Le bien commun évaluable : faut-il rendre les individus « communs » pour faire leur bien ?, par Guillermo Kozlowski
Il y a peu d’actions politiques dans l’Occident moderne qui ne se revendiquent du bien commun, entendu comme le bien de tout un chacun, produit à partir de ce que tous les hommes auraient en commun, en tant qu’horizon. C’est le paradigme pastoral dont parle notamment Michel Foucault : le dirigeant politique est celui qui soigne, protège et guide une population. La colonisation et la communication, deux expériences qui peuvent paraître éloignées, sinon opposées, partagent cette caractéristique. C’est en utilisant ces deux exemples qu’on tentera de comprendre un peu mieux cette manière de faire de la politique au nom d’un bien commun.
Les guerres, les conquêtes, les pillages, sont nombreux dans l’histoire de l’humanité, mais seuls ceux de l’Occident se font au nom du bien de tous. Il s’agit d’une invention de la modernité, même dans la Grèce classique, réputée comme le berceau de l’Occident moderne, il n’y a rien de tel. Pour les Grecs, les « métèques » (ceux qui ne sont pas Grecs), ne sont en aucun cas des Grecs en devenir. Ceci ne les empêche pas d’avoir toutes sortes de rapports avec leurs voisins : guerres, échanges culturels, économiques, etc. Mais aucun Grec n’a jamais imaginé éduquer les « métèques ». Et, encore moins, revendiquer le bien commun des autres comme justification pour des guerres, conquêtes et pillages qu’ils entreprenaient.
C’est pourtant ce qu’on retrouve au XIXème siècle. Le discours à l’Assemblée nationale française prononcé en 1885 par Jules Ferry, le principal promoteur de l’école obligatoire et publique en France, est un bon exemple. Il défend la colonisation de l’Algérie au nom du bien commun des Français et des Algériens : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures... ». Et il précise un peu plus tard : « Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que, dans l’Inde, et malgré les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l’histoire de cette conquête, il y a aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavant ? ».
Ferry envisage une échelle commune à toutes les civilisations, la civilisation européenne étant plus avancée, elle aidera la civilisation algérienne à accélérer son développement, bâtir des écoles, des transports, une administration centralisée. En échange, l’Algérie, « en voie de civilisation », constitue un marché intéressant pour la France.
C’est un discours qui était apparu lors de la conquête de l’Amérique par les Espagnols. Après la célèbre controverse de Valladolid (1550), les Indiens sont présentés comme une humanité non encore accomplie. Les indiens étaient des hommes comme les Européens, seulement on ajouta que leur humanité il fallait la parachever. Cette tâche reviendra à l’Église à l’époque de la colonie, l’école publique reprendra l’objectif au temps de Ferry.
La violence coloniale était présentée comme une sorte de raccourci vers le monde du rationalisme, la modalité suprême du bien commun, qui pouvait évaluer et produire « scientifiquement » le bien commun. Un monde où les problèmes se solutionnent pour le bien de tous, en communiquant.
C’est en parlant que les « civilisés » arrangent leurs affaires. Il s’agit de réfléchir, d’agir à partir de ce que tout le monde peut comprendre, de rester dans la parole, dans le symbolique. Permettre que chaque individu puisse connaître et comprendre, pour choisir ensemble le bien commun.
Les hommes communiquent depuis toujours, mais avec la modernité la communication prend une autre place, elle est désormais une valeur centrale et non une nécessité parmi d’autres. Le besoin de faire en sorte que tout le monde puisse comprendre tout le monde à propos de tous les sujets, n’a pas été rencontré ailleurs.
L’Empire romain n’a pas tenté d’imposer le latin par exemple. En tout cas il n’a jamais pourchassé les langues régionales autant que les États-Nations européens [1] qui, à partir du XVIIIème siècle, ont éradiqué ou marginalisé les langues dominées, et normalisé les langues du pouvoir. Il a fallu normaliser la syntaxe et l’orthographe, éditer des dictionnaires afin de les purger de tous les particularismes, enseigner ces normes... C’est en grande partie la diffusion massive de l’écrit, liée à l’imprimerie qui va permettre cette uniformisation [2] qui est loin d’être anodine. Désormais les récits, l’Histoire, la médecine, les contes pour enfants, la sagesse, la religion, le théâtre, la musique, les us et coutumes domestiques, les chansons… tous les domaines de la vie vont progressivement être médiatisés par l’écrit [3]. Un savoir centralisé dans les villes va se diffuser à l’identique dans des milliers d’exemplaires, il va déplacer, exclure, et souvent réprimer tous les modes de savoir locaux.
Pour que tout le monde se comprenne, pour faire le bien de tous, dans le futur... il faut d’abord commencer par effacer ce qui ne serait pas communicable, où ce qui peut parasiter la communication. Écrire l’imaginaire, l’Histoire, la santé, le savoir vivre des gens d’une certaine manière… leur apprendre que c’est dans ces écritures, et seulement dans ces écritures, qu’est la vérité, c’est une manière de penser le bien commun.
