Réfugiés

Mise en ligne: 23 novembre 2012

Avant qu’ils ne frappent à notre porte, d’autres ont frappé à la leur, par Pie Tshibanda

Le message est de l’Organisation internationale pour les migrations, il rappelle l’histoire de Philippe, cet adolescent qui s’était jeté par la fenêtre d’un premier étage dans un village paisible, non loin de Herve, dans l’est de la Belgique. Philippe était un jeune métis, de père rwandais et de mère russe. Il avait frappé à la porte de la Belgique et les Belges l’avaient accueilli. Sept ans s’étaient écoulés, Philippe n’avait pu oublier le jour où d’autres avaient frappé à sa porte : « ... Il devait être six heures car la nuit tombait et mon père était occupé à barricader ma chambre au maximum. Maintenant que j’y pense... il devait savoir que c’était inutile puisque ce n’est pas une armoire devant la fenêtre qui va arrêter une grenade... peut-être voulait-il me sécuriser. Vers 20 heures j’ai senti mon coeur battre à une vitesse impressionnante. Je venais d’entendre des gens crier derrière la porte métallique qui protège notre maison et notre jardin. Mon père se tenait devant la porte de la maison et il leur demandait ce qu’ils voulaient. Ce qu’ils voulaient ?... Entrer chez nous... et ils étaient prêts à détruire la porte métallique avec une grenade... C’est alors que tout s’est accéléré... J’avais les yeux fermés, j’étais recroquevillé sur moi-même et j’entendais les vitres de la fenêtre de notre salon qui se brisaient une par une... Je savais qu’ils étaient là, tout près. Aucun son ne pouvait sortir de ma bouche, je voyais cet homme devant moi, habillé de noir bleuté avec une machette à la main... ».

L’histoire de Philippe nous permet de répondre à ces questions que d’aucuns se posent lorsqu’ils voient passer un étranger : D’où vient- il ? Pourquoi est-il parti de son pays ? Que fait-il ? Quand rentrera-t-il chez lui ? Questions légitimes, nous en convenons, mais valent-elles la peine d’être posées dans un monde qui est en train de devenir un village ? Un village dans lequel nous sommes solidaires dans le bien mais peut-être dans le mal aussi ? Un village dans lequel l’éternuement d’un colosse aux Etats-Unis provoque un tremblement de terre en Afrique ? Ces questions, valent-elles vraiment la peine d’être posées ?

Pourquoi les gens partent-ils de chez eux ?

Parce que la chute du Mur de Berlin a changé les rapports de forces dans le monde : les régimes dictatoriaux de l’Afrique et d’ailleurs ne sont plus utiles. Parce que l’enfantement de la démocratie ne peut se faire sans douleur. Parce qu’il y a dans le monde un clivage entre riches et pauvres. Parce qu’il faut bien vendre les armes que nous fabriquons. Parce qu’au nom de la lutte contre le terrorisme, il arrive à certains d’avoir des réactions disproportionnées par rapport aux causes.

L’assassinat d’un président a déclenché un génocide au Rwanda. La mort de Mobutu a attiré sur le sol congolais des prédateurs soutenus par des vendeurs d’armes. De Yougoslavie, du Moyen Orient ou d’Afghanistan, elles se ressemblent toutes, ces marées humaines qui déferlent sur le chemin de l’exil. Chemin sur lequel elles viennent grossir les rangs des victimes de la traite des êtres humains. Ils ont tous le même regard interrogateur, l’air de dire : « Pourquoi ? ».

Un 27 avril 1994, au Rwanda, après que ceux qui avaient frappé à sa porte sont partis, Philippe avait maintenant ce regard absent qui voit au-delà de l’horizon. Ce regard qui rappelle cette phrase d’un sage qui a dit : « Il y a des choses qu’on ne peut voir qu’avec des yeux qui ont pleuré ». Il ne voyait plus les choses de la même façon, il avait des questions à poser aux hommes ainsi qu’à celui qui les a créés : « Mes yeux pas bleus brillent dans le noir, seulement, quelques fois, ils voient rouge et je me demande si toi Dieu, tu es près de moi... Je lève mes yeux vers le ciel pour louer l’Eternel... Miséricorde pour tous ces félins qui ne laissent derrière eux que veuves et orphelins... Toi qui es partout et qui vois tout, ne vois-tu pas qu’on a besoin de toi ici-bas ? Soigne les chagrins et les peines, soulage ceux qui ont faim... Je sais comme toi que la beauté et l’amour ne vont pas sans la laideur et la haine, mais équilibre un peu tout cela ... ton monde est sans foi ni loi. La terre n’est pas mon chez moi, je veux ma place au royaume des cieux, près de mon père... et toi, pourquoi m’as-tu tout donné et tout repris ? ».

