Pour une éducation aux nouveaux médias

Mise en ligne: 19 septembre 2013

Les nouveaux médias permettent-ils d’appréhender le monde indépendamment de la vision des grands pouvoirs économiques ?, propos de Thierry De Smedt recueillis par Alexandra Vanderbeck

Thierry De Smedt, vous êtes professeur à l’Ecole de communication de l’Université catholique de Louvain. En quoi internet et les réseaux sociaux ont-ils amené un changement d’environnement médiatique au point de parler de nouveaux médias ?

Thierry De Smedt : En effet, un changement progressif, mais important, s’est opéré dans la sphère médiatique depuis une vingtaine d’années : nous sommes passés d’un environnement médiatique linéaire à un environnement médiatique beaucoup plus interactif. Avant la création d’internet, l’environnement médiatique était déjà audio-scripto-visuel, avec des films, des disques, des journaux et des livres. Le point commun de tous ces médias était de partir d’un pôle de production qui surplombait le public, en se tournant toujours vers des organismes officiels, des gouvernements, des experts... Des sources qu’en philosophie, on appellerait transcendantes, c’est-à-dire n’émanant pas de l’action des gens ordinaires, mais tournées vers l’officiel, le pouvoir et surtout le pouvoir économique. Avec internet, l’idée que tout un chacun puisse communiquer au monde et se faire entendre émerge.

Que pouvait-on reprocher à l’ancien système médiatique ?

TDS : Comme les médias étaient produits dans un cadre indépendant des citoyens ordinaires, il était très facile de faire de la propagande. Déjà en 1967, Guy Debord dans son livre « La Société du spectacle » critiquait la société capitaliste, qui selon lui privait les gens d’être les acteurs de leur propre histoire. On vit sa vie par procuration devant les grandes vedettes d’Hollywood. Les médias, en référence à Marx, étaient le nouvel opium du peuple.

C’est la critique de ce qu’on appelle la pensée unique, c’est-à-dire une convergence idéologique qui, en réalité, est distillée par des leaders qui ont à leur disposition de grands médias, Rupert Murdoch ou Silvio Berlusconi par exemple.

Même s’il existait des journaux associatifs, financés par les lecteurs, qui permettaient de prendre du recul et de discuter de choses plus importantes que du nouveau bikini de Brigitte Bardot, cela restait extrêmement confidentiel, et pas forcément ouvert à l’expression des citoyens.

Il y a eu des tentatives de télévisions communautaires où l’idée était de donner la parole aux gens pour qu’ils puissent se représenter à travers les médias, en contrepoids au star système. Mais progressivement, ces télévisions communautaires sont entrées dans un fonctionnement rédactionnel où elles ne demandaient plus aux gens d’être les auteurs de leur médiatisation.

En quoi internet a ou pourrait-il « casser » ce système ?

TDS : Avec internet, la navigation dans l’information est devenue extraordinaire. Et à ce niveau-là, on pourrait dire que les inventeurs du web, une poignée d’informaticiens, de mathématiciens, un peu « new age » dans les années septante, ont eu la capacité de penser le média autrement. C’est ce qu’explique Isabelle Stengers dans son livre « Au temps des catastrophes ».

Internet apparaissait comme le média qui promettait enfin à tout le monde de communiquer, toute la planète étant potentiellement connectable, et sans devoir passer par un éditeur, un rédacteur en chef ou la censure d’une police.

Au début des années nonante, le courrier électronique fonctionnait déjà surtout dans les universités et les centres de recherche mais il s’agissait plutôt d’une communication de point à point. Vers la fin des années nonante, des applications comme Messenger ont commencé à permettre aux gens de se constituer en groupes communautaires, qui parvenaient à échanger des idées et s’informer mutuellement. Au début des années 2000, l’apparition des blogs a permis à n’importe qui de pouvoir éditer du contenu, visible potentiellement par tous, même s’il fallait encore que les gens naviguent jusqu’à l’information, mais avec les outils de recherche cela devenait relativement possible.

Pour répondre à votre question, oui, internet pourrait casser ce système qui nous formate dans une pensée unique, car il permet aux citoyens de s’associer, de se grouper en réseaux pour échanger des idées et faire entendre leur point de vue. Pourtant, on constate que ce n’est pas (encore ?) le cas. On a cru longtemps qu’il existait une fracture numérique entre les gens qui avaient les moyens d’acquérir le matériel informatique et ceux qui ne les avaient pas. En réalité, nous nous sommes rendu compte que les gens n’avaient pas tous les compétences requises pour se servir de ces nouveaux médias. La vraie fracture numérique est donc plus complexe et probablement plus politique.

Justement, quelles sont les compétences qui devraient être acquises par le citoyen au niveau médiatique ? Est-ce le rôle de l’éducation aux médias de développer ces compétences ?

TDS : Nos recherches à l’UCL nous ont permis de définir et probablement bientôt de mesurer les fameuses compétences médiatiques qui permettront aux gens de tirer au mieux parti de ces nouveaux médias. Dans le jargon universitaire, on parle de « littératie médiatique » pour désigner l’ensemble de ces compétences, dont l’acquisition constitue en effet l’objectif de l’éducation aux médias.

Nous partons du fait que tout média est à la fois un « objet » informationnel, technique et social. Informationnel d’abord, car il permet de produire et recevoir du contenu, de l’information qui traite du monde, réel ou imaginaire. Technique, parce que tout média a une réalité technique. Le journal, par exemple, est un objet technique (du papier plié, découpé, imprimé) produit au moyen d’une technique : machines d’impression, encres utilisées, format... Enfin, tout média est social, car il connecte des gens. Tout média est produit par des personnes qui ont des intentions par rapport aux gens à qui ils destinent leur média.

Nous considérons que le citoyen médiatiquement compétent doit être capable d’effectuer quatre tâches fondamentales sur les trois dimensions, informationnelle, technique et sociale, des médias.

La première tâche est la « lecture » médiatique : transformer un média en pensée. Il s’agit ici de pouvoir comprendre, analyser et critiquer un document médiatique, en fonction du contexte. Sur Twitter, on est limité à 140 caractères, il faut connaître ce contexte d’ordre technique pour comprendre pourquoi le message est si court par exemple. Il faut aussi pouvoir comprendre ce que « l’auteur » a cherché à exprimer, ce qu’il veut susciter comme réaction chez ses destinataires, les récepteurs de son média.

La deuxième compétence est l’écriture médiatique. Tout le monde doit être capable de produire un document médiatique, là aussi en apprenant la technique et ses contraintes. Produire un contenu (dimension informationnelle) s’adressant, par des procédés techniques qui fonctionnent, à des destinataires bien identifiés (dimension sociale).

La troisième compétence est la navigation médiatique. Tout le monde doit être capable de naviguer dans les médias, d’aller d’un site à l’autre, d’une rubrique à l’autre, d’un programme à l’autre, d’une technique à l’autre et d’un partenaire social à un autre.

Enfin, la quatrième compétence est l’organisation médiatique. Tout le monde doit être capable de classer, trier, ranger, conserver et publier des médias, selon leurs dimensions informationnelle (que dit-on de quoi ?), technique (par quel dispositif ?) et sociale (qui dit cela et à qui le dit-il ?).
Permettre aux gens de communiquer en utilisant les médias d’aujourd’hui passe donc par une « éducation ». Avec internet, le monde médiatique actuel offre la possibilité technique aux gens de communiquer leurs idées, leurs sentiments, et de les faire évoluer de manière collective, reste à apprendre comment transformer cette possibilité théorique en réalité quotidienne.