Une joyeuse entrée par une controverse

Mise en ligne: 22 février 2022

Cette contribution à Antipodes est le résultat d’un travail de recherche mené par Justine Contor – chercheuse au Centre de recherche Spiral de l’Université de Liège – dans le cadre de ses travaux de recherche au sein du secteur ONG entre 2015 et 2020. Il s’agissait d’interroger la manière dont les dispositifs de gestion produits par et pour le secteur agissent sur ce dernier. Autrement dit, comment les techniques gestionnaires transforment le secteur ? Cette contribution est directement inspirée de la discussion de sa thèse de doctorat, visant toutefois à la rendre plus accessible afin que le secteur ONG – mais pas que – puisse s’en saisir.

Entrer sur le terrain par une controverse

« Le screening, en particulier, nous a jugé à l’aulne d’une usine de production de boites de conserves. Je ne me sens pas respecté pour ma spécificité : le changement social. Non qu’une usine de boites de conserves ne puisse pas être quelque chose d’intéressant mais juger un poisson à sa capacité à grimper à un arbre est aussi stupide qu’inutile. Le screening, ce n’est rien d’autre que ça. Le sommet d’une certaine « professionnalisation » qui a perdu en chemin l’enthousiasme de l’engagement. En tant que travailleur d’une organisation qui cherche à produire du changement social, je me sens incompris, insulté, amoindri par un processus qui ne respecte rien de ce que je fais, réalisé par des gens, certes de bonne volonté, mais qui ne comprennent pas grand-chose à la réalité dans laquelle je travaille. Quoi que vous fassiez, ce qui compte n’est pas tant la qualité du travail que la qualité de la gestion. Gestion financière, gestion administrative, gestion des partenariats, gestion des processus, gestion des risques, gestion de la gestion... gestion par-ci, gestion par-là. Une farce qu’on nous fait jouer. Derrière la professionnalisation, se cache une envie de changer nos modes de fonctionnement, nos modes de pensée, notre âme et notre ADN. Une volonté de formater les ONG comme des unités de production, pour mieux pouvoir les comparer, pour mieux pouvoir choisir les « meilleures », les plus « aptes » à faire ce qui est aux antipodes de leur objet social, celles qui demain pourront gagner des marchés, des appels d’offre et des appels à projet, grand rêve de tout bureaucrate qui se respecte pour qui privatisation rime avec performance. »

(Extrait de la revue Antipodes, 2016,
Testament d’un travailleur du développement en ONG,
Réforme de la coopération belge, n°214, ITECO).

Je prends connaissance de ce texte en 2016, alors que je viens de commencer « mon » terrain. J’ai bien sûr déjà entendu parler du screening : les travailleurs et le secteur tout entier ne parlent que de cela.

Il s’agit d’une méthode d’évaluation des ONG imposée par l’administration de la coopération belge au développement (DGD) dans le courant de l’année 2015-2016 à l’ensemble des acteurs de la coopération non gouvernementale comme première étape de reconnaissance du statut d’ONG, donnant accès par la suite au financement.

À la lecture de cet extrait, il peut être surprenant de voir apparaître des termes comme screening – à entendre ici comme un audit – performance ou encore gestion dans un secteur tel que celui de l’aide au développement. Il est aussi interpellant de constater que des travailleurs du secteur ONG – un secteur considéré comme étant à valeur sociétale compte tenu de sa participation à l’inclusion et la cohésion sociale – se sentent « incompris », « Insultés » et, en quelque sorte, fragilisés par une logique gestionnaire qui semble être aux antipodes de ce qu’ils et elles font et sont.

Ce ressenti me plonge au cœur d’une controverse – un moment de forte tension – qui a eu lieu au sein du secteur non gouvernemental de la coopération au développement belge. Ce screening devient alors le point de départ empirique de ce qui deviendra ensuite ma thèse de doctorat. Avec les personnes qui m’accompagnent dans ma recherche, nous avons à l’époque l’intuition qu’il est essentiel de comprendre ce dispositif, d’en retracer l’histoire, mais plus encore le suivre. Il s’agit même de le traquer dans les différents espaces au sein desquels il se déploie pour qu’il nous révèle tout ce qu’il est, ce qu’il fait et la manière dont il interagit avec et transforme les réseaux d’humains et de non-humains (les ONG, leurs travailleurs, l’administration ou encore les instruments d’action publique) qui se sont constitués autour de lui. Mon parti-pris a donc consisté à aller à la rencontre des acteurs qui avaient quelque chose à dire sur ce screening et me laisser embarquer…

Interroger la disciplinarisation des ONG à l’ère du néolibéralisme

Interroger la notion de disciplinarisation, implique de s’inscrire explicitement dans le sillage des travaux de Foucault. En effet, cette notion est centrale dans son analyse. Dans Surveiller et punir, elle caractérise une série de dispositifs, tels que l’école, la prison ou l’armée (Foucault, 1975). Dans Naissance de la biopolitique, Foucault (2004) [1] propose une analyse des modalités de gouvernement des individus (disciplinés) ainsi que de l’ensemble des vivants. Il y assimile la population et les individus à des « corps dressables », qu’ils soient sociaux ou individuels.

