Du pain, du chocolat et des stigmates

Mise en ligne: 23 novembre 2012

Pane e cioccolata, l’histoire de Nino et de l’identification progressive à un groupe national ou régional comme conséquence de la précarité et du
rejet. Et des stigmates ineffaçables, par Silvia Lucchini

Dans le parcours qui mène de l’incident critique à sa solution, dans les techniques de communication interculturelle, une place est prévue pour la compréhension du système de l’autre (voir Antipodes n° 145).

Or, comment comprendre le système culturel de l’autre, surtout quand des représentants des différents groupes culturels ne sont pas présents dans les groupes en formation ?

Comment comprendre le système culturel de l’autre lorsqu’on refuse de le chercher dans des vadémécums culturels qui décrivent les cultures de façon stéréotypée, homogène et statique ? En outre, le point de vue de l’autre change, dans le parcours migratoire.

Les productions culturelles, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, sont une source de connaissance de l’autre, de sa culture, de son histoire et des modifications que celles-ci subissent lors de la rencontre avec une société différente.

Première scène, d’ouverture : dans le parc. Où Nino, serveur italien (le « pain »), immigré dans une ville de la Suisse allemande (le « chocolat »), essaie d’accommoder ses comportements mais n’a pas vraiment conscience des « stigmates » qui le marquent.

Un parc dans une ville de la suisse allemande, où tout est beau, vert, propre, bien entretenu : des familles passent du bon temps, mangent sur nappes brodées, font du cheval ; un petit orchestre joue de la musique classique.

Nino entre en scène. Cheveux foncés coiffés vers l’arrière, moustache et favoris, costume de mauvais goût avec chemise à fleurs et cravate rayée, qui le catégorisent, sans qu’il s’en rende vraiment compte, à la fois comme « méridional » et de classe sociale basse. Il s’assied contre le tronc d’un arbre et mange son sandwich, dans lequel on devine une tablette de chocolat. Il mange en faisant du bruit. L’orchestre s’arrête et les musiciens le regardent.

Il jette par terre le papier d’emballage de son sandwich, puis le ramasse... Il fume... malgré le panneau d’interdiction qu’il n’a manifestement pas vue.

Il essaie de jouer au ballon avec un garçon suisse, qui ne répond pas à son invitation et continue à jouer tout seul. Il essaie d’entrer en contact avec sa mère (ou celle qui le garde), assise sur un banc. Elle ne répond pas non plus à ses sollicitations de communication. Nino ne se rend pas compte qu’en nouant la conversation avec une inconnue, il correspond de fait au stéréotype des Italiens et entre en contradiction avec ce qu’il affirme comme étant la qualité des Suisses (le fait de ne pas se mêler des affaires des autres, signe qu’ils sont civilisés, comme il le dit).

  • Nino (en italien) - Vous parlez italien ?
  • Dame (en allemand) - Nein.
  • Nino (en italien) - Vous avez raison. Personne ne le parle. Sauf moi qui ne parle rien d’autre (le ballon, tiré par l’enfant, le frappe en plein figure ; la mère crie sur l’enfant). Ce n’est rien. C’est un enfant ! Faut bien qu’il casse un peu les... (il renvoie la balle à l’enfant). Nous disions ? Que j’aime la Suisse. Pourquoi, me direz-vous ? Quelle question ! Ici tout est propre. L’air, l’herbe... (il jette sa cigarette par terre). Les gens ne se mêlent pas de vos affaires. Ils sont froids ? Non, ils sont civilisés. C’est différent. Voulez-vous que je vous dise une chose ?
  • Dame (en italien) - Non, merci.
  • Nino (en italien) - Pas de quoi. Il ne manquerait plus que ça (l’enfant envoie à nouveau la balle contre l’homme ; cette fois on voit clairement qu’il le vise ; la mère crie encore une fois sur l’enfant et lui ordonne, comme punition, de lancer la balle dans les buissons ; l’enfant s’exécute ; Nino, qui n’a pas compris l’allemand, et croyant qu’il faut aller récupérer la balle, se précipite pour le faire afin de rendre service). Le polisson ! Laissez-le, j’y vais. Viens (à l’enfant), on va faire la course toi et moi. Viens ! Tu ne veux pas courir avec moi ? Il ne veut pas (à la mère) !

