Par Justine Contor
Notre analyse de la disciplinarisation des ONG nous permet de proposer un nouveau cadre d’analyse de leurs degrés distincts de transformation. Il s’articule autour de quatre ONG type : l’ONG critique, l’ONG pragmatique, l’ONG néo-gestionnaire et l’ONG modèle. Ces degrés donnent à voir une gradation dans l’adhésion à la rationalitégestionnaire. Il ne s’agit cependant pas de lire ces quatre modèles de manière linéaire, puisqu’au cours du processus de disciplinarisation, une ONG peut passer d’une étape à une autre avec une dynamique qui lui est propre. En effet, durant cette transformation, chaque ONG suit sa propre trajectoire : elle peut ainsi faire des aller-retours entre les différentes catégories, mais également entamer ce processus de disciplinarisation à des stades différents, en mobilisant des ressources propres.
Chaque modèle étant un processus à part entière ayant sa propre trajectoire – un idéaltype [1] – au sens de Weber (Weber, 1968).
Type d’ONG | 1. L’ONG critique | 2. L’ONG pragmatique | 3. L’ONG néo-gestionnaire | 4. L’ONG modèle |
---|---|---|---|---|
Dimensions Ressources humaines internes | Petite à très petite ONG (jusqu’à 5 ETP) | Petite ONG (de 5 à 10 ETP) | Petite à moyenne, voire grande ONG (à partir de 10 ETP) | Grande à très grande ONG (plus de 20 ETP) |
Modalité de financement | Perte d’agrément ou demande groupée | Demande groupée | Programmes communs (Éventuellement financée seule) |
Financement seule ; moyens financiers importants. Appartient souvent à une famille internationale |
Posture | Posture très critique à l’égard de l’approche gestionnaire. | Posture critique, mais se conforme aux exigences gestionnaires pour survivre. | Renforcement de la transformation néo-gestionnaire ; Valorisation de la qualité et de la performance ; volonté d’être reconnue pour ses efforts. |
Absence de critique de la logique gestionnaire qui fait partie de son ADN, souvent avec le soutien du groupe international. |
Capacité de plaidoyer public | Grande capacité de plaidoyer public, revendiquée comme partie de son identité. | Grande capacité de plaidoyer public et mise en œuvre des programmes au Sud. | Le plaidoyer public est une de ses missions, comme la mise en œuvre de programmes de plus grande envergure au Sud | Le plaidoyer public est une de ses missions mais elle privilégie le plaidoyer politique et possède de grands et nombreux programmes au Sud |
Dimension linguistique | Majoritairement FR | Majoritairement FR | FR – NL | Plutôt bilingue – (inter)nationale |
Les ONG modèles sont de grande taille et disposent déjà en leur sein d’outils de gestion internes, apparentés à ceux des entreprises privées, compte tenu des budgets et des ressources humaines qu’elles sont amenées à gérer. Leur échelle nécessite de recourir à des outils de gestion internes. Il s’agit du type d’ONG auto-disciplinées à la rationalité néolibérale. Elles font souvent partie d’une famille internationale. D’ailleurs, certains les appellent les « multinationales du cœur » (Padis & Pech, 2004) fonctionnant sur le même modèle : elles sont directement impliquées dans des fonds d’investissement, collaborent avec des structures bancaires notamment dans le cadre des micro-crédits et organisent des opérations commerciales de grandes envergures, notamment dans le cadre de leurs campagnes de récoltes de fonds. Elles allouent des moyens financiers très importants pour créer des spots publicitaires et elles se livrent une concurrence parfois féroce. Selon Padis et Pech (2004) « il est devenu pratiquement impossible de décrire le monde des grandes ONG comme un territoire sanctuarisé, indemne du pouvoir et du marché ». Elles adhèrent et participent donc totalement à cette rationalité néolibérale, qu’elles contribuent par ailleurs à promouvoir dans le reste du secteur. Les ONG qui appartiennent à cette catégorie se voient renforcées par le processus de transformation étudié.
