Y’en a marre au Sénégal... Marre de quoi ?

Mise en ligne: 5 mai 2020

Très actif, le mouvement populaire Y’en a marre, qui a poussé le président Wade au départ en 2012, a des visés continentales. Propos de Fadel Barro recueillis par Lena Sarr

Fadel Barro, vous êtes coordinateur et un des leaders du mouvement Y’en a marre. Marre de quoi ?

Marre de la passivité des jeunes sénégalais qui restent les bras croisés quand les problèmes économiques et le contexte politique exige l’action. Marre également des hommes politiques qui n’investissent pas efficacement dans la résolution des problèmes des Sénégalais.

On vous présente souvent comme les sentinelles de la démocratie. Comment est né le mouvement ?

Tout a commencé en janvier 2011, en réponse aux coupures incessantes d’électricité et face aux problèmes d’approvisionnement en eau et la pénurie de gaz à usage domestique. La frustration était accentuée par les problèmes de corruption et l’absence de priorités dans les dépenses publiques.

A l’époque, hormis le débat politique au sein de l’opposition, il n’y avait aucun cadre ni aucune structure pour exprimer le ras-le-bol populaire. C’est ainsi que nous avons créé notre mouvement pour faire entendre l’indignation générale face contexte socioéconomique.

Dès lors, nous avons pris la résolution de sortir de cette espèce de laxisme ou fatalisme qui caractérisent la jeunesse sénégalaise et africaine en général, une attitude qui consiste à croire que les problèmes vont se résoudre d’eux-mêmes ou par la providence. Y en a marre, c’est le début de la prise de conscience de notre responsabilité. Pour stop, il est temps d’agir.

Y’en a marre est composé de plusieurs personnes, toutes très engagées dans la lutte pour plus de démocratie ici au Sénégal mais aussi partout en Afrique où notre détermination peut être utile. Nous utilisons beaucoup la culture, surtout la musique hip hop. Nous nous efforçons de toucher nos cibles à travers nos textes. Notre mobilisation se fait aussi et beaucoup à travers les medias. Mais notre ressource essentielle, c’est avant tout, notre courage. C’est l’arme principale qui nous sert quand nous voulons faire avancer les choses en Afrique, surtout dans des pays difficiles comme la RD Congo. C’est cette volonté d’aller de l’avant qui nous aide à réussir plusieurs des batailles que nous menons.


Pourtant, au Sénégal, il y a la liberté d’expression, des élections transparentes, le respect des droits de l’homme, le multipartisme et votre pays est très souvent cité comme un exemple de démocratie en Afrique ?


Comme on dit, « au pays des aveugles, les borgnes sont rois ». Il y a certes tous les aspects positifs que vous citez, qui font que le Sénégal est un exemple en Afrique en matière d’avancée démocratique. Mais il y a encore des atteintes aux libertés démocratiques et des emprisonnements politiques auxquels s’exposent ceux qui luttent pour préserver cette démocratie. Notre démocratie est donc perfectible, comme toutes les démocraties d’ailleurs. Le fait d’être cité comme modèle en Afrique est encourageant mais ce n’est pas suffisant pour en faire un motif de satisfaction. Il y a encore beaucoup à faire.

Récemment, vous avez participé, avec des partis et coalitions de l’opposition, aux manifestations contre le projet de loi instituant le parrainage des candidats à l’élection présidentielle. Le projet a été adopté, malgré la mobilisation citoyenne. Un échec pour vous ?


Il n’y a pas d’échec dans un combat comme le nôtre. Nous nous mobilisons pour préserver les acquis démocratiques. Il y a eu des attentats et des atteintes aux libertés démocratiques mais cela ne veut pas dire que nous avons perdu définitivement le combat. Il faut rappeler que nous ne sommes pas des politiciens, notre rôle est d’alerter le peuple et nous nous mobilisons pour faire une opposition de principe. C’est dans cet esprit que nous avons manifesté contre l’adoption de la loi sur le parrainage. La majorité parlementaire a fait jouer le vote mécanique pour faire passer le texte mais ce qui est regrettable, c’est l’utilisation des forces de l’ordre pour réprimer les populations et empêcher les manifestations. Mais au final, le signal est très fort et nous allons poursuivre le combat. D’autant plus que le régime en place ne sera pas là éternellement, le nombre de mandats étant limité. Rien ne dit que les prochains tenants du pouvoir de vont pas revenir sur cette loi sur le parrainage. Donc non, cet événement n’est pas un échec pour nous, l’essentiel ; c’est que les forces vives de la nation continuent à se mobiliser pour poursuivre ce combat au nom de la démocratie.