En allant chercher la balle dans les buissons, Nino tombe sur le cadavre d’une enfant, manifestement violée et étranglée. L’assassin, blond et apparemment détraqué, se cache derrière un arbre, une corde à sauter à la main. Mais Nino ne le voit pas.

Pris de panique, Nino s’enfuit et arrête une voiture sur la route, toujours en tenant la balle récupérée dans ses mains. Manque de bol, ce sont des policiers. L’homme est amené au poste de police.

Deuxième scène : Au poste de police. Où Nino révèle sa précarité de travailleur saisonnier, à l’essai pour un poste annuel en concurrence avec « le Turc » et où il reconnait la « magnanimité » des Suisses, qui lui « font confiance » même s’il est Italien.

  • Commissaire (en italien, toujours) - Papiers ?
  • Nino - Tout de suite monsieur le commissaire, je vous en prie.
  • Commissaire - Permis de travail ?
  • Nino - Tout est là, avec le passeport.
  • Commissaire - Ton nom ?
  • Nino - Garofoli Giovanni, innocent.
  • Commissaire - Et Italien.
  • Nino - Ben, personne n’est parfait, monsieur le commissaire.
  • Commissaire - Où travailles-tu ?
  • Nino - Restaurant Beau Rivage. Je suis serveur.
  • Commissaire - A l’année ?
  • Nino - J’aimerais bien ! Saisonnier, hélas ! Je suis à l’essai. Puis on verra.
  • Commissaire - Que faisais-tu, avant ?
  • Nino - La vaisselle ... J’étais plongeur.
  • Commissaire - Avant le Beau Rivage.
  • Nino - J’ai fait un peu de tout : manœuvre, cantonnier, menuisier. J’ai couché deux ans dans des baraques.
  • Commissaire - Tu te plains ?
  • Nino - Loin de là ! Il y avait aussi un lit. Je veux dire... Que fallait-il d’autre ? Quand on rentre le soir, crevé de fatigue, même si on a des meubles dans la chambre, on ne les voit même pas. Ce serait une dépense inutile.
  • Commissaire - Que faisais-tu aujourd’hui dans le bois ?
  • Nino - Rien, monsieur le commissaire. C’est dimanche, c’est mon jour de repos, je prenais l’air.
  • Commissaire - Pourquoi tu as fui devant le corps ?
  • Nino - Je sais, j’aurais dû donner l’alerte, mais j’ai fui aussi par délicatesse, monsieur le commissaire. Au fond c’est un crime à vous. Moi, je suis étranger. Je veux dire... même vous... monsieur le commissaire... mettez-vous à ma place... Ben, peut-être pas vous. Non, vous, vous êtes un commissaire, vous auriez appelé la police. Et puis quelle police ? La police c’est vous.
  • Commissaire - Mais qu’est-ce que tu racontes ?
  • Nino - Je ne sais pas... Monsieur le commissaire, si vous continuez à m’interroger encore une minute, vous allez vous convaincre que je suis l’assassin et moi je vais même vous signer un aveu et le Turc va me devancer. C’est la fin...
  • Commissaire - Quel Turc ?
  • Nino - Hein ? Le Turc ? Au Beau Rivage, il n’y a qu’un poste de serveur étranger. Et nous sommes deux à l’essai, moi et ce Turc.
  • Commissaire - Et alors ?
  • Nino - Pour moi c’est très important, ça peut changer ma vie. Vous le comprenez aussi.
  • Commissaire - Ça va ! Tu peux partir.
  • Nino - Où ça ?
  • Commissaire - Dehors ! A la maison ! N’as-tu pas dit que tu es innocent ?
  • Nino - Oui, je l’ai dit, mais... Vous l’avez cru ?
  • Commissaire - Pourquoi, je n’aurais pas dû ?
  • Nino - Si si, seulement... Je suis vraiment très content. Je suis fier de travailler dans un pays où l’on croit un homme sur parole.
  • Commissaire - D’accord. Pars maintenant.
  • Nino - Bien sûr.

