EDITO

Mise en ligne: 22 février 2022

Le sous-titre de ce numéro d’Antipodes aurait pu être « Chroniques de disparitions » d’ONG. Dit de façon aussi abrupte pour commencer l’édito du présent numéro, cela paraît un peu indigeste. À nouveau, quelques personnes risquent de nous tomber dessus pour nous dire combien nous sommes paranoïaques, complotistes et je ne sais quoi d’autre. Aujourd’hui, il semblerait que lucidité, anticipation et réaction en vue d’éviter l’avènement d’un monde non désiré soient refusées par une partie non négligeable de personnes.

Pour rappel, et recontextualisation du présent numéro : au moins depuis une quinzaine d’années, il a commencé à y avoir des réactions d’anticipation face à l’arrivée massive de cadres de la rationalité néo-libérale et l’instauration d’une bureaucratie néo-managériale dans le milieu des ONG et de la coopération au développement.

Que voulons-nous dire en parlant de rationalité néo-libérale ? [1]
Le néolibéralisme peut être vu comme une rationalité qui organise la société en faisant de la compétition une norme et de l’entreprise un modèle. La rationalité néo-libérale peut être définie comme :

« L’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs de pouvoir visant à instaurer de nouvelles conditions politiques, à modifier les règles de fonctionnement économique, à transformer les rapports sociaux de manière à imposer [...] l’objectif de la concurrence généralisée entre entreprises, économies et États. » [2]

Et qu’appelle-t-on bureaucratie néo-manageriale ?
« La façon « d’enformer les êtres et les évènements », d’appréhender le réel en le retranscrivant dans des « formats » mis en commun et dans des « coordinations et des figures du collectif » est une manière non seulement de normaliser, mais aussi de contraindre et de dominer, qui résulte de rapports de force. » [3]

À l’époque, nos réactions (des membres d’ITECO et d’autres) avaient été minorées sous prétexte que nous exagérions évidemment, que les enjeux étaient ailleurs, que la professionnalisation n’était là que pour s’assurer du bon usage de l’argent public, et qu’il n’y avait nul complot contre le milieu de la coopération au développement.

Nous avions eu également un tas de réactions et de discussions intéressantes suite à différents travaux autour de ces questions : d’abord les entretiens filmés (et sortis en DVD à l’époque) avec l’intellectuel [4] et formateur Jean Sur autour du management – et de la novlangue libérale comme terminologie l’accompagnant -, son arrivée massive et son emprise dans le monde du travail et dans les interactions entre les travailleurs, les façons grâce auxquelles il est institué comme intermédiaire entre le travail et l’intime et il s’immisce au plus profond de nos êtres, et enfin les dégâts qu’il occasionne en termes de mal-être chez les travailleurs. Nous avions poursuivi par la parution de deux numéros d’Antipodes spécifiques sur ces questions : le premier [5] qui tentait de comprendre l’arrivée des techniques de New Public Management dans le monde de la coopération au développement en général, et celui des ONG en particulier ; un premier travail universitaire avait été effectué par un proche d’ITECO, qui y avait consacré un article. Il était également beaucoup question, dans ce numéro-là, de déconstruction de termes, paraissant « neutres » voire positifs, et adoptés comme tels dans le milieu mais qui ne sont que les « chevaux de Troie » de la novlangue libérale : excellence, professionnalisation, qualité, efficience, etc. Avec, en filigrane, ces questions naturelles : quand des interlocuteurs utilisent des mots connotés si positivement, comment s’y prendre pour les critiquer de façons intelligentes sans paraître ringard ou prendre trop de risques ? En effet, on peut rapidement être perçu comme sot, à vouloir critiquer les « démarches qualités » dans le milieu, les interlocuteurs ayant vite fait d’associer de telles critiques à une résistance à faire du travail de qualité. Et c’est peut-être fondamentalement cela le problème principal avec le management et ce qui l’accompagne : l’accaparement d’une partie du patrimoine linguistique et de réflexion des humains. C’est comme si certains mots nous sont interdits et sont réservés à cette novlangue qui, à son tour, semble réservée à l’élite managériale qui vise l’excellence.

