Pas de nouvelles sur le front de l’information

Mise en ligne: 7 février 2013

Le monde reçoit 80 % des informations depuis Londres, New York et Paris. Le bond technologique a augmenté la dépendance du Sud en matière d’information, par Mário Mesquita

Le concept de Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication —Nomic—, né au sein du mouvement des pays non alignés, fut consacré par l’Unesco à partir de la conférence de Nairobi, en 1976. Dans cette réunion fut également approuvée la création d’un pool d’agences d’information des pays en voie de développement, afin de contrebalancer l’influence des agences de presse occidentales, considérées comme une réminiscence indésirable du passé colonial. Quatre années plus tard, à Belgrade, l’Unesco a adopté un rapport préparé par la Commission internationale d’étude des problèmes de la communication, présidée par l’irlandais Sean MacBride. Le rapport MacBride a soulevé à l’époque une vague d’enthousiasme et de radicalisme, ainsi qu’une forte contestation des médias nord-américains et, en général, occidentaux.

Le thème central du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication est l’échange inégal, le déséquilibre dans la circulation des informations, la domination des circuits informatifs par les pays du Nord à travers les quatre grandes agences occidentales. « Des vastes opérations couvrant le monde entier leur donnent le quasi-monopole dans la diffusion internationale de l’information. Le monde reçoit 80 pour cent des informations depuis Londres, New York et Paris. Le déséquilibre dans la circulation de l’information se produit, avant tout, dans la quantité d’information en provenance des pays industrialisés allant vers les pays en voie de développement et le volume de d’information allant en sens inverse », d’après le rapport MacBride [1]. Mis à part le fait qu’il n’y a pas de données établies de manière rigoureuse à ce propos, on calcule que les grandes agences consacrent à peine 10 à 30 pour cent de leurs informations à la totalité des pays en voie de développement, qui représentent trois quarts de la population mondiale.

Ceci est, en synthèse, la plainte principale des pays du Sud : la forme unidirectionnelle des circuits informatifs et le silence sur le tiers monde. La revendication d’un Nouvel ordre mondial de l’information passe par la substitution de la structure verticale des flux informatifs en vigueur par des circuits horizontaux qui permettent développer les rapports Sud-Sud et rendre bidirectionnel l’axe Nord-Sud.

Liée de manière étroite à la perspective de l’information se trouve la question du contenu de l’information et de la définition de ce qu’est une information. D’après la vision tiers-mondiste, les agences d’information occidentales transmettent uniquement les mauvaises nouvelles en provenance des pays en voie de développement. Elles ne retiennent que les coups d’Etat, les catastrophes naturelles, les guerres et autres phénomènes négatifs, en ignorant des facteurs autrement plus relevants, quoique moins spectaculaires, tels que les efforts développés dans ces pays pour atteindre le progrès économique, culturel et éducationnel.

Cette question renvoie à une vieille polémique : qu’est-ce qu’une nouvelle ? La définition de nouvelle varie selon les époques, les régimes et les systèmes sociaux. D’après la tradition libérale, il y a deux éléments essentiels pour définir une nouvelle : la « souveraineté du consommateur » : « la nouvelle n’est pas toujours ce qui est important mais bien ce qui est intéressant » ; et l’indépendance ou même l’antagonisme (adversarial relationship) par rapport au pouvoir politique : « une nouvelle est tout ce qu’ils ne veulent pas voir publié ; tout le reste, c’est de la propagande ».

Les informations des agences occidentales sur le tiers monde n’insistent pas sur les désastres, catastrophes et autres coups d’Etat par racisme, mauvaise foi politique ou autres raisons adjectives. La question est substantive. Elle touche à la nature même de l’information au sein du système de marché. McLuhan l’explique de la sorte : « Les véritables nouvelles sont des mauvaises nouvelles, des mauvaises nouvelles sur quelqu’un ou des mauvaises nouvelles pour quelqu’un » [2].

Le journalisme de développement

La théorie du journalisme de développement (developpment journalism), préconisée et adoptée par la Commission MacBride, vise une autre conception de l’information : la presse doit coopérer avec les efforts de développement des nations surgies des processus de décolonisation, en utilisant l’information comme une « ressource nationale » et un « moyen éducatif ».

