André Linard, directeur de l’agence de presse Info-Sud, reproche aux ONG de se voir comme les « porteuses de la bonne parole du Sud » et de vouloir utiliser les médias pour véhiculer ce qui les intéresse, propos recueillis par Andrés Patuelli
André Linard travaille dans le secteur de l’information depuis trente ans. Dans une ONG de développement, d’abord, puis en tant que journaliste indépendant et pour une confédération syndicale internationale. Depuis 1999, il dirige l’agence de presse Info-Sud Belgique qui fait partie de Syfia, un réseau d’information sur le Sud, comptant dix bureaux et plus de 65 correspondants en 35 pays, pour la plupart francophones (www.infosud.be).
L’éducation au développement constitue-telle aussi l’un des vos objectifs ?
Non. Notre métier de base c’est l’information. Si par ailleurs celle-ci peut servir à sensibiliser le public sur des questions du développement, c’est une bonne chose, mais nous ne nous positionnons pas comme un acteur d’éducation au développement. Le terme « éducation au développement » a une connotation bien précise dans le langage des ONG, et nous ne nous y retrouvons pas. Cela dit, dans la mesure où, d’après nous, le travail d’information ne consiste pas uniquement à donner des faits bruts, mais à permettre également les gens de comprendre ces faits, il a aussi une dimension éducative.
Info-Sud est connue comme agence de presse, mais vous réalisez également d’autres activités…
Une grande partie de notre travail consiste à vendre à la presse francophone belge —aussi bien à des grands journaux qu’à des publications institutionnelles ou des ONG— des articles sur le Sud ou sur les relations Nord-Sud. Ces informations proviennent dans leur grande majorité du réseau des correspondants de Syfia. Mais, effectivement, nous offrons aussi d’autres services dans le terrain de l’information : nous sommes en train de finir, par exemple, un livre sur le syndicalisme en Afrique, et un outil de formation en matières économiques pour des journalistes du Sud ; c’est très varié. Nous sommes en tout cas une agence d’information, pas de communication, même si dans la réalité la frontière entre les deux n’est pas toujours facile à définir.
Vous avez un grand nombre de sujets d’intérêt communs avec les ONG. Des sujets que ces dernières ont du mal à faire passer à la presse. Quelles difficultés trouvez-vous à ce propos ?
Les difficultés viennent essentiellement du manque de correspondance entre ce que nous proposons et ce qui intéresse les médias. Dit de manière très schématique, nous diffusons des informations sur des situations plutôt que sur des faits ponctuels, concernant des gens plutôt que des institutions ou des autorités. Les médias ne prennent pas très facilement ce type d’informations : dans la presse francophone belge, la place consacrée au Sud est extrêmement réduite et elle reste essentiellement événementielle, que ce soit pour parler de catastrophes, ou d’un processus électoral dans un pays important… Nos collègues du Soir, de la Libre Belgique ou du Vif-L’express, nous disent : « Ce que vous réalisez est passionnant, continuez, mais on n’a malheureusement pas beaucoup de place pour vous ».
Comment faites-vous pour leur vendre vos informations ?
Nous leur apportons souvent, soit des informations permettant de mettre en perspective ou d’« humaniser » un événement ponctuel, soit des éclairages dont ils ne disposent pas. Ainsi, quand début juin, il y a eu au Congo des manifestations qui laissaient croire à une tentative de coup d’Etat, un journal belge nous a contactés pour que notre correspondant sur place réalise un récit de ce qui s’était passé. Un autre exemple : fin février dernier, au moment de la chute du gouvernement de Jean-Bertrand Aristide, en Haïti, et alors qu’on parlait des affrontements entre différents groupes armés, nous avons proposé un portrait d’un enfant de 12 ans qui avait été embrigadé dans l’un de ces groupes.
Les articles d’Info-Sud sont signés presque toujours par des journalistes du Sud. Est-ce un problème pour les médias belges ?
Environ 95 % des correspondants du réseau Syfia sont, en effet, des journalistes autochtones qui travaillent dans leur propre pays. Au début, nous avons eu du mal à faire accepter leur crédibilité auprès des médias belges : il est vrai que toute rédaction qui commence à travailler avec un nouveau correspondant doit se poser des questions à son propos, mais nous sentions qu’elles étaient beaucoup trop prononcées. Aujourd’hui, cette suspicion n’existe plus. Nous ne sommes pas les seuls à avoir contribué à cette amélioration : l’intégration, même si très lente, de journalistes du Sud dans les rédactions des médias belges compte énormément aussi.
