Des effets sur les travailleurs ?

Mise en ligne: 22 février 2022

Par Justine Contor

« L’hypermodernité est un monde dans lequel la rationalité implacable des technologies conduit à une irrationalité radicale des comportements. D’un côté le triomphe de la rationalité instrumentale, de l’autre un monde qui ne fait plus sens, qui semble dominé par l’incohérence et le paradoxe. »

- De Gaulejac,La société malade de la gestion, 2005.

Il s’agit à présent de considérer les effets du dispositif de disciplinarisation néo-gestionnaire sur les travailleurs des ONG. Il nous semble indispensable de faire état de ce que nous avons pu saisir – parfois au détour d’entretiens, parfois de manière frontale – ce que les dispositifs, en disciplinant, font à ces individus. Dans la plupart des cas, la disciplinarisation agit en silence, mais parfois, elle fragilise, use, fatigue ou encore fait souffrir l’esprit et le corps des individus. Dès lors, comment ne pas donner un espace à ces sujets (parfois) écrasés par le poids de ces abstractions bureaucratiques dans cette thèse ?
Les dispositifs d’action publique cherchent à faire en sorte que « la norme générale d’efficacité qui s’applique à l’entreprise dans son ensemble [dans notre cas l’ONG] soit relayée au plan de l’individu par une mise au travail de la subjectivité destinée à accroître sa performance » (Dardot et Laval, 2010, p. 424). En d’autres termes, en mettant l’individu à la place où il sera le plus efficace (du point de vue gestionnaire), on s’assure de le surveiller et de contrôler sa conduite, faisant de l’individu « un objet du néolibéralisme ».

Il s’agit d’induire chez le travailleur « un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir » comme Foucault le montre avec son analyse du panoptique (Foucault, 1975, p. 234). La force de ce dispositif disciplinaire tient dans sa polyvalence puisqu’il s’agit d’un modèle. « C’est un type d’implantation dans l’espace, de distribution des individus les uns par rapport aux autres, d’organisation hiérarchique » (ibid., p. 240), destiné à se diffuser dans le corps social » (p. 242). Plus loin, les dispositifs opèrent une « gestion des esprits » plus qu’un « dressage des corps » : « le nouveau gouvernement des hommes pénètre jusqu’à leur pensée, l’accompagne, l’oriente, la stimule et l’éduque » ( ibid., p. 406 ).

La norme d’efficacité gestionnaire généralisée agit donc à un double niveau : celui de l’organisation et celui des professionnels. En effet, nos terrains et nos analyses ont pu mettre en perspective la façon dont les dispositifs disciplinent les ONG en tant qu’organisations, mais également les gens qui incarnent ces ONG. La question se pose donc en ces termes : quels sont les effets de la disciplinarisation sur les individus (entendus comme sujets) ?

Les travailleurs du secteur agissent dans un environnement qui relève d’une bureaucratisation néolibérale (Hibou, 2013) entendue comme « un ensemble de dispositifs normatifs et procéduraux » (ibid., p. 17) sous forme de normes, de règles et d’outils gestionnaires aux effets cumulatifs, témoignant de leur montée en puissance et donnant lieu à des opérations d’abstraction. Ces abstractions, agissent comme un formalisme débordant qui donne une reformulation « d’une représentation mentale de la réalité » (ibid., p. 35), mais n’en est pas pour autant une reproduction.
Ces abstractions génèrent aussi des paradoxes, qui peuvent malmener un nouveau directeur plein d’ambition, mais rapidement contraint de faire un bilan d’épuisement, avouant à demi-mot que ce rôle d’agent de médiation est profondément chronophage. Elles finissent également par fatiguer certains travailleurs qui envisagent des reconversions vers d’autres environnements à valeur sociale dans des fonctions où ils se sentiront « vraiment utiles ».

Ce faisant, les tensions que génèrent les abstractions sont particulièrement intenses au sein des travailleurs du champ de la coopération au développement, considéré comme un « métier d’intérêt général » (Hibou, 2012). Les travailleurs déplorent le temps passé à traduire ce qui « remonte du terrain » en langage prétendument universel de la (bonne) gestion, rationnelle et efficace, au détriment du sens et les éloignant de leur terrain et de leur travail. Ainsi ne pas être jugé sur son travail, mais sur des dimensions qui semblent moins pertinentes, contribue à affaiblir la position du travailleur.

Le travailleur est donc évalué sur des dimensions qui lui sont imposées par les consultants auditeurs et l’administration et qui s’intéressent davantage à la « qualité de gestion interne », plutôt qu’à celle de son travail concret. Il peine alors à mettre en avant la qualité de son engagement de terrain, celui qu’il maitrise et lui donnait une certaine satisfaction. Dès lors, il s’interroge sur le sens de ses actions. Les dispositifs agissent donc bel et bien sur les corps et les esprits, et se donnent à lire à travers des cas de burn out, des absences de longue durée, dont on ne parle pas ou si peu, alors que « les maladies psychiques disent quelque chose de l’état du monde » (De Gaulejac, 2015, p. 200).

Dans ce contexte profondément transformé d’extension de normes et de règles, où ce qui compte est d’être réactif, performant, et efficace, le sujet est-il encore en mesure de produire du sens ? Dispose-t-il encore des espaces de dialogue pour discuter, échanger, innover et militer alors qu’on lui demande de traduire des récits de terrain, des histoires d’hommes et de femmes en valeurs chiffrées ?