A partir de cette vision pédagogique, la Commission conteste la définition traditionnelle de l’information en tant qu’événement qui s’éloigne de la norme. C’est au nom de cette conception que, d’après la Commission, les récepteurs de l’information sont bombardés de « conflits, catastrophes, crimes, désastres naturels ou provoqués par l’intervention de l’homme, violence, émeutes, agitation sociale et désordre économique » [3]. Prenant le contre-pied de la thèse qui identifie l’information aux mauvaises nouvelles, la Commission propose la notion de nouvelles positives [4]. Se plaçant en opposition de la traditionnelle identification nouvelle- événement, elle ouvre la vie à la nouvelle- processus (une inondation est un événement, tandis que la lutte pour mettre fin aux inondations est un processus).

Le development journalism préfère les nouvelles positives aux négatives ; il privilégie les processus plutôt que les événements ; il prend un ton pédagogique au détriment de l’effet spectaculaire. Il faut encore énoncer une autre de ses caractéristiques principales : il choisit la coopération avec les gouvernements des nations post-colonisées, en mettant de côté l’antagonisme et la suspicion face au pouvoir politique, ce qui constitue le noyau de base sinon de la réalité au moins de la théorie et de la mise en scène du journalisme occidental.

La pratique du journalisme de développement est moins brillante que la théorie. En effet, le succès de cette conception de l’information dans les pays industrialisés est très réduit. Les gatekeepers de la presse occidentale utilisent avec parcimonie les informations transmises par le pool d’agences d’information des pays en voie de développement, créé dans les années septante, sous l’auspice de l’Unesco. La Commission MacBride elle-même, en citant un commentateur non identifié, met l’accent sur le fait que « malheureusement, nous avons été habitués culturellement aux nouvelles spectaculaires et nous trouvons ennuyantes les nouvelles non-spectaculaires » [5].

Certains journalistes des pays occidentaux appellent, de manière ironique, non-informations les produits journalistiques du pool [6]. Uniquement du fait d’être des nouvelles - processus, exemptes de sensationnalisme ? Ou, aussi, du fait qu’il s’agit de nouvelles favorables aux gouvernements en place, suspectes de mélanger information et propagande ?

De l’échange inégal à l’illusion juridique

Le déséquilibre Nord-Sud en matière de communication sociale ne se limite pas aux flux d’informations transmis par les agences, ni à la communication écrite qui, « malgré son rôle de référence dans de nombreux pays ne couvre plus à présent que près de dix pour cent des flux d’informations dans le monde » [7]. Il ne se réduit pas non plus à l’information médiatisée. Cette inégalité atteint — outre les données économiques et financières et l’information scientifique et technique— toute la vaste aire de produits des industries culturelles et des programmes de diffusion culturelle.

La Commission MacBride considérait que « les pays développés absorbent le meilleur de la culture des pays en voie de développement, la musique et la danse en particulier ; ces derniers reçoivent en échange tout ce qui, d’après n’importe quel critère objectif, doit être considéré comme le pire parmi la production des premiers » [8]. Ainsi, la théorie de l’échange inégal —pour utiliser l’expression de Samir Amin— est d’application aussi dans l’aire culturelle.

Le débat sur l’industrie culturelle et sa fonction de nivellement par le bas et d’appauvrissement est transféré au plan des rapports internationaux. Sur ce plan, la question de la culture de masse devient la question de l’invasion culturelle, d’après la terminologie de Paulo Freire, invasion qui commence à l’école dans le choix de la langue et se poursuit à travers la consommation des médias et d’autres produits de l’industrie culturelle.

Cette dimension du débat acquiert un fort contenu émotionnel, dans la mesure où elle est en lien direct avec l’affirmation d’une « identité » culturelle » propre aux nations africaines et asiatiques, qui se plaignent de l’effet d’anéantissement des produits de l’industrie culturelle par rapport aux expressions caractéristiques de leur culture traditionnelle ainsi que de l’insensibilité des agents culturels des pays industrialisés face à leurs valeurs. Un chercheur de l’Université de Dakar, au Sénégal, l’affirme avec force : « Il est difficile d’imaginer le volume de la propagande étrangère et la quantité d’images caricaturales par rapport à eux-mêmes que les Africains consomment à travers leurs propres journaux, radios et autres télévisions » [9].

Un Nouvel ordre international dans le domaine de l’information et de la communication de masse serait aussi important qu’un nouvel ordre économique international. Les porte-parole des pays non alignés considéraient, au milieu des années septante, que l’économie et l’information étaient, dans cette optique, les deux faces de la même médaille du sous-développement.

