de l’alimentation. Il y a une volonté de conscientiser la population face à la crise alimentaire mondiale. Plus qu’un simple partage de valeurs et de temps, le potager collectif peut mener à une construction citoyenne autour d’une cause commune. C’est là un objectif social des plus respectables. Cette reconsidération de la nourriture est centrale dans ce type de projet et doit être soulignée. Les gens souhaitent redonner du sens à ce qu’ils mangent et ce, malgré les limites que nous avons relevés dans le cas du potager de Schaerbeek.
Il existe de nombreuses initiatives visant la reconstruction des communs et un rapport différent à la nourriture. Les projets de potagers collectifs en sont des exemples mais il convient cependant de respecter une série de principes pour qu’il y ait véritablement gestion commune. En effet, un projet de potager collectif peut avoir une série de contraintes allant à l’encontre de cette gestion commune comme le droit absolu sur des terres n’appartenant pas au groupe. La terre peut également être gérée en groupe mais sur base d’une addition de parcelles individuelles, ce qui ne rejoint par le principe de reconstruction de communs.
Certes, le potager collectif marque la volonté d’une réappropriation commune de la terre et de ses ressources. Le potager collectif peut reconstruire du collectif. Dans la société occidentale, le sujet « moi-je » est le paradigme dominant. L’individu a besoin d’un collectif de référence et le collectif ne peut exister sans l’individu. Au travers de règles et de normes définies par le collectif ; l’individu peut prendre conscience de l’importance d’une règle et de son fondement. Par un projet local, une personne peut par conséquent mesurer l’ampleur de son importance dans la société et de son impact sur les autres. « Si je m’engage, je réfléchis et je critique ; c’est pour réaliser un travail sur moi-même en ayant conscience d’autrui ». Au delà du social, il y a une prise de conscience politique et du pourquoi de la politique au travers d’un projet collectif.
Une initiative collective comme le potager peut donc englober une série de conceptions et de principes utiles au citoyen comme les questions de la nutrition et de la sécurité alimentaire. Alors que ces dernières semblent être reléguées à l’ordre capitaliste et financier, il est urgent que les pouvoirs publics légifèrent sur l’utilité de considérer la nourriture comme un bien commun et donc de garantir le droit à la nutrition. Il faut pour cela continuer de soutenir les alternatives de création de communs comme les potagers collectifs. Par ailleurs, il faut également travailler avec le secteur privé afin de garantir leur viabilité tout en prônant de nouveaux objectifs plus axés sur les besoins sociaux et moins sur le profit. Il faut aussi accepter de rendre une certaine gouvernance et un sens du politique aux citoyens. C’est de cette manière qu’ils pourront engendrer des bénéfices sociaux concrets et reconstruire véritablement des communs autour de notre alimentation.
[1] Etienne Verhaegen, Droits de propriété, cours de dynamiques globales et locales des interactions développement-environnement, UCL, 2013.
[2] Edella Schlager et Elinor Ostrom, Property-rights regimes and natural resources : A conceptual analysis, Land economics, août 1992, vol 68, n° 3, pp. 249-262.
[3] Marie-Eve Lapie-Tries, Les potagers collectifs ?, dans Centre culturel du Brabant Wallon, « Des quartiers qui ont le vent en poupe – Écoquartiers : l’habitat du futur ? », Espace-Vie, avril 2011, vol 210, p.11.