Les explosions sociales qui ont lieu un peu partout dans le monde vont-elles provoquer des changements culturels en profondeur ? par Antonio de la Fuente
Détrompez-vous, dit d’emblée Manuel Castells au public qui est venu nombreux l’écouter à Valparaíso début novembre 2019, au moment le plus algide de la récente explosion sociale au Chili. Ce qui est en train de se produire au Chili n’a rien d’exceptionnel —poursuit-il. Il s’agit d’un phénomène global.
Manuel Castells est professeur de sociologie à Berkeley et Barcelone et auteur de la trilogie L’Ere de l’information, entre autres ouvrages de référence sur la transformation de la société industrielle en société de l’information. Concernant les mouvements sociaux et ce qu’il appelle la crise de la démocratie libérale il a publié récemment Rupture. Depuis janvier 2020, il est ministre en charge des universités au gouvernement espagnol.
Je parlerai ici d’explosions sociales qui peuvent devenir des mouvements sociaux sous certaines conditions et arriver à produire un changement culturel —explique-t-il. Les mouvements politiques cherchent la transformation de l’Etat tandis que les mouvements sociaux cherchent la diffusion de formes culturelles nouvelles —l’exemple canonique étant celui de mai 68. Ces nouvelles formes culturelles auront aussi, bien entendu, des conséquences politiques.
Une crise de la représentation
C’est ce qui arrive à présent à Hong Kong, en Equateur, en Bolivie, en Irak, en Algérie, au Liban, en France… Partout où vous regardez dans la géographie planétaire vous trouverez des explosions sociales. C’est un phénomène global qui exprime une forme d’une rupture entre gouvernants et gouvernés, d’après Castells.
Toutes les données empiriques indiquent que la population n’a plus confiance dans le système politique. La classe politique est vue comme étant encapsulé et déconnectée des citoyens. Partout dans le monde, entre 60 et 80 % de la population ne se sent pas représentée par leurs gouvernants. En Amérique latine, c’était le cas de 83% de la population en 2016, selon le PNUD.
Une conséquence immédiate en sont des transformations rapides des systèmes politiques via des mouvements nationalistes comme ceux qui ont mis Trump au pouvoir aux Etats-unis et ont conduit au Brexit en Europe. Même dans la belle Scandinavie, mise à part la Suède, les gouvernements ont le soutien de partis xénophobes. Toutes ces transformations ont eu lieu dans l’espace d’à peine quelques années.
Et au delà de la politique, même dans la sphère des religions les données pointent vers des modifications de taille : en Amérique latine, par exemple, le nombre de fidèles des églises protestantes sera supérieur au nombre de catholiques d’ici vingt ans.
Le printemps arabe a transformé le monde arabe, pas dans le sens qui voulaient ceux qui ont pris partie au mouvement mais des transformations ont bien eu lieu malgré tout. Des dictatures sont tombées et dans le chaos qui a suivi la géopolitique et le terrorisme ont pris le dessus. Les mouvements citoyens pacifiques à l’origine des printemps arabes furent réprimés de sauvage manière mais leurs semences ne sont pas disparus pour autant et se sont enracinés dans les têtes de millions de jeunes.
Parce que c’est dans les têtes des gens que la démocratie et le changement social peuvent prendre force. Si les gens ne croient pas à la démocratie, celle-ci sera superficielle. Si les gens croient au changement social, ce finira par arriver.
Manuel Castells cite en exemple le mouvement féministe. L’ampleur qu’il a pris à présent était inimaginable il y a quarante ans. Ou le changement dans le rapport entre nature et culture, l’écologie. Et tout cela a commencé par un changement dans les mentalités. Ensuite arrive le moment de l’institutionnalisation et des conflits.
La violence est contreproductive
En récapitulant : la première conséquence de la crise de légitimité politique a été une transformation fragmentée et chaotique des systèmes politiques. Aussi, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux qui portent des nouvelles et multiples valeurs et réclament des changements culturels en profondeur. Et puis il y a cette nouvelle phase d’explosions sociales. Ce ne sont pas des mouvements articulés autour d’un projet de transformation mais bien des gens qui n’en peuvent plus et explosent. Par ici avec de la violence limitée, par là avec une violence plus extrême.
Une réflexion à propos de la violence : dans les marges des mouvements sociaux ou même de manière centrale parfois il y a violence, autant de la part de la police que que celle des manifestants. Cette violence peut aller dans le sens de désactiver un mouvement, comme dans le cas de Hong Kong. Pour ma part, dit Manuel Castells, je suis foncière contre toute violence, qui me semble toujours à condamner d’un point de vue éthique et qui est aussi politiquement contreproductive.
Néanmoins, il y a des faits nouveaux en la matière : la police charge comme elle l’a toujours fait mais il y a maintenant une frange des manifestants qui ne plie pas. Il y a aussi le fait qu’à présent tout le monde a une caméra à portée de main si bien que les événements qui se produisent se retrouvent rapidement mis en circulation sur les réseaux sociaux.
Le contre-pouvoir des réseaux sociaux
Sur des réseaux sociaux qui fonctionnent d’une manière dont les gouvernements ne comprennent pas toujours grand chose. Il y a des réseaux qui fonctionnent sur une base verticale et non délibérative où des mots d’ordre de mobilisation peuvent être potentiellement suivis par des milliers de personnes, comme à Hong Kong, en France ou en Espagne.
Potentiellement, à tout le moins, parce que la théorie de la communication montre bien que le message ne dépend pas uniquement de celui qui l’émet mais surtout de celui qui le reçoit —on peut envoyer tous les messages que l’on veut mais si les gens n’y prêtent pas attention, rien ne se passe. Il y a malgré tout à présent un vrai contre-pouvoir des réseaux sociaux face auquel les gouvernements sont souvent déboussolés. Et il y a des nouvelles formes de participation qu’internet permet : 143 villes dans le monde, par exemple, ont adopté un programme informatique de délibération et de vote citoyens pour des questions qui vont jusqu’au budget.
Ce qui permet d’ajouter que les mouvements de protestation et de défiance politique ne bénéficient pas nécessairement à l’émergence d’une nouvelle gauche. Ni que les réseaux sociaux et les plébiscites n’expriment aussi parfois voire souvent des réactions xénophobes et sexistes.
Si bien qu’il ne faut pas croire que ces explosions sociales en cours vont s’estomper avec quatre mesurettes que les gouvernements tardent à prendre —conclut Manuel Castells. La revendication centrale est partout la même : la reconnaissance dans la dignité, se voir reconnus pour de vrai. Cela va plus loin que des mesures économiques et des changements institutionnels puisque c’est une demande de changement culturel.