Il n’en est rien : d’une part, il ne suffit pas de nommer un mauvais chocolat « excellence » pour qu’il devienne un excellent chocolat ; d’autre part, l’excellence comme horizon indépassable, tel que défendu par les méthodes managériales, ne concerne que peu d’élus, et fabrique beaucoup d’exclus. Et donc le fait que nos actions consistent à fabriquer beaucoup d’exclus, alors même que nous sommes censés lutter collectivement contre toutes formes d’exclusion nous posent des problèmes éthiques.

Plus que jamais, nous demandons à cesser de manager la chèvre et le chou : tout le monde s’est fait cette réflexion au moins une fois dans sa vie ; ou, du moins, toutes les personnes qui ont eu à subir le management, comme mode d’organisation interne, ou bien comme mode d’organisation d’un secteur.

À l’époque déjà, nous lisions dans Antipodes que « un peu partout, dans le travail social, on constate que lorsque les processus de gestion s’imposent comme critère de décision, l’efficacité dans l’action diminue, ou plutôt elle change de nature. C’est-à-dire que concrètement, lorsque le management s’applique, le travail se modifie, il devient autre chose. Le problème est que cette « autre chose » n’est pas questionnée. Elle est simplement évaluée... avec les critères du management. » [6]

De fait, nous avons constaté, avec d’autres, que l’efficacité des actions dans notre secteur diminue, le travail change de nature et on est évalué... avec de nouveaux critères qui sont installés (même si les formats changent régulièrement, autre technique « involontaire » du management) et ces critères sont bien ceux du management.

Et nous dans tout ça ? Et bien, nous sommes évalués, notés, jugés en permanence ou régulièrement avec ce sentiment dans notre for intérieur que rien n’est jamais bon, tout est toujours à côté. Nous nous sentons infantilisés comme jamais par ces modes qui consistent à être sous la loupe en permanence. Pourtant, nous ne sommes pas moins performants qu’avant, ni moins présents. Juste un peu plus écrasés par les passions tristes, les choses qu’on « doit » faire parce que c’est « ce qui est demandé » et les dossiers qui prennent un temps fou, pas tellement à faire, mais à préparer pour pouvoir répondre ce qui est attendu (si on veut encore mener nos actions et défendre un monde où nos actions, et celles d’autres associations et ONG, continuent à être financées). Les espaces pour le changement social et la lutte pour un autre monde se réduisent parce que les passions tristes prennent le dessus, et nous sommes presqu’indirectement invités à devenir des administratifs, même si nous n’avons pas tous cette vocation et ça n’amuse que certains d’entre nous.

Je ne sais plus qui a dit que « chaque matin, en nous levant, nous fabriquons collectivement un monde ; pourtant, lequel d’entre nous, s’il ne tenait qu’à lui, choisirait de fabriquer le monde que nous avons ? » Véritable question, posée à un maximum de personnes actives dans tous les domaines et dans tous les secteurs aujourd’hui. Dans le monde associatif et de la coopération au développement belge, comme ailleurs, réfléchir à cette question est urgent ; comme tout semble le devenir aujourd’hui. Continuer à tergiverser et à accepter, c’est renoncer à tout. Car il s’agit de ça : le monde que nous fabriquons chaque jour, en acceptant tout ce qui est demandé, n’est pas le monde que nous choisirions de fabriquer si nous avions le choix, et, pour des formateurs comme nous, n’est certainement pas le monde que nous discutons et réfléchissons avec d’autres dans nos espaces pédagogiques. Ce qui crée également un problème pédagogique et une dissonance cognitive. Il en va de notre secteur comme de plein de secteurs de l’action sociale. Et comme nous sommes censés, d’une part, nous préoccuper du respect des droits et du bien-être des travailleurs et, d’autre part, être attentifs aux shrinking spaces for civil society [7], nous nous sentons de plus en plus en déphasage et sentons cette tension entre les deux mondes ; pire, cette tension devient même presqu’une marque ou un stigmate pour le secteur avec des conséquences sur l’ambiance de travail et la santé des travailleurs. Ça ne nous semble pas mineur [8] comme changement à analyser.