Nino sorti, le commissaire ordonne ensuite de faire entrer l’assassin, qui a avoué son crime (et qui parle allemand). A la sortie du commissariat, Nino, très stressé, allume une cigarette et fait pipi contre un mur. Un homme, qui était en train de photographier sa femme, le prend en photo.

Troisième scène : au restaurant. Où Nino fait sien ce qu’il croit être le point de vue des Suisses et où il explique par la rareté des ressources leur éventuel comportement de rejet vis-à-vis des étrangers et la concurrence entre immigrés.

Au restaurant, de nombreux épisodes tragicomiques montrent la rivalité entre Nino et le collègue turc pour la conquête de la place de travailleur annuel. Nino engueule son « aide », Gianni, qui, lui, vient du nord de l’Italie ; il est arrivé en retard et l’a laissé seul dans un moment difficile. Gianni explique à Nino qu’il s’est battu avec un Suisse, qui avait dit du mal des Italiens. Blessé, il a dû se rendre aux urgences. Puis, Gianni pose une question à Nino.

  • Gianni - Excusez-moi, Monsieur Nino, mais j’y pense souvent. Mais pourquoi les étrangers (les Suisses) nous en veulent tellement ?
  • Nino - Mais qui te l’a dit ! Va voir un peu comment on traite les Méridionaux à Milan ou à Turin. Ailleurs qu’en Suisse, hier, je serais fini au bagne !
  • Gianni - Quoi ?
  • Nino - Laisse tomber, va. Le problème est qu’ici nous sommes trop nombreux. Deux millions d’étrangers sur cinq millions d’habitants. C’est une invasion.
  • Gianni - Oui mais que feraient-ils sans les travailleurs italiens ?
  • Nino - Ils feraient venir d’autres. Des Espagnols, des Grecs, des Slaves. Ils demandent moins et n’encombrent pas les hôpitaux. Regarde le Turc. Il travaillerait même s’il avait les mains coupées (le Turc comprend qu’ils parlent de lui et les regarde).

Quatrième scène : au restaurant. Où Nino se rend compte que la nationalité soude, au-delà des différences de classe, face aux Suisses.

Au restaurant, un homme arrive accompagné d’une dame parlant anglais et de deux autres personnes. L’homme semble connu : il s’agit d’un riche italien qui s’est expatrié pour fuir les impôts sur le patrimoine qu’on lui réclame en Italie. Nino est surpris par le montant cité et oublie d’approcher la chaise pour faire assoir la dame. Elle tombe par terre et proteste, en anglais. Le directeur du restaurant, Monsieur Begli, s’approche ; Nino est en difficulté. L’Italien expatrié vient à son secours.

  • Italien expatrié - Tu es nouveau, ici. Je ne t’ai jamais vu auparavant.
  • Nino - Garofoli Giovanni, monsieur, je suis à l’essai.
  • Italien expatrié - Bien, pas mal comme essai (il se réfère à l’incident de la chaise).
  • Monsieur Begli, directeur du restaurant - Bonsoir monsieur, quelque chose ne va pas ?
  • Italien expatrié - Non, non, tout va bien, merci. Nous sommes en d’excellentes mains. C’est un élément précieux (il indique Nino). Gardez-le bien.
  • Monsieur Begli - Bien sûr, monsieur. Veuillez m’excuser...
  • Nino - Merci beaucoup, monsieur (à l’italien expatrié).
  • Italien expatrié - Pas de quoi. Si nous ne nous aidons pas entre Italiens... Nous sommes deux exilés, mon cher Garofoli.
  • Nino - Oui, pareils, monsieur.

Cinquième scène : le dialogue avec la photo de sa femme et de sa famille. Où Nino montre le poids qui pèse sur lui pour qu’il réussisse à rester en Suisse et à faire venir sa famille, qu’il ne doit pas trahir.

De sa chambre, que lui loue le Beau Rivage et qu’il partage avec « le Turc », il entend souvent quelqu’un qui joue du piano dans la chambre à côté. Il croit qu’il s’agit d’une jeune grecque, Elena, réfugiée politique.

Il parle avec la photo de sa femme, et avec sa famille, qu’il a quittée trois ans auparavant avec la promesse de la faire venir une fois qu’il serait devenu travailleur annuel en Suisse. La pression pour que le projet se concrétise devient plus forte de jour en jour.

