Logiques migratoires et formation chez les Africains en Europe, par Kimgwanda Nkeny Pelerin
Se former en Europe apporte aux Africains une considération certaine et un réel prestige au sein de leur société d’origine et au sein de leurs familles. Ce prestige est directement lié à la représentation sociale que la société africaine a de l’Occident. Cette représentation est formée de trois images centrales et de deux principes discursifs redondants.
Les trois images principales de cette représentation sont la richesse, la facilité et l’individualisme. L’Occident représente l’opulence, il fascine par les moyens modernes qu’il met à la disposition de la société et qui rendent confortables les conditions de vie. L’Occident représente aussi, aux yeux des Africains, une culture de l’individualisme où la famille, est restreinte à la cellule biologique élémentaire. Cette dernière image est souvent perçue comme de l’égoïsme, comme une recherche du profit individuel à tout prix : « Le Blanc, disent-ils, aime l’argent ».
Les deux principes discursifs peuvent se résumer en deux bouts de phrase : « Qui côtoie le Blanc, plus riche devient ». « La fortune, comme le Blanc, ne tolère ni les bruits ni la mollesse ».
L’immersion dans la culture occidentale pose le membre de la diaspora africaine dans un questionnement presque métaphysique sur sa manière d’être et de penser ; elle remet en question certains de ses acquis culturels et le presse à recomposer et à réadapter certaines de ses pratiques. Son regard sur sa propre société, sur sa manière d’agir et de penser intègre petit à petit un réajustement des comportements et une certaine forme de lifting perceptible et décriée par les membres de sa famille élargie.
La formation en Europe apporte à la famille beaucoup d’espoir : l’espoir de la voir sortir du mauvais côté, de la pauvreté, espoir d’avoir enfin un pilier, quelqu’un sur qui compter, espoir de voir enfin la famille s’organiser et mieux vivre. Les membres de la diaspora sont les fruits d’une solidarité familiale et communautaire. L’aide apportée par la grande famille au cours de leurs études est multiple et diversifiée ; c’est un investissement humain et financier qui explique aussi les espoirs souvent démesurés de la famille, de la grande famille. La famille, elle, en attend beaucoup de leurs membres partis en Europe pour étudier. Elle fonde ses espoirs et ses attentes sur leur rejeton en rapport avec la représentation sociale qu’elle a de l’Occident.
Pendant leur formation, tous les Africains en diaspora aident leur famille s’ils ne la prennent pas totalement en charge. Une fois retournés au pays après leur formation, ils confrontent leurs préoccupations et leur vie à celles de leur famille. Leur famille attend encore plus d’eux, elle imagine que ces derniers ont acquis des qualifications importantes qui lui permettront d’obtenir des postes de travail plus intéressants, un salaire suffisant pour leur venir en aide.
Dans un premier temps, la famille est fascinée par l’idée qu’un de ses membres a côtoyé l’opulence occidentale et a vécu des conditions de vie qu’elle imagine aisées. Les espoirs sont immenses et les membres de la diaspora participent eux aussi à cette espérance, c’est pour cela même qu’ils ont été étudier : perfectionner leur savoir en entretenant aussi la conviction de voir leurs conditions de vie et de travail s’améliorer.
Au lendemain de leur retour, les membres de la diaspora baignent dans un optimisme savoureux, en communion avec leurs familles. Ils jouissent d’un grand prestige, à la mesure des espoirs qu’ils suscitent ; ils sont l’objet de convoitise de la part de leurs collègues et responsables qui n’ont pas encore eu pareille opportunité. Mais à mesure que passe le temps, leur petit « bas de laine » européen s’amenuise. Ils doivent récupérer le salaire qu’ils avaient laissés à la disposition de leur famille pendant leur séjour en Belgique. Ils sont tenus de vivre de ce salaire déjà insuffisant pour leur petite famille et d’opérer des coupes et des choix dans l’aide à la grande famille.
C’est là que l’écart se creuse entre le pragmatisme des uns et l’incompréhension des autres.
