Le migrant est souvent un objet d’étude plutôt qu’un partenaire à part entière, propos de Jean Claude Mullens recueillis par Antonio de la Fuente
Jean Claude Mullens, formateur à ITECO, vous avez présenté récemment le texte précédent au colloque Formation et cultures organisé par le Forum de Delphes. La question des migrants en tant qu’acteurs et public des formations a-t-elle été abordée au sein de ce colloque ?
Plusieurs exposés étaient intéressants à cet égard. Le Groupe de recherches et de réalisations pour le développement rural a présenté son travail dans le domaine de la santé, en France et au Mali, avec des associations de migrants en tant qu’usagers des systèmes de santé, pour favoriser l’accès aux soins, éviter les discriminations et harmoniser les dispositifs professionnels destinés aux migrants en Europe. Le lien entre ce qui se passe en France et au Mali était bien établi. Un autre exposé montrait bien aussi la continuité Nord-Sud. Une université norvégienne invite des étudiants africains à suivre des stages d’anthropologie visuelle, c’est-à-dire à analyser des documents visuelles d’un point de vue anthropologique et à utiliser des supports visuels dans une démarche anthropologique. Au-delà du fait prévisible que beaucoup parmi eux aient envie de rester en Europe, des documents intéressants ont été montrés. Sur l’un d’entre eux, on voyait un Africain de l’Ouest, nouveau riche, demander à un architecte et à un décorateur français de lui construire et de décorer une palais. On les voit ensemble visiter un magasin à Milan, on perçoit l’ampleur du décalage entre les systèmes de référence culturels.
Cela dit, la question de la formation des migrants n’était pas à proprement parler au coeur du colloque, ce qui est peut-être symptomatique du fait que le migrant est souvent un objet d’étude plutôt qu’un partenaire à part entière au sein d’un processus formatif.
On sent que le mot migrant vous pose question.
Il faut déconstruire cette notion de migrant. Sans quoi, on perpétue des représentations stigmatisantes. Il faut tenir compte des origines sociales, géographiques, générationnelles des gens. Lorsqu’on travaille la question du sida en lien avec les migrants, par exemple, il y a des choses qui en découlent dont on doit tenir compte ! Autrement, on risque de reproduire les dérives des quatre « h » dont on parlait à une époque, les quatre groupes à risque concernant le sida : hémophiles, héroïnomanes, homosexuels et Haïtiens. On faisait référence certes à une réalité mais on contribuait aussi à renforcer des stéréotypes.
De manière générale, quand on dit « migrant » on fait référence aux travailleurs non qualifiés, mais il y a aussi des migrants dans les beaux quartiers [1], des élites transnationales. J’ai l’impression que le documentaire social s’est intéressé jusqu’à présent essentiellement aux classes populaires, toujours en tant qu’objet de connaissance. On s’intéresse trop rarement aux élites issues de l’immigration ou issus de milieux populaires, peut-être parce que ces derniers ne sont pas uniquement des objets de discours, mais qu’ils produisent également des discours à la fois sur eux mêmes et sur les sociétés d’accueil, je pense par exemple à Elikia M’Bokolo ou à Abdelmalek Sayad. Le discours de ces élites rentrent parfois en concurrence avec celui des élites occidentales spécialisées dans la production de discours sur l’Autre. Le dialogue avec ces élites peut être plus déstabilisant et, donc, dans un certain sens, plus riche. On pourrait s’appuyer davantage sur eux pour limiter la violence symbolique des rapports verticaux.
Mais des ONG du Nord continuent encore à faire comme elles ont toujours fait. Et elles iront mettre sur de grands panneaux leur nom ou celui du bailleur de fonds plutôt que le message à destination des bénéficiaires, ce qui est perçu dans le Sud comme une autre forme de violence symbolique. Ou alors elles ne se gêne pas pour récupérer le travail des associations du Sud afin de le mettre dans leurs rapports d’activités.
En plus, les migrants, une fois qu’ils ont « réussi », peuvent devenir des vecteurs d’exclusion. Il faudrait dépasser la dichotomie du migrant à lunettes qui s’occupe du migrant à baskets, comme disait quelqu’un à propos de la discrimination à l’embauche. La discrimination ne marche pas partout de la même manière. Dans le secteur du travail social, être migrant peut parfois être un facteur de discrimination positive.
Publié dans Antipodes n° 167.
[1] Taboadal, Leonetti, Guillon, Les immigrés des beaux quartiers, La communauté espagnole dans le XVI arrondissement, L’Harmattan, 1987.