Sixième scène : l’accusation d’actes obscènes en lieu public, au Beau Rivage, en présence du patron du restaurant. Où Nino se rend compte de l’arbitraire mais est malgré tout prêt à ramper en se mettant à genoux.

Nino est appelé dans le bureau du directeur du restaurant, Monsieur Begli. Il croit que celui-ci va lui annoncer qu’il est confirmé comme travailleur annuel. Mais dans le bureau de Monsieur Begli, il retrouve le commissaire de police qui l’a interrogé quelques jours auparavant et que Nino finira par implorer à genoux.

  • Commissaire (en italien, ici et partout) - Alors, cher Garofoli, comment ça va ?
  • Nino - Toujours innocent, monsieur le commissaire.
  • Commissaire - Nous allons le voir. Qu’as-tu fait dimanche ?
  • Nino - Mon Dieu, monsieur le commissaire, je vous l’ai dit.
  • Commissaire - Après notre entretien.
  • Nino - Après, je suis rentré à la maison. Qu’ai-je fait...
  • Commissaire - Des actes obscènes en public
  • Nino - Qui ? Moi ? Monsieur le commissaire, d’homme à homme, vous permettez ? Cela fait des mois qu’il n’y a pas du tout d’actes obscènes, même pas en privé. Alors, en public...
  • Commissaire - Alors tu nies d’avoir fait pipi ?
  • Nino - S’il vous plait ?
  • Commissaire - Tu nies d’avoir fait pipi ?
  • Nino - Pipi ? Ben ça oui, peut-être, de temps en temps... C’est interdit ?
  • Commissaire - En public, oui.
  • Nino - Je le pense bien.
  • Commissaire - Mais certains le font quand même.
  • Nino - Et qui sont ces malpropres ?
  • Commissaire - Vois si tu peux le reconnaitre... (le commissaire lui tend la photo).
  • Nino - Certainement, si je peux vous aider.... Celui-ci ?
  • Commissaire - Mmm...
  • Nino - Celui-ci, hein ?
  • Commissaire - Ja.
  • Nino - Il n’y en a qu’un... Quelques gouttes monsieur le commissaire, je ne m’en suis même pas aperçu. Vous comprenez, l’interrogatoire, l’émotion, j’étais pressé...
  • Commissaire - Devant une femme !
  • Nino - Je ne l’avais pas vue ! Et puis porco giuda ! Avec toutes les belles choses qu’il y a en Suisse, ils n’avaient rien d’autre à photographier ? (il claque la photo sur la table). Ça va, je paie une amende, je me la coupe, que dois-je faire ? Vous n’allez pas me chasser pou ça... (il se met à genoux).
  • Commissaire - Si Monsieur Begli maintient ton contrat...
  • Nino - Comment s’il me le confirme ? Sans contrat de travail on ne peut pas rester en Suisse. Je devrais rentrer en Italie. Et qui en a le courage ? Trois ans de promesses, monsieur le commissaire et qu’est-ce que je dis à la maison ? Que j’ai fait pipi ? Monsieur Begli (il s’adresse au directeur du restaurant), vous n’allez tout de même pas vous laisser influencer par ces conneries... n’est-ce pas ? Ici on s’aime bien, nous sommes tous une même famille, dites-le à monsieur le commissaire. Monsieur Begli... Maintenant il va vous le dire (au commissaire).

Nino est expulsé. On le voit marcher avec une valise, à la gare. Il croise un groupe de jeunes suisses qui rentrent des sports d’hiver. Il monte dans le train pour l’Italie, il n’y a pas de place pour s’asseoir. Des Italiens qui retournent en Italie chantent, mangent, boivent et « crachent » sur la Suisse.

Nino voit « le Turc » qui reçoit sa famille, qu’il a réussi à faire venir parce qu’il est devenu travailleur annuel à la place de Nino. Sans doute, l’impossibilité d’avouer à sa famille son échec et son expulsion pour avoir uriné dans la rue pousse Nino à descendre du train. Il demande à Elena, la voisine grecque, de l’héberger. Il découvre qu’Elena vit avec son fils, qui est illégal ; c’est lui qui joue du piano. Elle compte sur l’aide d’un policier suisse, qui serait amoureux d’elle, pour régulariser la situation. Elle héberge quand même Nino pendant deux nuits et une histoire d’amour semble s’esquisser.