Il montre donc à quel point les mécanismes de discipline agissent sur les corps des sujets, au sens où c’est le corps social tout entier qui s’en trouve transformé. En effet, Foucault considère que la discipline « fabrique » des individus, qu’elle est « la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instrument de son exercice » (Foucault, 1975, p. 200).

Ainsi, la lecture foucaldienne de la société disciplinaire – centralisée sur l’individu – doit s’accompagner d’une analyse de la biopolitique – dans notre cas des ONG – qui étend son étude du pouvoir à l’ensemble de la population. Ce type de gouvernementalité se donne comme objet la population et, partant, la gestion politique de la vie à travers de véritables programmes d’administration. Il s’agit donc bien d’une construction qui résulte de la gestion politique globale de la vie des individus. Cette biopolitique implique cependant non seulement une gestion de la population mais un contrôle des stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir par rapport à eux-mêmes et les uns par rapport aux autres.

En ce qui me concerne, mes observations m’imposent d’envisager la disciplinarisation des sujets comme un processus. Tout d’abord parce qu’elle s’inscrit dans la durée : construire et mettre en œuvre un dispositif, transformer des ONG, leur secteur et leurs travailleurs, bref, transformer leurs conduites, tout cela prend du temps. C’est à ce titre que j’ai étudié vingt-cinq ans de transformation du champ de la coopération non gouvernementale belge [2]. Ensuite, ce processus permet de distinguer différents niveaux d’analyse : le niveau des injonctions politiques, celui du secteur de la coopération non-gouvernementale, les organisations elles-mêmes, et enfin « jusqu’au [niveau le] plus intime de la subjectivité » (Dardot et Laval, 2010, p. 21) : les individus. Dans cette perspective multi-sujets, il s’agit également de questionner les espaces d’intermédiation, voire de résistance que dessinent les organisations elles-mêmes, les fédérations et l’administration fédérale, à la fois sujets disciplinés et disciplinants.

Ainsi, la disciplinarisation des sujets (organisations et individus) s’interroge à travers les concepts gravitant autour de la notion de « fabrique du sujet » (Dardot et Laval, 2010, p. 402). Le sujet, en tant qu’individu, est le produit discipliné des dispositifs de gouvernement et des outils de gestion interne. La disciplinarisation est profonde car les individus sont (re)façonnés par ces nouvelles modalités d’existence. En effet, il y a une transformation interne des conditions de travail dans une organisation où les travailleurs adhèrent à une logique donnée (Pagès, 1979 [2019], p.51). Il s’agit dans notre cas de la rationalité néolibérale déclinée sous forme de dispositifs gestionnaires qui en vient à coloniser l’ensemble de la structure et de ses travailleurs.

Les relations de pouvoir ne sont plus exclusivement « envisagées comme rapports de domination ou de privation » ni opposées à la liberté (Jeanpierre, 2006, p.90). Le concept de gouvernementalité implique au contraire que des sujets agissent, sous certaines conditions, comme producteurs d’une liberté et d’une puissance par lesquelles leur assujettissement se renforce pourtant.

Il s’agit bien là d’une discipline néolibérale de l’ONG qui se donne à voir au sein même des organisations à travers : des exigences de résultats, des normes de rentabilité, une explosion des pratiques de gestion, un contrôle permanent, des benchmarks, des évaluations, des échanges d’informations, une mise en place de démarche qualité, ou encore un management de la performance (Dardot et Laval, 2010).

L’efficacité de cette logique repose moins sur sa rationalité technique que sur les représentations qu’elle invoque et produit. La transformation de la rationalité technique en un système idéologique est difficile à contester, puisqu’il offre une représentation du réel qui est cohérente avec les pratiques sociales des membres de l’organisation. Selon cette logique, il s’agit essentiellement d’être (ou de devenir) un bon gestionnaire, particulièrement quand on gère des deniers publics. Cette logique d’action est présentée comme une évidence, comme « allant de soi ». Les dispositifs visent donc à fabriquer des ONG et des travailleurs auditables, produisant des documents qui sont à leurs yeux inutiles, mais néanmoins indispensables dans une logique d’auditabilité au sens de Power (1999).

Tous ces dispositifs gestionnaires renforcent une « pression disciplinaire illimitée » (Dardot et Laval, 2010, p.311). C’est ce que Hibou (2012) conceptualise également avec sa notion d’abstractions qui produit un sentiment de contradiction généralisé. Ce dernier peut être vu au sens d’un paradoxe (de Gaulejac & Hanique, 2015) que créent ces accumulations de dispositifs de gouvernement et qui ont pour effet de discipliner les sujets.

Ce faisant, nous assistons bien à la mise en place d’un processus de disciplinarisation de l’ensemble des ONG mises au pas par la rationalité néolibérale. Cette dernière prend corps à travers la rationalité politique, qu’elle soit nationale ou internationale, par les différents dispositifs de gouvernement étudiés tout au long de notre thèse, par l’administration, mais aussi et surtout à travers les ONG elles-mêmes, qui se transforment en tant que secteur, en tant qu’organisation et enfin en tant qu’individu.

[1Les références seront toutes regroupées dans une notice bibliographique à la fin de ce numéro d’Antipodes.

[2Le travail de recherche se fonde sur une méthodologie qualitative robuste, présentée en détail dans le chapitre consacré de la thèse.