Un réseau ou un canal de communication ?

Mise en ligne: 19 septembre 2013

Les réseaux tentent d’échapper au pouvoir par des règles de fonctionnement, par Guillermo Kozlowski

La question de savoir si les réseaux sociaux ont permis à des mouvements sociaux d’échapper au pouvoir est compliquée, elle nécessiterait une enquête sur des cas concrets pour formuler une analyse pertinente.

Pour ma part, ce que je peux proposer, en quelques mots, est d’ajouter un autre point de vue. Une hypothèse de travail. Peut-être partir de l’idée que, quoi qu’il en soit, il ne suffit pas de travailler en réseau pour échapper au pouvoir. Il faut partir de l’affirmation que le pouvoir n’est pas externe.

Si tel était le cas, la solution serait assez simple : il suffirait de se rencontrer, s’organiser, se parler d’individu à individu pour être en dehors du pouvoir. Or, le pouvoir s’installe non seulement dans la manière de s’organiser des individus, mais aussi dans ce qui nous constitue en tant qu’individus : certaines préoccupations, certains types de savoir valables, des pratiques, des langages, des imaginaires.

Du coup, en partant du principe que le pouvoir n’est pas cette camisole de force dont nous pourrions nous débarrasser, il n’existe donc pas un « dehors » du pouvoir, il n’y a ni lieu, ni rencontre, ni organisation, ni même de réseau sans pouvoir. Plus encore, se penser comme une unité autonome - un être capable d’exister en dehors de tout pouvoir - c’est à dire comme un individu échangeant librement avec d’autres individus, est le postulat capitaliste, c’est-à-dire, celui du pouvoir dominant.

Il me semble que la difficulté tient dans ce que les réseaux tentent d’échapper au pouvoir par des règles de fonctionnement, s’intéressant plus à la forme qu’au fond de leur organisation... Ils regardent alors le pouvoir comme extérieur. Ils produisent d’interminables discussions sur la bonne forme à adopter, accompagnées d’infinis rappels à l’ordre et d’un concert de sonnettes d’alarme. Le regard devient alors très généraliste, il tend à donner une place à tout le monde plutôt que d’intégrer des singularités.

Les réseaux se sont développés comme une alternative aux organisations centralisées (partis politiques, syndicats). Elles avaient l’inconvénient majeur de mimer l’organisation des États-nations, concevant le pouvoir comme quelque chose de centralisé et d’univoque. Elles manquaient toutes les questions relatives aux minorités, c’est-à-dire à l’application concrète du pouvoir tel qu’il nous affecte réellement, dans les niveaux les plus profonds de la société.

Or, ces questions « minoritaires » ne sont pas des « mini-luttes » à comparer aux luttes sérieuses. Les luttes minoritaires questionnent l’ensemble de la société depuis un point de vue spécifique, mais leur questionnement est universel. Il s’agit, entre autres du féminisme, de l’anti-psychiatrie, des sans papiers, des sans-terre.

Dans ce cas, la capacité d’agir en réseau rejoint aussi la capacité d’inventer ce qui, à l’intérieur du réseau, est une problématique ou non. C’est peut-être à ce moment-là que l’on s’émancipe véritablement du pouvoir dominant. Le réseau n’est pas alors un simple canal de communication.

Aucune communication n’est simple. Mais dans ce cas, ce type de savoir, d’actions invente un langage singulier, le réseau fabrique sa propre fréquence. Si un réseau d’aide aux réfugiés, par exemple, se limite à penser la question en termes administratifs, « avec ou sans papiers », ou moraux « gentilles victimes versus méchants profiteurs », la forme réseau ne changera rien à l’affaire, on sera toujours dans les termes du pouvoir.

Si, en revanche, il peut ouvrir un espace pour que de toutes autres questions, théoriques et pratiques apparaissent d’autres questionnements, par exemple : qu’est-ce qu’habiter un territoire ? Comment faire, pratiquement, pour que ceux qui l’habitent ne soient pas persécutés parce qu’ils n’ont pas de papiers ? Comment développer une action syndicale quand le modèle de travail (CDI à temps plein) devient une exception ? Quand un réseau peut créer un lieu de rencontre entre diverses préoccupations (même contradictoires), un lieu de pensée, non-centralisé non hiérarchisé. Alors, peut-être...

Par contre, dès qu’un réseau, tout transversal qu’il soit, se contente de transmettre des informations de luttes regardées avec les critères de l’utilitarisme, il est en ceci dans les mains du pouvoir.