Septième scène : au domicile de l’expatrié italien. Où Nino comprend que les différences sociales ne s’effacent pas lorsqu’il ne s’agit plus de faire front commun face aux Suisses.

Nino va demander de l’aide au riche italien expatrié, qui, au restaurant, s’est montré complice face aux Suisses (« si nous ne nous aidons pas entre Italiens... ». Mais celui-ci le traite d’abord de « pisseur » et ensuite de couard.

L’expatrié italien accepte finalement d’aider Nino en le prenant comme serveur et en plaçant ses épargnes sur son propre compte en banque. Malheureux à cause de son échec familial et ruiné, il finit par se suicider juste au moment où Nino doit prendre service. Nino reste sans travail et sans argent. Elena se fiance avec le policier qui l’a aidée à régulariser son fils ; elle ne peut plus l’héberger.

Huitième scène : la fête dans les baraques tourne mal. Où Nino commence à se rendre compte des stéréotypes qui circulent sur les Italiens et des stigmates qui les marquent.

Nino retourne dans les baraques, chez des camarades qui travaillent dans le bâtiment, et demande à être logé pendant quelques nuits. Ils organisent une petite fête le soir, entre hommes ; trois, dont Nino, s’habillent en femmes. Ils jouent et chantent (« maudite soit la misère, qui m’a fait partir... »). La fête se termine mal. L’un d’entre eux, Renzo, éclate en pleurs : parce qu’ils sont Italiens, les humiliations ne cesseront pas.

  • Nino - Renzo, qu’est-ce que tu as ?
  • Renzo - Rien.
  • Nino - Comment rien ?
  • Renzo - Rien, rien. Je veux rentrer à la maison.
  • Nino - Et tu rentreras, non ?
  • Renzo - Oui, comme eux ! Cela fait des années qu’ils sont ici à encaisser des humiliations ! Et ils rient de ça, en plus !
  • Autre homme - Oui, mais si on ne se remonte un peu le moral entre nous...
  • Renzo - Mais va-t’en, va ! Avec ces conneries !
  • Nino - Renzo.
  • Renzo - Assez, assez, j’en ai marre, marre.
  • Nino - Viens ici, attends.
  • Renzo - Mais va au diable.
  • Nino - Viens ici, ne fais pas l’imbécile, écoute !
  • Autre homme - Laisse-le, c’est un hystérique !
  • Nino - Non, il a raison ! Cela fait une vie qu’on nous baise avec des guitares et des mandolines, et nous on continue à chanter.
  • Autre homme - Et ben, si on chante on se sent mieux, non ?
  • Nino - Et bien, moi je ne me sens pas mieux ! Ce n’est pas comme cela qu’on se sent mieux ! Il faut changer les choses et non pas chanter dessus !
  • Renzo - Juste ! J’ai la nausée quand j’entends « le soleil », « la mer ».

A la gare, à nouveau. Nino, avec sa valise, doit retourner en Italie. Quelqu’un s’approche : le « Piémontais » lui offre un « travail sans papiers ». Nino refuse et monte dans le train. Dans le train, des Italiens sont en train de chanter... Il est manifestement irrité : il ne veut plus être identifié au stéréotype (« cela fait une vie qu’on nous baise avec des guitares et des mandolines »). Pour la deuxième fois, Nino descend du train et accepte le travail du Piémontais. Il se retrouve dans un poulailler.

Neuvième scène : le poulailler. Où Nino se demande « qui suis-je ? » et « voit » les stigmates sur d’autres « pareils à lui » et par contraste avec d’autres « différents de lui ».