C’est par exemple ce qu’analyse avec beaucoup de finesse Edward Saïd en étudiant l’orientalisme, c’est-à-dire le discours « savant » que l’Occident a fabriqué sur l’Orient. « L’impact de l’Orient se produisait par l’intermédiaire de livres et de manuscrits et non, comme l’influence de la Grèce de la Renaissance, par l’intermédiaire des œuvres plastiques, comme les sculptures ou les poteries. Le rapport même entre les orientalistes et l’Orient était textuel... » [4]. C’est ainsi que ce discours, à la croisée de chemins entre le colonialisme et la communication, va fabriquer l’Orient comme objet à coloniser et organiser cette colonisation en Occident. L’Orient est ce qui peut être dit par l’Occident sur l’Orient. Fabriquer l’image de l’Orient à partir du savoir de l’Occident. Comme le travail devient ce que peut évaluer un patron ou un manager sur le travail.
L’orientalisme, ce sont aussi d’innombrables expéditions, voyages initiatiques, voyages touristiques, mais cela ne change rien, tous ces voyageurs « lisent » sur place une réalité qui leur semble plus réelle que le réel. L’Orient paraît transparent, communicable (on peut le raconter entièrement dans des livres), parce que les orientalistes ne voient dans l’Orient réel qu’une réalisation imparfaite de l’Orient dont ils ont décrit et produit l’image dans leurs ouvrages. C’est cette essence qui définit le commun, c’est à partir de ce « commun » que sera produit un certain type de bien commun.
Le commun, en tant que ce qui se retrouve chez chacun des êtres humains, n’existe que dès lors qu’on supprime l’histoire, l’âge, le genre, les tropismes. En réduisant l’homme à une force de travail ou à un profil avec un certain nombre de compétences transversales.
Le commun dans ce cas ce sont des individus idéalisés, ou des profils constitués d’un certain nombre de compétences simples, pouvant être définies, transmises et évaluées partout et pour tous. Ces éléments simples peuvent être agencés de manière très savante, par des managers, par exemple, pour obtenir un résultat qu’ils peuvent fixer, et qui se présentera comme étant le bien commun évaluable. Il faut d’abord rendre les individus « communs » pour ensuite faire leur bien. Ce qui constitue ce commun et le bien qui lui est concomitant est alors fabriqué de l’extérieur.
L’alternative est peut-être de penser le commun non pas dans des généralités assez abstraites pour être dites et comprises de tout un chacun, mais dans ce qui existe de manière singulière. Non pas ce qui parle de tout le monde mais ce qui parle à tout le monde. On n’est plus dans l’interrogation du touriste, ou de l’orientaliste, ou du manager : qu’est ce qu’ils font comme nous ? Qui est en général le prélude pour dire qu’il devraient bien plutôt faire comme nous.
Le discours des zapatistes au Chiapas, par exemple, ne parle pas de tout le monde, la situation à Bruxelles n’est pas la même. Ce discours par ailleurs est complexe, il ne peut être réduit à des éléments simples, il faut le comprendre en tant que tel. Pour qu’il soit utile ici, il ne suffit pas de le traduire. Le mode de vie n’est pas le même, le rapport au monde non plus, la police à Bruxelles n’est pas la même qu’au Chiapas ; les montagnes, la langue, l’Histoire, non plus. Mais les nombreux conflits qui ont lieu au Chiapas parlent à tout le monde d’une certaine manière. Par exemple la possibilité de pouvoir penser le néo-colonialisme, pas simplement comme une question de sous-développement économique, ce qui implique que l’économie est l’unique facteur de domination et qu’il est question d’une seule voie de développement possible. La solution n’est pas de devenir des « indiens » zapotecos, mixtecos, mazatecos ou chinantecos —toutes ces nations et beaucoup d’autres participent à la rébellion zapatiste—, ce n’est pas un choix individuel. Mais, si cette question se pose de manière singulière au Chiapas, elle regarde tout le monde. La question est de pouvoir inventer comment reprendre cette question là où on vit. La même chose est valable pour tous les mouvements minoritaires : anti-coloniaux, féministes, sourds… On n’atteint le commun que dès lors qu’on pense et qu’on agit dans la situation singulière, complexe, dans laquelle on vit, c’est-à-dire lorsqu’on rentre dans des devenirs minoritaires.
« Il convient d’évoquer ici le concept philosophique de singularité : une singularité, c’est en quelque sorte le commun en acte » [5].. On ne pense plus le bien commun en général, le bien commun n’est pensable alors que dans des situations concrètes.
[1] En Belgique, il y a trois langues nationales —le français, le néerlandais et l’allemand— et toutes trois sont des langues nationales propres de trois puissances européennes. Le wallon et le flamand ne sont pas des langues officielles.
[2] Voir notamment « Les pouvoirs de l’imprimé » dans La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, de Roger Chartier, Folio Histoire, 2015, pp 21-44.
[3] Voir par exemple : Robert Muchenbled, Culture populaire et culture des élites, dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle), Flammarion, 1978. Ou Jacques Revel, « Les usages de la civilité » in Histoire de la vie privée 3, Seuil, 1985.
[4] Edward Saïd, L’Orientalisme, 1978 (réed 2003), Seuil, p. 69.
[5] Miguel Benasayag, Cerveau augmenté, homme diminué, La Decouverte, 2015, p. 100.