Le membre de la diaspora se fait pragmatique, il tente de trouver un équilibre difficile entre sa survie, la survie de sa petite famille et le devoir de solidarité et de reconnaissance envers la grande famille. En général, cette forme de tension entre l’ancien membre de la diaspora et sa grande famille peut conduire à une crise ouverte où les parties en présence négocient, non sans nervosité, leur contribution à la prise en charge de la famille, de la grande famille. Cette tension peut conduire à une rupture entre les deux parties ouvrant la voie à une marginalisation ou une mise en quarantaine des individus au sein de leur famille. La mise à l’écart d’un individu est une sanction difficile à vivre dans ce type de société où l’individu n’est pas l’auteur principal de la définition qu’il donne de lui-même.
Au cours d’une enquête que nous avons effectuée au Cameroun sur le devenir des anciens boursiers de la coopération belge [1], une de nos boursières nous confie sa peine : elle est rejetée par sa famille, qui lui reproche son refus obstiné de lui venir en aide. Au bout du compte, elle vit mal, avoue qu’elle est déprimée et répète qu’elle ne peut pas leur donner l’argent qu’elle n’a pas. La situation de cette dame est dramatique, son angoisse est perceptible, elle ne le cache pas, elle vit cela comme une injustice et l’exprime dans une certaine agressivité lorsqu’elle parle de sa relation avec le reste de sa grande famille. Elle choisit de s’investir dans l’éducation de ses deux enfants avec le peu des moyens que lui offre son salaire aux dépens de sa grande famille.
Le principe d’individuation de la personne en Afrique est différent en Occident où l’individuation est « liée à un renoncement ou à une perte, et où le mécanisme le plus déterminant du processus tout entier est la rivalité, dite structurante, aboutissant à une séparation. L’individu se définit en se distinguant d’autrui par la coupure et par le défi » [2].
En Afrique noire, le principe d’individuation procède autrement, selon les théories ethniques africaines qui affirment qu’en Afrique noire « …la personne n’est vraiment elle-même qu’en relation étroite avec autrui, et la rupture avec le lien social entraîne la mort. En wolof, par exemple, la personne (nit) n’existe que dans la mesure où elle possède une part de la force vitale (fit) qu’elle partage avec l’ensemble des êtres. C’est cette force vitale que le sorcier anthropophage, destructeur du lien social, confisque à son profit.
De ce fait, il semble qu’en milieu africain traditionnel le rejet par le groupe, ou la transgression des normes médiatrices des liens sociaux, soient des situations à haut risque dont la sanction peut être la maladie, la folie ou la mort. (Il est vrai que les conséquences peuvent en être aussi l’acquisition du pouvoir politique ou magique).
De là, bien sûr, la conviction des premiers observateurs européens des réalités psychologiques africaines, d’avoir affaire à des gens qui en guise du Moi, n’avaient qu’un « Moi de groupe », conviction qui ne tenait pas compte du fait, bien étudié depuis trente ans, que la relation entre la personne et le groupe est tout ce qu’on veut, sauf fusionnelle.
En effet, les règles très précises de la filiation (paternelle et maternelle), et celles qui régissent le franchissement des classes d’âge, font qu’au sein du groupe chaque personne occupe une position unique et individualisante par là-même.
Il reste que le mécanisme de l’individuation est différent : rivalité et séparation en Occident, situation dans un réseau de relations croisées en Afrique. Il devrait en résulter des différences, non dans la qualité du résultat, mais dans le comportement de l’individu lorsque les circonstances mettent son identité à l’épreuve » [3].
Pour la majorité de nos interviewés, la tension est gérée avec souplesse et négociation pour éviter la crise et la rupture. Trois stratégies majeures sont utilisées à cette fin, elles ont en commun le fait qu’elles sont négociées au sein de la grande famille ou font l’objet d’une discussion entre l’ancien boursier et certains notables de sa famille.
1. La prise en charge des éléments les plus promoteurs de la famille, préparant ainsi la relève en assurant aux parents de ces enfants comme au reste de la famille un appui et une forme de garantie pour l’avenir.
2. La création d’un petit projet d’investissement ou de production confié à un membre de la famille, géré pour venir en aide à la famille en cas de problèmes ou pour soutenir les études des enfants de la grande famille.