Les agences d’information et l’industrie culturelle des pays occidentaux sont vues, dans une perspective tiers-mondiste, comme étant des instruments d’une politique d’expansion économique d’ouverture des nouveaux marchés à travers la diffusion de modèles de vie et de consommation non pertinents par rapport à la situation du tiers monde.

Dans ce sens, le Rapport MacBride estime que « sur le plan international, de nouvelles structures de communication surgissent qui reflètent des styles de vie, des valeurs et des modèles d’un petit nombre de sociétés et qui ont tendance à généraliser, à l’échelle mondiale, certains modes de consommation et des modèles de développement » [10].

Des visions idéologiques les plus radicales sont allées jusqu’à nier le sens de la distinction entre information journalistique et non journalistique. De ce point de vue, « la fonction d’information des agences de presse est un rideau de fumée destiné à cacher leur véritable fonction, celle de populariser dans le monde sous-développé le style de vie des pays capitalistes et, de cette manière, d’éveiller le désir d’acheter et de consommer les produits de ce monde capitaliste ; en résumé, elles sont l’avant-garde des annonceurs » [11]. A partir d’une position plus modérée, le rapport MacBride combat « la commercialisation de la communication »

L’analyse de l’échange inégal de l’information est le mérite principal du projet du Nouvel ordre international de l’information, tandis que sa principale faiblesse réside dans l’illusion volontariste, à présent pratiquement disparue, de transformer par la voie juridique le désordre international de la communication.

Bien d’Etat ou marchandise ?

Aux diverses perspectives énoncées sur la question du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication se trouve sous-jacente la question idéologique, omniprésente, dans les lignes, les « entre les lignes » et, avec plus de force encore, dans les notes à pie de page du rapport MacBride, là où l’on a cantonné les discordances des divers spécialistes, notamment celles des soviétiques et nord-américains.

Derrière des concepts laborieux versés dans le langage caractéristique de l’Unesco, reste la question essentielle de l’option entre « l’information bien d’Etat » et « l’information-marchandise », pour faire appel à la terminologie d’Edgar Morin. D’un côté, la subordination de la presse à l’Etat ; de l’autre, la régulation selon les critères du marché.

Il y aura, sans doute, des situations intermédiaires en termes d’économie de l’ information (des systèmes de marché corrigés par l’intervention de l’Etat, par exemple), mais, pour l’essentiel, le débat renvoie à la opposition entre une théorie étatique (« développementiste » ou marxiste) et une théorie du marché (libéral ou social-démocrate).

En réexaminant la question, sur les ruines des enthousiasmes des années soixante et septante, il convient de partir de la reconnaissance de l’irréductibilité des théories étatiques et libérales sur l’information et le rôle des médias dans la société. Persister dans une approche purement idéologique favorisera le maintien du status quo qui serait souhaitable : transformer pour corriger les asymétries existantes.

De la crise de l’Unesco à la crise des agences

Le projet de construction d’un Nouvel ordre mondial de l’information n’a pas avancé de la manière souhaitée par les pays en voie de développement et, en attendant, le « vieil ordre » a souffert des modifications considérables, notamment en fonction des innovations technologiques. L’accent mis par le rapport MacBride sur les grandes agences d’information a été mis en question pour le développement accéléré des nouvelles technologies de l’information dans les domaines de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel. Les agences elles-mêmes ont été obligées à repenser leurs fonctions en développant des services économiques et financiers.

Le marché spécifiquement journalistique maintient son importance politique, mais la survie économique force aux agences à se tourner de plus en plus vers les entreprises et les banques. La crise de l’United Press International et de France Press contraste avec le succès de Reuter, mais la réussite de l’agence britannique peut être expliquée par son stratégie de diversification d’activités : 93 pour cent de ses revenus proviennent maintenant de la vente d’information économique et financière à des clients situés en dehors des médias. A ce propos, Jean-Louis Missika s’interroge : peut-on considérer encore Reuter comme une agence de presse ? Dans le sens traditionnel du terme, il est évident que non. Le même Missika soutient que les agences de presse sont en train de devenir des agences d’information au sens large.