Au Sénégal, les dignitaires religieux et les chefs coutumiers sont considérés comme des régulateurs sociaux incontournables dans le dialogue politique. N’y a-t-il pas un risque de les voir jouer un rôle d’entrave à l’action citoyenne et à la mobilisation populaire ?

Chaque démocratie a ses spécificités. Au Sénégal, la question des marabouts est une réalité socioculturelle que nous ne pouvons ni exclure, ni ignorer. Il faut composer avec. Il y a eu des études dans les années septante qui affirmaient que c’étaient les marabouts qui façonnaient la société sénégalaise, et ce, même avant les indépendances. Ces chefs religieux ou coutumiers constituent donc des forces sociales à prendre en considération et sont, de fait, partie prenante du jeu démocratique, surtout quand il faut apaiser le climat social. Leur rôle de médiateurs sociaux est effectivement important, même si parfois, il y a un risque de fragilisation de la démocratie. Comme lorsqu’ils donnent des consignes de vote en faveur d’un candidat à une élection, en mettant la pression pour obtenir des faveurs matérielles ou communautaires, au détriment de l’intérêt national. C’est une réalité de la démocratie sénégalaise dont les mouvements sociaux comme le nôtre tiennent compte et pour l’instant, nous n’avons pas les moyens de prévenir ou de combattre les éventuelles dérives. C’est à la république de définir la place des dignitaires religieux sur l’échiquier politique et de refuser toute forme de pression ou marchandage politique.

Votre mobilisation en 2011 et 2012 contre l’ancien président du Sénégal a donné plus de visibilité à vos actions, au Sénégal et ailleurs, surtout auprès d’autres mouvements sociaux africains. Vous considérez-vous comme le porte-drapeau d’une jeunesse africaine révoltée ?

On peut en tout cas affirmer que le rôle que nous avons joué en 2012 dans le départ de l’ancien président du Sénégal Abdoulaye Wade a donné plus de visibilité à notre mouvement. Symbole d’une jeunesse révoltée ou pas, notre action a en tout cas, inspiré d’autres jeunes, qui se sont mobilisés comme nous l’avons fait, en fonction du contexte politique de leurs pays.

Partout où notre mouvement est sollicité nous apportons notre soutien, que ce soit au Burkina Faso, au Congo, en Gambie, en Mauritanie ou en Guinée. D’ailleurs, c’est dans cette perspective que nous allons organiser à Dakar au mois de juillet 2018 la première université populaire de l’engagement citoyen, portée par l’ensemble des mouvements sociaux africains. Nous pouvons et nous devons miser sur notre communauté de destin, pour réaliser des actions communes, en vue de changer le cours des choses.

Nous ne sommes pas des complexés post coloniaux qui imaginons l’Afrique selon les frontières tracées par les colons. Au contraire, nous croyons que notre continent peut être une seule et même communauté. Si nous voulons espérer le pouvoir économique pour compter dans ce monde, nous devons d’abord impérativement tracer les jalons et ériger les ponts nécessaires entre nos communautés et nos peuples. Le mouvement Y en a marre a l’ambition, pour ne pas dire la prétention, d’être avant-gardiste dans ce combat et essaie tant bien que mal de fédérer et développer cette dynamique.

Nous ne nous donnons aucune limite ni aucun délai pour entreprendre la préservation et le renforcement des acquis démocratiques dans nos pays. Nous sommes gouvernés par des Etats fragiles, bien loin des pays développés où ce sont les institutions qui garantissent l’équilibre et la démocratie.


Le droit, la liberté, l’égalité ne sont pas des concepts qui tombent du ciel, il faut les arracher, combattre et se donner les moyens de les conquérir et maintenir. Comme nous avons l’habitude de le dire, il n’y a pas de destin forclos, il n’y a que des responsabilités désertées. C’est aux jeunesses africaines d’écrire leur histoire et de décider de leur avenir.

par Lena Sarr