Philippe et sa maman prendront donc le chemin de l’exil, avec l’espoir d’oublier et de pouvoir vivre. Mais comment les choses se passent-elles pour les étrangers qui frappent à la porte de l’Europe ? Ceux qui arrivent jusqu’ici sont peut-être des privilégiés : ils ont pu bénéficier d’un concours des circonstances pour arriver. D’autres n’ont pas eu leur chance : ils sont morts, asphyxiés dans un conteneur s’ils n’ont pas été engloutis par les vagues d’une mer qu’ils n’auraient pas dû défier. En Europe, ils entrent dans la procédure de demande d’asile, un chemin de croix qui, pour certains, peut durer cinq ans ou plus ! En Belgique, les choses seraient en train de changer : la procédure est maintenant accélérée. Les nouveaux venus sont accueillis dans des centres, le temps nécessaire pour décider de la recevabilité de leurs dossiers. Mais lorsque vient le jour où il faut quitter le Centre et chercher à s’installer dans un quartier, le poids de la solitude se fait sentir, dans une société qui n’attend pas le nouveau venu et qui ne peut pas se charger de toute la misère du monde.

L’expérience d’ « Un fou noir au pays des Blancs »

C’est l’histoire d’un écrivain congolais qui a fui son pays et qui s’est retrouvé dans la procédure de demande d’asile en Belgique. Dès sa descente de l’avion à Bruxelles, il a vu dans les regards de ses interlocuteurs qu’il était ce Noir qui n’a plus droit à la présomption d’innocence et qui doit se battre pour se refaire un nom. Le statut de réfugié, la possibilité de se trouver un logement sont des défis à relever avant de rêver d’un travail et d’un éventuel regroupement familial.

Ou on va dans un ghetto à Bruxelles, à Liège ou à Verviers, ou on prend la grave décision de chercher à s’intégrer dans un village. « J’ai fait alors l’expérience de la solitude. J’étais seul dans la foule ». Un jour, au téléphone, son fils, resté au Congo, lui dira : « Comment peux-tu dire que tu es seul, papa ? N’y a-t-il pas des gens dans le village où tu habites ? ». Une question qui lui rappellera un proverbe d’Afrique : « C’est celui qui a froid qui va vers le feu pour se réchauffer ». L’Africain alla alors dans le village frapper à la porte de ses voisins, leur dire qu’il était là et que désormais ils devraient compter avec lui. Certains se dirent : « Cet homme est fou », d’autres apprécièrent la démarche.

Une chose est de se présenter et de se faire accepter, l’autre de se demander : qu’est-ce qu’on fait ? « J’ai commencé par des activités bénévoles : chorale, théâtre, aide aux enfants en décrochage scolaire. Je me suis remis aux études, pour mettre toutes les chances de mon côté. Je me suis fait une place dans le village, j’ai écrit un livre, publié un CD, participé à la création d’une école de devoirs dont j’ai été le coordonnateur pendant deux ans. Un ministre est venu voir mon travail, un autre a fait une appréciation élogieuse des animations que je fais dans les écoles. La presse a reconnu mes mérites. Aujourd’hui, je peux choisir le travail que j’ai envie de faire. Je suis consulté par les services d’aide à la jeunesse et par tant d’autres organismes... ». Un fou noir au pays des Blancs est non seulement un homme qui a su rebondir sur ses deux pieds, mais c’est aussi le titre d’un livre que les lecteurs s’arrachent, le titre d’un spectacle trois étoiles qui fait un tabac dans les salles de théâtre en Belgique, en France et bientôt au Canada.

Que faire de sa réussite ?

Le fou noir répond : faire en sorte qu’elle profite aux autres en montrant à nos hôtes que nous aussi nous apportons des choses. Dans le cadre de l’interculturel, j’interviens dans les écoles. En thérapie, j’essaie d’apporter aux Européens un rayon de soleil d’Afrique. J’ai été sollicité par l’université pour être lecteur des mémoires et encadreur des stages.

La presse m’a beaucoup aidé en parlant de mon travail. Dans Le Soir du 6 mai 2000, un journaliste a écrit : « Pour briser le cercle de la peur, Pie est parti sonner aux portes de ses nouveaux voisins. Pour dire bonjour. Pour exister. Les bouches bées des Belges, qui murmuraient : « Ce type est fou », se sont bientôt muées en sourire d’accueil... Pie Tshibanda a eu le courage de venir vers nous ? Les gens courent aujourd’hui vers lui, bouleversés par ce soleil inespéré ».

