Un double tournant gestionnaire

Mise en ligne: 22 février 2022

Par Justine Contor

Notre analyse socio-politique des vingt-cinq dernières années de la coopération non gouvernementale belge s’est attachée à mettre en évidence les évolutions du secteur, mais aussi certains facteurs de stabilité posant les jalons d’une rationalité(néolibérale). Lorsque la coopération belge entre en crise à la fin des années 1990, les ONG sont financées par l’État belge depuis près de vingt ans. Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire publié en 1997 souligne (déjà) le fait que les ONG sont très diversifiées et qu’il est urgent de concentrer leurs actions et d’augmenter leurs complémentarités par des collaborations renforcées. Ce rapport met par ailleurs en exergue que l’évaluation et le contrôle de ces organisations est alors quasi absent et qu’il semble exister des tensions importantes entre le secteur et l’administration [1].

Comme le montre le chapitre de la thèse consacré à la sociohistoire de la coopération (voir chapitre 3), le rapport de la Commission d’enquête de la fin des année 1990 souligne aussi la légitimité de l’engagement et des actions des ONG du secteur. Toutefois, ce moment de sortie de crise marque un – premier tournant gestionnaire – dans l’histoire de la coopération belge, qui influencera durablement la trajectoire des ONG de développement. Nous parlons de tournant gestionnaire du secteur parce que ce moment est le témoin d’une réorganisation structurelle de la coopération au développement qui affecte tous les acteurs du secteur en mobilisant une même logique gestionnaire en guise de référence.

Plus spécifiquement, on peut affirmer que cette époque marque l’émergence d’une vision stratégique nouvelle dans le chef des ONG belges, et particulièrement néerlandophones. En effet, plusieurs organisations sont convaincues par les discours d’efficacité gestionnaire et de rationalisation du secteur. À travers les projets de consortium [2], elles font le pari de la collaboration renforcée, voire de la fusion de leurs structures, sans que s’exerce sur elles une contrainte spécifique de la part de l’administration. Cette tendance, qui se marque surtout au niveau des ONG du Nord du pays, jette les bases d’un déséquilibre entre ONG francophones et néerlandophones. Puisqu’aujourd’hui, les ONG néerlandophones sont de plus grande taille et sont moins nombreuses que les ONG francophones plus petites et plus nombreuses.

L’administration est elle aussi transformée par les effets de cette crise. La partie opérationnelle de l’administration est désormais transférée dans une agence (Enabel) spécifiquement créée pour rendre plus « autonome » et « flexible » la gestion des programmes opérationnels, en mobilisant un souci de renforcement de « l’efficacité » de la coopération gouvernementale. C’est à ce moment qu’est décidée la mise en place – exceptionnelle en Belgique à cette époque – d’un Service d’évaluation fédéral (Contor, 2018). La création de ce service traduit une volonté politique de mettre en avant des réformes orientées vers la recherche d’efficacité et d’efficience à travers des programmes d’évaluation des performances des opérations subventionnées.

En d’autres termes, ce tournant gestionnaire national place au coeur de l’action publique sectorielle des principes de « bonne gestion » tels que l’efficacité, l’efficience, la performance, soutenus par une pratique indépendante et accrue de l’évaluation pour en démontrer les réalisations et les résultats. Dardot et Laval (2010) montrent à cet effet que la mise en place de processus de contrôle et d’évaluation de la conduite, participe à une « expansion de la technologie évaluative » ce qui en fait un mode disciplinaire en tant que tel (p. 301). En outre, l’État devient responsable de la définition des conditions de la concurrence et du respect des principes qui la fondent (Dardot et Laval, 2010).
Durant la même période, ce tournant gestionnaire se déploie au niveau international (on parle alors du second tournant). Il est symbolisé par la Déclaration de Paris « pour l’efficacité de l’aide », signée en 2005, qui promeut une nouvelle vision du développement « efficace », « performante » et dont la gestion doit désormais être « axée sur les résultats » (Lewis, 2014).

Même s’il est clair que l’origine du « tournant gestionnaire » est multifactorielle, nous considérons tout de même que cet engagement international a fortement influencé la rationalité politique belge en matière de développement, et les transformations des programmes d’action qui lui sont liés ont reconfiguré à la fois le secteur et l’ensemble des acteurs non gouvernementaux. La sociohistoire de la coopération belge (voir chapitre 3) montre d’ailleurs bien la manière dont le cadre international a influencé la politique belge en la matière.

Le processus – global – de transformation du secteur non gouvernemental

En ce qui concerne plus spécifiquement le secteur non gouvernemental, Stangherlin (2001) fait état de la succession de quatre générations d’ONG : les précurseurs, les ONG de coopération au développement, les tiers-mondistes, et les techniciennes sans frontières. Dans la continuité de sa réflexion, nous avions émis dans nos précédents travaux l’hypothèse d’une cinquième et nouvelle génération d’ONG : les ONG gestionnaires (Contor, 2018). Cette génération d’ONG fondait, selon notre analyse de l’époque, son fonctionnement sur un ‘logos gestionnaire’, s’articulant autour de trois éléments : la maîtrise, la performance et la rationalité de l’organisation (Boussard, 2008).

Toutefois, à la lumière de nos résultats, nous sommes amenées à quelque peu revoir ces propos. Ce que démontre notre thèse, c’est qu’il ne s’agit pas tant de l’émergence d’une nouvelle génération d’ONG (puisque nous n’avons pas observé la création de nouvelles ONG au niveau belge depuis ces quinze dernières années), qu’une transformation structurelle de l’ensemble des ONG issues de ces différentes générations.

En effet, les quatre générations coexistent : elles ont émergé à des périodes et pour des raisons idéologiques différentes (voir article de Stangherlin (2001)), mais continuent depuis lors d’occuper l’espace de la coopération non gouvernementale. Elles ont toutes été concernées par les contraintes de réforme gestionnaire imposées par les autorités fédérales. Ainsi, ces quatre générations d’ONG ont toutes évolué à leur manière et au fil du temps vers une ‘professionnalisation gestionnaire’. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, de l’apparition d’une cinquième « génération d’ONG », mais plutôt d’une transformation générale et profonde à des degrés divers de l’ensemble du secteur des ONG de développement belges – que nous détaillerons ci-après.

[1Pour plus de détails voir : Contor 2017 ; 2018 ; 2020.

[2Réf. De l’AR de 98 de mémoire à ce sujet cf. chapitre ad hoc.