  • Don Pietro - Toi, tu es qui ?
  • Nino - Et toi, tu es qui ?
  • Don Pietro - Je ne te le dirai pas.
  • Nino - Et moi non plus.
  • Don Pietro - Et alors c’est réglé.
  • Nino - C’est le Piémontais qui m’envoie.
  • Don Pietro - Le clandestin est là (il crie) !
  • Nino - Oh, mais ne gueule pas ! Tu es devenu fou ?
  • Don Pietro - Non, aucun danger. Dieu merci, nous sommes tous des clandestins ici. Nous sommes tous une même famille. Voilà Michele et voilà Salvatore.
  • Michele et Salvatore - Enchanté.
  • Nino - Nino ... Garofoli... Ici vous élevez des poulets.
  • Don Pietro - Non non, ici on nous les apporte déjà grands. En remerciant la Madone, nous les tuons seulement. Donne moi cette poule ; regarde comme elle est belle. Regarde. Viens, viens, je veux te montrer comment ça marche. Certes, chaque travail doit être fait avec amour. Le travail est une grâce. Ici on enfile la tète ; trac ; gare à ta main. Et celle-ci est la machine. Regarde comme elle est belle... et à vapeur. Ici on les plumes. C’est une fête ! Et quand le soir tu as fini ton travail, tu peux aller dormir avec la conscience tranquille en remerciant Dieu et la Madone. Même plumées, ces créatures ont toujours leur humanité.
  • Nino - Oui, hein ?
  • Don Pietro - Voilà.
  • Une voix de femme - Don Pietro, venez !
  • Don Pietro - C’est servi... Tu n’as pas faim ?
  • Nino - Et combien on arrive à gagner par jour ?
  • Don Pietro - Cela dépend de toi, c’est à la pièce. (...) C’est à la pièce, plus tu en tues, plus tu gagnes. Nous on se lève la nuit. Dès que le coq chante...
  • Nino - ...vous le tuez.
  • Don Pietro - Et avec l’aide de Dieu on commence une autre journée.
  • Nino - En remerciant la Madone...
  • Don Pietro - Toujours...
  • Nino - Et la maison, elle est loin ?
  • Don Pietro - Nous sommes arrivés.
  • Nino - Non, non, je disais, la maison où vous habitez vous !
  • Don Pietro - La voilà ! Tu ne la vois pas ?
  • Nino - Mais c’est un poulailler ! (il s’agit d’un bâtiment en bois, très bas ; une seule grande pièce).
  • Don Pietro - C’était... C’était... Maintenant les poules n’y sont plus ...
  • Nino - Mais c’est toujours un poulailler.
  • Don Pietro - Mais comment tu raisonnes, mon fils ? Un poulailler ? Sans poules ? Le patron nous avait offert une maison. Mais il fallait la payer. Par contre, celle-ci est gratuite. Entre, entre... Regarde comme elle est belle, remercions Dieu. Lui, c’est Mimmo.
  • Mimmo - Bonjour à vous.
  • Nino - Salut.
  • Don Pietro - Ici c’est le lit de mon neveu marié... Ici, c’est Salvatore et sa femme. Chacun a son petit appartement (il montre des coins de la pièce séparés par des tentures). Et ici c’est le lit de Mimmo, qui est seul. (...)
  • Nino - Mais ne pourrait-on pas faire un trou dans le toit ? Comme ça, parfois, on peu se mettre droit, se reposer.
  • Don Pietro - Inutile, regarde les chaises, la table...
  • Nino - Vous les avez sciées.
  • Don Pietro - A moitié... Mais c’est parce que c’est au début, mon fils. Peu à peu on s’habitue...
  • Nino - ...et on ne se redresse plus.
  • Don Pietro - Regarde, regarde comme est elle est belle.
  • Nino - Quoi ?
  • Don Pietro - La madone de Pompei... Miraculeuse.