Adaptez-vous les articles aux formats des différentes rubriques de la presse, afin d’augmenter leurs chances de reprise ?
On dit toujours qu’afin de bien traiter un sujet par rapport à un lectorat précis, il faut bien connaître tant le sujet que le lectorat. Un article rédigé par un correspondant au Sénégal, par exemple, est envoyé tel quel à toutes les agences du réseau, en Belgique, à Madagascar, en Suisse, au Congo, etc. Chaque bureau doit ensuite le « nationaliser », c’est-à-dire le rendre compréhensible au public de son pays, en modifiant sa présentation, ou en y ajoutant des informations, afin d’établir un lien plus clair entre la problématique du pays d’origine, et les lecteurs du pays où le papier est diffusé.
Dans ces transformations, ne risque-t-on de trahir les réalités du Sud ?
Il ne s’agit pas de trahison, mais de traduction. Nous aussi, nous devons « belgiciser » les papiers qui nous arrivent car, avant de décider de parler d’un sujet, chaque média se demande si cette information a du sens pour ses lecteurs. Quel sens a-t-il, pour un lecteur belge, de savoir quelque chose qui se passe à Lubumbashi ou à Dakar ? Les réponses à cette question peuvent être, certes, nombreuses, mais il est clair que ces faits auront plus de sens pour un lecteur belge s’ils ont un lien avec son pays. Dans notre réseau, on cite souvent un exemple ancien, mais très emblématique à ce propos. Il y a sept ou huit ans, au Sénégal, un énorme stock de tomates en conserva périmé avait été importé d’Italie par une société italienne. Info- Sud Suisse a essayé de vendre un article sur cette affaire aux journaux locaux. Plusieurs d’entre eux ont répondu : « Ah non. Si la société impliquée était suisse, on en aurait parlé, mais comme ce n’est pas le cas, on n’en parle pas ». Pour les Sénégalais, le problème restait le même, mais pour les journaux contactés, il avait moins de sens pour leur public national, car leur pays n’était pas concerné. C’est peut-être un exemple extrême, mais ce type de situation se présente souvent.
Les praticiens en éducation au développement critiquent souvent les médias de ne pas parler assez du Sud, ou de le faire avec une vision misérabiliste. Qu’en pensez-vous ?
Il existe toute une série de raisons pour lesquelles les réalités du Sud ne sont pas très présentes dans les médias. Les ONG ne sont toutefois pas les seules à en être insatisfaites. Je connais bien des journalistes, y compris des chefs de service, chargés de pages « Monde » ou « International », qui ne sont pas contents des contraintes qui leur empêchent de parler davantage sur certains sujets et de la manière qu’ils souhaiteraient. Et nous, qui jouons un rôle d’interface entre les réalités du Sud et les médias belges, ne sommes pas contents non plus. Il est vrai qu’on ne parle pas assez des gens du Sud, et que quand cela arrive, le résultat est en général bien différent de ce qu’on connaît sur le terrain. Mais je crois que l’insatisfaction des ONG obéit aussi à une autre raison. Sauf quelques exceptions, les ONG ont, en général, tendance à penser qu’elles ont la bonne parole sur le Sud. Elles essayent souvent de dire aux gens comment il faut penser sur tel ou tel sujet. Et les journalistes ne partagent pas cette manière de faire. Aux gens, on peut donner des éléments ou éventuellement des clés de lecture, afin qu’ils puissent penser par eux-mêmes, mais on ne peut pas tirer les conclusions à leur place.
Davantage de collaboration entre médias et ONG n’est-elle pas envisageable ?
Trop souvent les ONG comptent sur les médias pour qu’on diffuse les informations qui les intéressent à elles. Début juillet, j’ai participé à une conférence-débat entre journalistes et un groupe d’ONG européennes, dans le cadre de l’Université d’été sur cette thématique justement. Quelqu’un se posait alors la question de savoir « comment nous, ONG, pouvons L’éducation au développement se fait aussi sur la base des informations venant du Sud, mais l’information n’est pas l’éducation mieux utiliser les médias »…. Un journaliste saute toujours au plafond quand quelqu’un veut l’utiliser. Les médias sont un contre-pouvoir y compris par rapport à la puissance des ONG. Je crois que dans cette matière, une collaboration entre médias et ONG est possible, étant donné que l’éducation au développement se fait aussi sur la base des informations venant du Sud. Mais elle peut-être en même temps, source de divergence, car les intentions de ceux qui font de l’information ne sont pas nécessairement les mêmes que celles de ceux qui font de l’éducation.