Parlant du spectacle Un fou noir au pays des Blancs, le ministre de l’enseignement reconnaît : « La Belgique n’est pas un pays de blancs, Pie Tshibanda n’est pas un fou et surtout, il n’est pas... noir ! Vous ne comprenez pas ? Ecoutez-le ! Son message est universel et il doit être entendu : malgré nos différences culturelles, nos repères construits par notre environnement, nous sommes tous les citoyens d’un monde pluriel... ».

Il faut donc contribuer à sécher les larmes de ceux qui n’arrivent pas à oublier, comme le fait Philipe dans ce poème : « J’écris en pensant à ceux qui pleurent des larmes rouges, ceux qui au travers de la guerre, ont perdu leurs proches et ont dans le coeur quelque chose qui s’est à jamais éteint... La haine attise la haine et cette haine qu’on essaie de camoufler persiste ... L’horreur à l’état pur nous rend soi-disant plus forts, mais l’image de la terreur et la frayeur que j’ai lu dans les yeux de mon père ont provoqué chez moi une faiblesse que j’essaie de transformer en arme. Le bruit de la gâchette a été pour moi comme une cloche qui sonne la dernière heure... Toi là-haut, tu sais que tu me manques et tu sais aussi que ton nom restera à jamais gravé dans mon coeur... Quand je regarde le ciel et que je vois la nuit tomber, je me dis que quelque part tu veilles encore sur moi... ».

Qu’y aurait-il à améliorer ?

Prendre conscience du fait que les dossiers que l’on traite concernent des hommes et des femmes qui ont des sentiments et qui souffrent. Faire en sorte que le réfugié s’insère dans son milieu d’accueil. Cela passe par la tolérance, par l’ouverture d’esprit, par l’insertion professionnelle. L’Organisation internationale pour les migrations devrait être encouragée dans son travail de regroupement familial. Il s’agit ici d’une autre étape difficile pour le réfugié reconnu : il doit prouver que sa famille c’est sa famille. Il faut des papiers, que l’épouse est censée aller demander aux mêmes autorités que le mari a fui ! Elle doit rentrer un certificat sur le lieu de naissance de chacun des enfants, dans un pays en guerre !

Le regroupement familial est un autre chemin de croix. Un calvaire insurmontable sans l’aide de l’Organisation internationale pour les migrations, de la Croix rouge, de la Ligue des droits de l’homme et de tant de personnes de bonne volonté qui aident les étrangers dans leurs démarches. Ce travail permet de panser des blessures dues à la séparation et de prévenir les effets néfastes d’une très longue séparation des membres d’une même famille.

Qu’est devenu Philippe ?

Il est allé rejoindre son papa dans l’au-delà. Cet homme à qui il avait écrit : « La chose que je regrette le plus c’est de ne t’avoir pas dit à quel point je t’aimais, mais je sais qu’avant de partir loin de moi tu l’as compris... Le jour où, à mon tour, la mort viendra m’accoster, je serai à nouveau à tes côtés... Les larmes et la tristesse ne coulent pas des yeux mais du coeur »... Philippe est parti, sa mère se retrouve seule, cette fois, vraiment seule !

L’Organisation internationale pour les migrations nous invite à la tolérance et à l’accueil. Ne l’oublions pas, avant que les candidats réfugiés ne frappent à notre porte, d’autres ont frappé à la leur. Agissons donc dans le sens de l’accueil, de la tolérance, de l’insertion professionnelle... enrichissons-nous de nos différences. Un fou noir au pays des Blancs vient d’être joué à l’occasion de la remise du prix Herman Houtman 2002, prix qui a été remis au docteur Jorge Barudy du centre Exil en Belgique et en Espagne pour son travail sur la « bientraitance résiliente » en faveur des enfants de la violence organisée et des enfants de l’exil.

Voir plus de quatre cent personnes en effervescence, en train d’ applaudir « le fou noir » ne pouvait que donner raison à Peter von Bethlenfalvy qui, au nom de l’Organisation internationale pour les migrations, a dit : « Les réfugiés et les demandeurs d’asile ont une multitude de compétences à offrir et celles-ci peuvent contribuer de façon considérable à l’économie et à la culture des Etats membres de l’Union européenne ».

Texte publié originalement dans Antipodes n° 157, de juin 2002.