  • Nino - Je m’excuse, madame (à la statue de la madone). Mais m’incliner davantage serait de la flatterie.
  • Don Pietro - Alors, la maison te plaît ?
  • Nino - Peut-être qu’en cherchant bien on pourrait trouver ça en Italie aussi. Non ?
  • Don Pietro - Tu crois ?
  • Nino - En cherchant un peu...
  • Don Pietro - Je ne dis pas non, mais l’argent, nous l’avons vu seulement ici.
  • Nino - Et que faites-vous avec l’argent ?
  • Don Pietro - Rien, on le met de côté. Aujourd’hui on a tout.
  • Nino - En remerciant la Madone...
  • Don Pietro - Mais demain on peut se retrouver dans le besoin.
  • Nino - Demain...
  • Don Pietro - Ah les voilà, voilà nos femmes ! (trois femmes, très petites et habillées en noir, entrent avec le repas). La fille, la mère et la nièce.
  • Nino - Enchanté.
  • Les femmes - Bienvenu.
  • Nino - Celles-ci vous ne les avez pas sciées à moitié...
  • Don Pietro - Non, elles ont la bonne taille.
  • Nino - Une chance que notre race soit petite. Eh là, voilà l’avenir ! (à un enfant qui vient d’arriver). Fais attention à ne pas grandir, autrement ils vont te chasser du poulailler.
  • Don Pietro - Pas de danger. Il a déjà 12 ans.
  • Nino - Un costaud ! Tu vas à l’école ?
  • Don Pietro - Pour quoi faire ? L’école est en allemand. Il ne comprend pas...
  • Nino - Et oui ; et puis, si jamais il devait comprendre, il pourrait arriver à se tuer...
  • Don Pietro - Il connait seulement le langage des poulets.
  • L’Enfant- Cocoricooo !
  • Don Pietro - Tu entends comme il le fait bien ? Essaie encore... Fais entendre à Ninetto !
  • Nino - Non, merci, j’ai déjà entendu.
  • Don Pietro - Mais il peut faire mieux, beaucoup mieux !
  • Nino - N’insistez pas, il n’a pas envie ce pauvre gosse.
  • Don Pietro - Regarde Michele (à l’enfant). Fais comme lui ! Il peut le faire mieux que Michele, tu sais ? Regarde aussi Salvatore (tous se mettent à imiter les poulets ; ils semblent s’identifier à eux ; au loin, un groupe de jeunes suisses arrive à cheval ; le repas commence dans le poulailler).
  • Nino - Excusez-moi, je voudrais juste vous poser une question (suivent des farces). Juste une question. Qui suis-je ? (silence). Non, non, excusez-moi. Chacun est ce qu’il est, ce n’est pas sa faute. Et vous êtes très gentils. Mais moi... moi... qui suis-je ?
  • Tous (à voix basse) - Mais comment ? Il ne sait pas qui il est ? A moi, il m’a dit qu’il s’appelait Garofoli. Il l’a peut-être oublié.
  • Nino - Non non non, je m’explique. Vous êtes Italiens, je suis Italien. Mais cela suffit pour être semblables ? Je suis comme vous ? Je m’explique mal sans doute. Si je sors dans la rue avec Mimmo qui se plaît à vivre dans un endroit comme celui-ci, que diraient les gens ? Que nous sommes pareils ?
  • Don Pietro - Mais pourquoi tu te soucies de ce que disent les gens ? Les gens sont envieux. Ils sont envieux ...
  • Nino - Bon d’accord, ils sont envieux. Mais vous, comment vous me voyez ? Je vous le demande à vous. Comment vous me voyez, vous ?
  • Don Pietro - Pose ton verre, écoute-moi.
  • Nino - Toi, Michele, comment tu me vois ? Dis-le moi, comment tu me vois ?
  • Michele - Pareil à nous.
  • Nino - Pareil ?
  • Michele - Identique.
  • Nino - Oh, mon Dieu !

