Des effets sur les actions ? Le cas du plaidoyer

Mise en ligne: 22 février 2022

Par Justine Contor

En outre, si l’on constate les transformations sur le plan organisationnel à travers la mise en oeuvre de ces dispositifs, des changements sont également observés sur la fonction de production elle-même. Cette dernière est double : il y a d’une part la mise en œuvre sur le terrain dans des contextes situés au Sud de projets ou programmes de développement, très dépendante du financement de la DGD. D’autre part, il y a la production de discours exprimée à travers les pratiques de plaidoyer – dans laquelle s’insère l’ECM – qui est fortement mise en tension.

Notre analyse empirique a permis de mettre en évidence une distinction originale entre trois types de plaidoyers : le plaidoyer institutionnel qui est pris en charge par les fédérations d’ONG dans leurs discussions et négociations avec les autorités politico-administratives ; le plaidoyer politique, qui concerne une pratique d’interpellation politique nationale et/ou internationale sur des enjeux globaux de la coopération au développement ; et le plaidoyer civique, qui concerne plus spécifiquement à la fois les pratiques d’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM) et la production de discours critiques caractéristiques des organisations de la société civile.

Typologie de plaidoyer observés dans le cadre de la recherche

Type de plaidoyer Institutionnel Politique Civique
Type d’organisation assurée de la prise en charge Fédérations d’ONG. ONG internationales ou influentes comme les coupoles. Toutes les ONG à des degrés divers. Dont certaines qui en font leur coeur de métier.
Type de pratiques Discussions et négociations entre le secteur des ONG et les autorités politico-administratives. Consultation par les autorités politico-administratives. Présence dans les réunions internationales et présence dans les espaces stratégiques et politiques. Pratiques d’ECM ; Élaboration d’outils pédagogiques ; Publications (papier et numérique) ;
Campagnes de récolte de fonds privés ;
Interpellations politiques.

Le premier type de plaidoyer – institutionnel – fait partie des missions de base des fédérations en ce qu’elles exercent une mission d’informations vis-à-vis de leurs membres et vis-à-vis de l’administration. Comme nous avons vu dans les articles précédents, les fédérations jouent un rôle clé dans les processus de négociation et, partant, de résistance qui s’organisent lors de la mise en oeuvre de dispositifs de gouvernement. Même si les espaces de luttes existent, ils s’amenuisent de plus en plus au fil du temps. En outre, il existe un processus de renforcement des ONG de taille plus importante qui résulte de plusieurs effets : premièrement, ces ONG sont moins mises en difficultés par les réformes politico-administratives successives que les autres ONG du secteur ; deuxièmement, on observe qu’il y a une volonté de l’administration de diminuer le nombre d’interlocuteurs ce qui renforce concrètement la logique de regroupement des ONG (par exemple via le programme commun) et de facto le renforcement des grosses structures ; enfin, les petites ONG sont les structures les plus fragilisées car elles ne sont pas en mesure de répondre aux exigences, ni de se regrouper. Nous avons par ailleurs mis en évidence dans nos recherches que les plus grosses structures dépendaient le moins des fédérations. Dès lors, les fédérations d’ONG et le plaidoyer institutionnel seraient fragilisés eux aussi par les effets conjoints de ces réformes politico-administratives qui prennent corps dans une rationalité néolibérale.

La mission de plaidoyer – politique – est quant à elle une forme de mise en (in)visibilité des actions et/ou des causes participant à définir les axes politiques de la coopération belge au développement, à alimenter la politique internationale en la matière, et à influencer les acteurs de la coopération belge non gouvernementale. Il est essentiellement mis en oeuvre par les structures de type modèle ou néo-gestionnaire. Le plaidoyer politique contribue à l’adhésion de l’ensemble des acteurs aux principes gestionnaires et de rationalité néolibérale et n’adopte pas une posture critique à leur égard : il est en effet exercé par les « gagnants de l’histoire ». En effet, ce plaidoyer politique se joue à un niveau plus global et participe à renforcer la rationalité politique de la coopération belge au développement qui s’établit elle-même dans la continuité des lignes de la politique internationale en la matière.

Les coupoles, qui selon nous appartiennent à la catégorie des ONG modèles, se mobilisent contre les inégalités, la lutte contre la pauvreté et interpellent les politiques sur les enjeux climatiques et migratoires. Elles prennent appui sur une dynamique associative variée quant aux thèmes qu’elles portent et quant aux membres qui l’animent. Ceux-ci ne sont pas limités à des associations engagées dans la coopération au développement mais sont renforcées par des groupes et des plateformes de la société civile qui émergent des nouvelles thématiques transversales. Ces coupoles ne remettent pas en question les dispositifs et les techniques [gestionnaires] ou l’idée d’efficacité et de performance pour y parvenir. Toutefois, elles n’hésitent pas à mobiliser leurs réseaux (y compris médiatiques) lorsqu’il s’agit de discuter des moyens alloués à la coopération non gouvernementale ou concernant la mise en concurrence formelle entre les ONG du secteur.

Enfin, le plaidoyer – civique – vise quant à lui à sensibiliser des audiences ciblées aux enjeux du développement. On l’observe notamment à travers les pratiques d’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM) dans la plupart des ONG. Toutefois, les ONG qui ne pratiquent que de l’ECM sont principalement francophones et de petite taille (neuf francophones pour trois néerlandophones). La plupart de ces structures se retrouvent dans la demande groupée (sept des neuf ONG côté francophone ; et deux des trois ONG côté néerlandophone) et se positionnent de manière critique face aux réformes de co-financement, en tant qu’ONG critiques ou pragmatiques, engagées sur des voies d’exclusion du cofinancement de la DGD.

La poursuite de cette mission de plaidoyer civique et de discours critique semble donc être fragilisée à deux niveaux. Premièrement, au niveau structurel, la mise en sursis du financement des ONG participent activement à la production d’un contenu d’ECM et/ou d’un discours critique, renforce leur fragilisation et contribue à une réduction des espaces démocratiques dans lesquels le plaidoyer peut être créé, nourri et produit dans le secteur.

Deuxièmement, au sein même des organisations, la production de plaidoyer public est mise sous contrainte. En effet, au niveau organisationnel, le temps alloué au travail de traduction en langage gestionnaire, le coût d’apprentissage des différentes techniques de rapportage ou encore la mise sous pression gestionnaire font que les travailleurs n’ont plus d’espace et de temps pour produire du discours critique. Nous avons vu que la taille de l’organisation est déterminante, puisque la prise en charge des tâches gestionnaires est lourde à assumer pour une petite organisation et beaucoup moins pour une grande.

Ce faisant, si les ONG de type critique et pragmatique sont amenées à ne plus être financées par la DGD compte tenu de leur incapacité à se transformer, si le type d’ONG valorisé et valorisable devient celui de modèle, renforcé par la rationalité néolibérale, les ONG sont-elles en voie de devenir de simples exécutants, aisément substituables, de la politique de coopération au développement (formellement non gouvernementale)  ? Nous venons de voir que la rationalité néolibérale par l’intermédiaire des dispositifs gestionnaire à un effet de normalisation du secteur. Dès lors, nous nous interrogeons sur l’effet de cette normalisation. Les ONG disposent-elles encore d’espaces où elles peuvent construire du contre-discours ?