Pour ce qui est des ONG de type néo-gestionnaire, elles se positionnent chacune à leur manière sur un éventail de possibilités concernant la transformation à l’œuvre. Il s’agit du plus grand nombre de structures rencontrées. Ces ONG sont financées par programme commun ou en financement direct. Elles ne remettent pas en cause la logique néolibérale qui se donne à voir à travers la mise en œuvre des dispositifs d’action publique de type gestionnaire. Elles choisissent même de se convertir dans un processus de « chalandisation » (Chauvière, 2008). Cela signifie qu’elles n’hésitent pas à valoriser ce processus de transformation, en mettant en exergue le résultat obtenu au screening, par exemple pour négocier leur participation à des « programmes communs » (cf article précédent).
Les ONG dites pragmatiques sont celles qui n’ont pas été exclues par l’audit de 2016, mais qui critiquent les différents dispositifs d’action publique, tout en tentant de survivre et en acceptant les « nouvelles » règles du jeu. Elles nous paraissent être des ONG en sursis, les plus fragilisées, principalement financées par les demandes groupées grâce au soutien des fédérations. Elles sont emblématiques de ce processus d’exclusion que génèrent, pas à pas, les dispositifs étudiés et particulièrement le screening. En effet, ces ONG doivent choisir entre s’adapter aux exigences gestionnaires ou sortir du jeu et disparaître.
Les ONG critiques ne sont pour la plupart plus accréditées suite au screening. Les petites structures qui ont échoué ont à la fois manqué de moyens pour réaliser l’exercice, mais en plus, ne disposaient pas des processus et procédures de gestion pour alimenter le screening et produire les éléments de preuve démontrant leurs capacités gestionnaires. Cependant, elles sont tout autant disciplinées que les trois premiers types, en ce sens que malgré leur posture critique, elles regrettent d’avoir été exclues par le processus du screening, ou d’être autant mises en difficultés pour se maintenir comme organisation, lui accordant une forme de légitimité symbolique. En agissant de la sorte, elles légitiment malgré elles la logique d’exclusion qui se donne à voir à travers la mise en place des dispositifs étudiés, car en reconnaissant une forme d’existence au discours gestionnaire, elles acceptent de jouer les règles du jeu et autorisent l’axe de polarisation
>> inclusion – exclusion <<.
Globalement, le constat de la transformation généralisée des ONG de développement en Belgique ne révèle pas d’opposition radicale de leur part, toute catégorie confondue. Cependant, l’accueil réservé aux dispositifs (le premier étant le screening) et les dynamiques de transformation sont différents en fonction des cinq dimensions proposées : les ressources internes, le type de financement dont elles bénéficient, leur posture par rapport au processus de transformation, leur capacité de plaidoyer et enfin la dimension communautaire.
Pour ce qui concerne cette dernière dimension, les ONG francophones sont dans l’ensemble plus nombreuses et plus petites, mais aussi plus critiques et à un degré de transformation moins important en ce qui concerne l’adhésion à la rationalité néolibérale.
Du côté néerlandophone, les ONG sont en moyenne plus grandes, dotées de plus de moyens financiers et humains et se montrent moins critiques à l’égard des dispositifs gestionnaires étudiés dans le cadre de cette thèse. Elles sont en effet très peu présentes dans les catégories « critique » ou « pragmatique ». Il suffit de prendre l’exemple de la demande groupée pour saisir leur faible présence dans ce dispositif de financement (dix-sept ONG francophones pour trois ONG néerlandophones). Toutefois, il ne s’agit pas de dire que les ONG appartenant à une communauté linguistique sont favorisées par rapport à une autre, mais d’avancer que les ONG néerlandophones appartiennent davantage aux catégories néo-gestionnaires ou modèles parce qu’elles ont procédé à une réorganisation fondamentale de leur secteur depuis la fin des années 1990, contrairement aux structures francophones. D’ailleurs, nous avons découvert, dans le cadre de nos recherches, qu’elles se regroupent depuis 1998 pour former des consortiums et que la fédération néerlandophone fait ensuite de « l’amélioration de la qualité de gestion de ses membres » sa priorité. Compte tenu de ces constats les ONG néerlandophones ont déjà, et d’initiative, opéré ce tournant gestionnaire bien avant les ONG francophones, sans attendre la mise en place de nouveaux dispositifs administratifs par la DGD, expliquant les différences entre les deux groupes.
Notre analyse met en évidence que les dispositifs agissent sur chacune des organisations mais que cette influence se fait de manière différente et avec plus ou moins de conséquences sur l’organisation en fonction de la catégorie à laquelle l’ONG se rattache. Nous allons voir dans les lignes qui suivent que les quatre types d’ONG présentés ci-dessus, révèlent des modes d’adaptation différents sur le plan organisationnel.