Ils s’approchent de la fenêtre pour regarder, au loin, les jeunes suisses. Les « enfants du patron », beaux, grands, blonds et minces, se baignent nus dans la rivière. Les hommes (les femmes se sont retirées) du poulailler les regardent comme s’il s’agissait d’un monde rêvé et inaccessible. Le contraste entre les deux apparences extérieures est saisissant. Autant de « marques culturelles et ethniques » qui ont des effets sur autrui.

Dixième scène  : le parc. Où Nino remarque les bienfaits de l’assimilation.

Ne pouvant pas supporter ses stigmates, Nino retourne en ville. On le voit sortir d’une toilette, teint en blond, costume et cravate BCBG. Sa promenade en ville commence. Il passe par un parc. Une petite file lui ramène un journal qu’elle trouve par terre et qu’elle croit à lui. Il se souvient sans doute des ballons que le garçon lui avait envoyés à la figure dans un autre parc (celui de la scène initiale). Son apparence a changé, il a supprimé ses stigmates visibles ; il est maintenant digne de respect...

Onzième scène : le café et le match. Où Nino se rend compte de l’impossibilité de l’assimilation.

Il entre dans un café fréquenté uniquement par des Suisses ; en allemand, il commande une bière ; il trouve des trucs pour ne pas dire ce qu’il n’est pas capable de dire. Il fait semblant de lire un journal en allemand et sympathise de loin avec une dame blonde.

A un moment donné, on entend l’hymne national italien à la TV ; il s’agit du match Allemagne-Italie. Il essaie de s’unir aux Suisses pour siffler l’équipe italienne. Au début ça marche. Il répète les insultes (hunde - chiens) des Suisses contre l’équipe italienne et les Italiens. Mais son œil glisse sur le serveur italien, qui écoute, ne dit rien, baisse les yeux et encaisse, et lui apporte à boire en disant bitte. Il répond danke schoen, mais quelque chose lui reste au travers de la gorge : s’assimiler revient à faire subir à d’autres les mêmes humiliations qu’il a subies, lui. L’Italie marque un but ; il se retient de crier de joie. Puis, il explose : « but !!!! », quatre fois. Tous le regardent, il se rend compte ... et finit par faire un bras d’honneur aux Suisses.

  • Nino - Je suis Italien, et alors ? Ça ne vous plait pas ? Buuuuuuuut ! (les Suisses ne répondent pas à la provocation). Die Unde (allemand erroné et mal prononcé) ont marqué. Ils leur mettront 7 à 0 avant la fin. Même 8 s’ils ont le temps ! (gestes moqueurs de la part des Suisses). Pas de gestes ! Viens te battre ! Je suis là pour ça.
  • Client suisse - Bobobobobo.
  • Nino - Ça veut dire quoi bobobo ? Je parle autant que je veux. Ça signifie quoi bobobo ?

Cela se calme, il va vers la femme blonde, qui le regarde, dans la pièce voisine. Quelque chose semble possible. Il se voit dans la glace et se dit sans doute que c’est parce qu’il est blond. La femme rit.

Son image, reflétée par le miroir, finit par lui sembler insoutenable. Nino se regarde longuement. Manifestement, la femme l’aime bien ; mais elle aime bien quelqu’un qui n’est pas lui. D’un coup de tête, il casse la glace...

Les clients suisses se précipitent vers lui et veulent le faire sortir, soi-disant pour qu’il aille se faire soigner à l’hôpital. Comme Nino refuse (il est clandestin), ils le jettent à la rue. Nino tombe par terre, sur des sacs poubelle. La femme blonde le suit pour l’aider et lui parle en espagnol... Elle retire sa perruque blonde...

Douzième scène : l’expulsion à la gare. Où Nino arbore les stigmates. Il s’« ethnicise ».

Expulsé, Nino doit quitter la Suisse avant minuit. Il est à la gare, accompagné d’un officier de police. Dans le parcours vers le train, il arrache une affiche.

  • Nino - Excusez moi, je suis Italien (au policier).

Il renverse une poubelle, pince les fesses d’une dame, essaie d’uriner contre un poteau.

A peine monté dans le train, il entend le hautparleur : on l’appelle. Il voit Elena qui le cherche. Elle lui apporte un permis de travail de six mois, que son mari le policier a consenti à demander pour Nino. Mais Nino est fatigué et décide de refuser le permis-sursis de six mois. Il remonte dans le train, le train part ; les Italiens chantent, à nouveau, dans le train. Il tire l’alarme. On le voit réapparaitre, à pied, à la sortie d’une galerie. Pour la troisième fois, il est descendu du train. Le film se termine sur cette image...

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Ces scènes sont tirées du film Pane e cioccolata, de Franco Brusati, sorti en 1973. L’histoire de Nino, semblable sans doute à celle de milliers d’immigrés de toute nationalité, suscite les rires et les pleurs, selon les canons de la comédie à l’italienne. C’est aussi une histoire de la formation de l’ethnicité , autrement dit de l’identification progressive à un groupe national (ou régional), en bien ou en mal, comme conséquence de la précarité et du rejet. Et des stigmates. Ineffaçables.