Le bond technologique qui s’est opéré après la publication du célèbre rapport MacBride n’a pas diminué le déséquilibre international en matière d’information. Pire, la dépendance du tiers monde est devenue plus grande. Les sociétés non encore industrialisées, qui constituent la majorité des pays du Sud, ont perdu leurs illusions idéologiques sans avoir de contrepartie visible.

Dans la Conférence d’Harare, en 1987, les ministres de l’information des pays non alignés ont manifesté leur préoccupation quant à la domination des nouvelles technologies de la télécommunication et du traitement des données dans les mains des entreprises multinationales. L’évolution technologique —a-t-on admis à Harare— a changé la nature et le volume des flux d’information, mais n’a pas modifié le problème de l’équilibre Nord- Sud ni ouvert la route tant désirée à la « décolonisation de l’information ».

La situation s’est détériorée. Les nouvelles technologies de l’information lui confèrent une autre dimension. A la crise de l’Unesco (provoquée par le retrait des Etats-Unis) s’est ajoutées la crise des agences de presse. Les partisans les plus radicaux du NOMIC ont dû faire marche arrière. Le rapport MacBride a perdu actualité, mais il reste, malgré tout, la seule alternative consistante —au moins sur le plan théorique— aux modèles de diffusion traditionnels, dans le sens de proposer un projet de communication et de développement à la logique implacable du pouvoir et du contrôle.

En analysant les textes produits le long des dernières décennies, il est possible de distinguer des propositions susceptibles d’être approfondies sur le plan de la coopération internationale, tandis que d’autres constituent des zones de crispation idéologique, qui se révèlent vite inadaptées pour générer des consensus. Dans ce dernier cas se trouvent la critique à la définition traditionnelle d’information, telle qu’utilisée par les agences occidentales ; la définition d’un nouveau concept de journalisme au service du développement ; certains propositions visant à réglementer l’accès à la profession de journaliste à travers des conventions de droit international ou à définir des codes déontologique, ainsi que certaines tentatives pour établir des limites à la circulation d’informations ou des formes de responsabilisation des Etats pour le comportement des médias à échelle internationale.

En dehors de ces questions sensibles et qui provoquent des blocages, il devrait être possible de dépasser la charge émotionnelle du débat tout en privilégiant une voie de réflexion ; d’enlever idéologie au thème, en ouvrant une voie pragmatique de résolution des problèmes concrets d’information et communication sur le plan mondial et trouver des zones de consensus, à travers des formes de coopération et d’assistance technique et financière, en vue de contribuer à la correction des asymétries.

Serait-il utile de constituer une deuxième Commission internationale d’étude des problèmes de la communication, en vue d’approfondir les propositions contenues dans le rapport MacBride et procéder à un bilan des transformations survenues dans le terrain de l’information et la communication ? Sur le plan de l’intérêt théorique, la réponse serait, nécessairement, oui.

Serait-il politiquement viable et opportun de relancer, aux Nations unies et à l’Unesco, le débat du projet globalisant, planificateur et volontariste du Nomic ? La prudence nous dit d’éviter des réponses catégoriques, surtout parce que dans les nations dites postindustrielles le climat politique et intellectuel est propice au culte de l’éphémère, du fragmentaire et du spontanée, comme si la logique du marché et de la consommation peut contenir, par elle-même, la possibilité de générer les équilibres souhaités.

Publié dans Antipodes n° 166, septembre 2004

[1Sean MacBride (org.), Voix multiples, un seul monde, Paris, La Documentation française, 1980. Cf. aussi www.unesco.org/webworld/com_inf_reports/com_rep_pdf_new/fr_10.pdf.

[2Marshall McLuhan, Understanding Media – The Extensions of Men, New York, The New American Library, p.183.

[3Sean MacBride (org.), op. cit., p. 195.

[4Sean MacBride (org.), idem, ibidem.

[5Sean MacBride (org.), idem, ibidem.

[6J. Herbert Altschull, Agents of Power – The Role of the News in Human Affairs, New York, Longman, 1984, p. 228.

[7AA VA, Rapport final approuvé par les participants de la table ronde sur l’instauration d’un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication, (Igls, Autriche, septembre 1983 - Document Unesco), p. 17.

[8Sean MacBride (org.), op. cit., p. 203.

[9Francis Balle, Médias et société, Paris, Montchréstien, 1984, p. 423.

[10Sean MacBride (org.), op. cit., pp. 29 - 30.

[11J. Herbert Altschull, op. cit., p. 224