Ainsi, les ONG de type critique sont bien plus mises à mal par les dispositifs gestionnaires que ne le sont les ONG appartenant au type ‘néo-gestionnaire’ ou ‘modèle’. En effet, disposer de ressources financières et humaines (in) suffisantes pour mettre en œuvre les dispositifs est une variable extrêmement importante pour expliquer les tensions internes au sein de l’ONG.
En ce qui concerne le screening qui est la première épreuve déterminante pour l’ensemble du cofinancement dans le cas de la dernière réforme, il est clair que les ONG de type critique ont été les moins en capacité de répondre aux exigences de l’administration, faisant face à une mise sous pression intense. Les ONG appartenant à ce type ont, pour la plupart, échoué au screening. Elles ont d’ailleurs régulièrement évoqué un manque de compréhension de la « novlangue gestionnaire » (Vandevelde-Rougale, 2017) utilisée dans le cadre du processus, les mettant de facto à l’écart et dans l’incapacité de réussir l’audit.
Pour ce qui est des ONG dites pragmatiques, elles ont eu les ressources suffisantes pour réussir le screening, mais sont aujourd’hui mises en difficulté par les exigences de co-financement. En effet, la plupart d’entre elles sont financées à travers le dispositif de ‘demande groupée’ qui est amené à disparaître. Elles doivent faire le choix de proposer un programme commun ou de sortir du mécanisme de financement de la DGD.
Si la première option est nécessaire pour le maintien de leurs activités au Sud, il implique un accroissement de leur gestion compte tenu de la coordination à assurer avec leurs partenaires. La coopération (ou quasi-intégration) avec des partenaires pose également des questions identitaires très fortes, générant des tensions internes importantes.
La seconde option, en revanche, ne leur donne que très peu de perspective de se maintenir en tant qu’ONG. En somme, soit elles s’adaptent, soit elles sortent des mécanismes de financement.
Pour ce qui concerne les ONG appartenant à la catégorie néo-gestionnaire, nous avons vu que le processus de disciplinarisation a eu des effets concrets sur les organisations. Notre étude de cas, a révélé de nombreux moments de traduction et de tentatives d’enrôlement des porte-paroles vis-à-vis du reste de l’organisation et de ses travailleurs ont été mis en œuvre. Ces moments de traduction ont donné lieu à des résistances internes, parfois fortes, qui ont eu pour conséquences de reconfigurer l’organisation. Les choix opérés au niveau du management, produisent des tensions internes entre ceux qui « suivent le changement » et les autres, entre ceux qui comprennent la « novlangue gestionnaire » et les autres, si bien qu’ils en arrivent à ne plus se comprendre entre collègues. Ainsi, certains quittent l’organisation et d’autres sont promus.
Enfin, les ONG de type modèle sont des structures qui, tout comme les autres, sont tout de même mises sous pression durant la mise en œuvre des différents dispositifs. Toutefois, ces organisations n’ont jamais semblé souffrir de ces situations. La taille de l’organisation semble amortir les tensions internes. En effet, pour une grande organisation, mobiliser plusieurs personnes pour par exemple passer le screening représente la gestion d’un petit projet, alors que pour une petite à moyenne structure, cela peut représenter la moitié, voire toute l’équipe. En outre, ces ONG sont, de par leur taille mais aussi et souvent leur appartenance à une famille internationale, alignées sur une rationalité néolibérale promue dans les espaces internationaux et valorisée sur le plan national.
Par conséquent, le processus de transformation interne à l’organisation rejaillit sur la structuration du secteur ONG dans son ensemble. En effet, les choix qui sont opérés au niveau organisationnel transforment la configuration du secteur. Il y a un effet d’entonnoir (disciplinaire) observé au fur et à mesure de la mise en œuvre des dispositifs d’action publique analysés. Nous avons observé plus haut, mais plus largement dans l’ensemble de nos recherches, qu’il a toujours existé un large espace de contestation et de discussion entre les ONG et l’administration. On observe toutefois un rétrécissement de cet espace à mesure du temps et de la mise en œuvre des dispositifs gestionnaires.
[1] L’idéal-type est un outil méthodologique qui vise à catégoriser/caractériser à travers des traits types certains résultats empiriques pour en faciliter la compréhension.