Si on rajoute une hypothèse très intéressante amenée - entre autres - par Pierre Legendre, qui ne voit dans le management que le dernier avatar d’une domination occidentale sur le Monde, nous nous sentons définitivement en difficulté dans notre secteur : en effet, les techniques de management, imposées par les pays occidentaux [9] sont une preuve implicite d’un désir de réorganisation stratégique du Monde par des techniques occidentales. À nos yeux, l’Occident devrait prendre un peu de recul et se reposer un peu, peut-être qu’il a la tête qui tourne un peu : d’autres Peuples et civilisations, et bien plus nombreux, pensent que la capacité stratégique n’est pas l’apanage de l’Occident, et que le futur n’est pas planifiable. Car oui, le Management et ses déclinaisons de New Public Management, vise l’emprise sur le Monde : il est censé organiser, coordonner, commander, contrôler. Et, l’air de rien, dans le cadre des différents empires qui voulaient s’étendre depuis quelques siècles, ce rôle a été dévolu à qui ? Ou l’armée ou l’administration, ou les deux. Et ce rêve de grandeur, d’excellence, d’amélioration continue, d’évaluation permanente etc., est un rêve surhumain, post-humain, qui efface en tous cas tout ce qui est humain chez nous : l’inconstance, les fragilités, les hauts et les bas. L’horizon proposé par le management ne semble être, au mieux, qu’une fausse promesse (encore une, après celles du progrès illimité) ; au pire, ça conduira au suicide de l’humanité. Je ne sais pas vous, mais, personnellement, cet horizon ne me convient pas tellement. Et je n’ai certainement aucune envie d’y contribuer.

Alors que faire ? D’abord, donner la possibilité à Justine Contor, auteure d’une excellente thèse de doctorat sur le sujet du management dans le secteur, de partager ses analyses avec les lecteurs et lectrices du présent numéro d’Antipodes : ses travaux sont des graines qui, une fois semées peuvent réenchanter, elles permettent de prendre de la distance et de comprendre un peu ce qui nous arrive. La finesse de ses analyses et la complexification permanente permettront peut-être à d’autres secteurs associatifs d’éviter de tomber dans les mêmes travers. Ensuite s’ouvrir, peut-être, à des groupes de réflexion sur ces questions et de développer collectivement des stratégies de résistance face aux excès managériaux. Il s’agit de faire la transition pour sauver la nature, l’environnement et la planète certes ; mais il s’agit également de sauver ce qui est humain chez les humains et de lutter non seulement pour garder la biodiversité mais également la diversité des humains, des acteurs sociaux et des institutions. Enfin, il s’agit de réenchanter nos actions, nos vies, nos rencontres, notre travail. La transition c’est aussi ça, ce n’est pas qu’une question technique.

« Quelque chose se durcit dans les relations mondiales, quelque chose de guerrier, qui touche aux ressources généalogiques, à la Terre intérieure de l’homme. » - Pierre Legendre

Nous avons choisi d’accompagner la publication de ces réflexions de Justine Contor par des illustrations provenant d’affiches d’ONG, et de citations de David Graeber, disparu hélas trop tôt, as a tribute.

[1Paraphrasé de la thèse de doctorat de Justine Contor Chorégraphies néolibérales. La disciplinarisation des ONG de développement belges. Université de Liège, 2020.

[2Dardot, Pierre, et Christian Laval. 2010. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. La Découverte. Paris.

[3Hibou, Béatrice. 2012. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris : La Découverte.

[4Nous utilisons ce terme avec beaucoup de précautions, nous ne le reprenons ici que parce que c’est comme ça que Jean Sur est connu du grand public à travers sa présentation dans quelques sites.

[5Antipodes num 204, 2013, « Manager le Management . »

[6Guillermo Kozlowski « Lemprise de la gestion » in Antipodes num 204, 2013, « Manager le Management ».

[7Terme souvent utilisé en Anglais pour dire simplement « rétrécissement de l’espace d’action de la société civile ».

[8Et, de fait, le secteur semble se préoccuper un peu plus des cas de burnout, sans forcément faire un lien quelconque avec l’emprise de la gestion managériale telle qu’imposée aux ONG.

[9Ou plutôt les pays de l’OCDE, mais ceci peut nous emmener vers une autre discussion entre occident, nord et OCDE, et qui a été abordée de façon très intéressante par Sophie Bessis dans son livre « l’occident et les autres ».