3. La création d’une caisse d’entraide au sein de la famille, doublée des interventions plus ponctuelles en cas de maladie, deuil ou autres problèmes.
La tension ne s’arrête pas aux portes de la grande famille. Un réel tiraillement oblige l’ancien boursier à prendre en compte les exigences de sa femme en tant que premier membre de sa petite famille mais aussi en tant que représentante de sa famille partenaire, envers qui il a aussi des devoirs.
Au cœur d’une multitude d’intérêts, souvent divergents, doté d’une faible rémunération, notre ancien boursier, fonctionnaire de son état, est tenté par mille diables pour répondre à cette kyrielle de sollicitations. Devant les pressions de la famille élargie, il est tenu de lui répondre de manière à prévenir tout assaut qui l’emporterait. Il craint que la famille élargie l’engloutisse et le traîne dans un système qu’il n’a pas les moyens de maîtriser.
A l’exemple de tous les intellectuels africains, le boursier vit cette dualité famille nucléaire-famille élargie parfois comme un dilemme, parfois comme un espace de liberté selon qu’elle l’accule à ne choisir qu’une option pour survivre ou qu’elle se présente comme un éventail de possibilités à sa guise.
Au fond, deux conceptions se font face, l’une axée sur la famille nucléaire comme noyau de base de la vie en société et l’autre axée sur la parenté. Les deux modèles ne s’excluent pas toujours mais ils reçoivent chacun une pondération d’usage selon l’intérêt et les visées des acteurs. Actuellement, aucune conception ne survit seule sans rencontrer ou épouser l’autre. C’est dans cette interaction mentale et psychologique avec lui-même que vit l’intellectuel africain.
Les contradictions et les oppositions dans la mise en œuvre de ces deux conceptions entraînent des tensions internes et externes à l’individu qui tantôt se replie sur soi, tantôt s’investit dans l’altérité parentale ; elles créent aussi des espaces de créativité et d’invention pour une nouvelle sociabilité.
Le repli sur soi, l’individualisme affectent, inconsciemment ou non, la pratique de ces intellectuels acculés par les difficultés de tout genre, surtout matériel. L’intellectuel est tenté de se réfugier inexorablement derrière son travail quelle que soit la qualité de son rendement pourvu qu’il en vive, qu’il s’en sorte, qu’il survive, lui dans son petit carré. C’est le réflexe naturel et instinctif qui le conduit à se sauver soi-même avant de sauver les autres ; de toutes les façons, il n’en a pas les moyens.
L’associatif constitue un tremplin pour amortir la pression sociale et familiale et médiatiser les divergences entre des visions opposées des partenaires liés structurellement par des contraintes sociales profondément ancrées en eux et auxquelles ils obéissent.
Toute tentative de l’immigrant d’esquiver ce que la famille et lui-même considèrent comme un devoir de solidarité, ou toute initiative de sa part visant à alléger la pression familiale sur lui —par exemple en redistribuant les charges trop lourdes à porter—, risquent d’être perçues comme une déviation ou une manipulation inacceptable.
L’épée de Damoclès, ainsi pendue sur sa tête, lui rappelle inlassablement que tout autre aspect de la vie doit contenir avant tout des éléments concrets de survie, sans quoi la famille lui rappellera par mille stratagèmes que le danger est là où l’on oublie de partager les moyens pour vivre : « Nulle part d’autre, ô père, si ce n’est où vous êtes ».
Pendant l’immigration, l’associatif quels que soient ses objectifs, permet à ses membres de constituer un pouvoir de résistance contre le danger de perte identitaire ; il permet de médiatiser les difficultés individuelles, d’intégrer d’autres façons de faire différentes des siennes. Il offre une possibilité de s’évader de la famille, de s’ouvrir à la société d’accueil en même temps qu’il assure un relais avec sa société d’origine.
L’associatif libère ainsi deux types de mouvements, l’un centripète et l’autre centrifuge. Le premier tend à ramasser l’individu autour de son noyau identitaire au travers des éléments culturels et du partage du vécu avec ses pairs, tandis que le second tend à éloigner l’individu de sa base traditionnelle.
L’associatif joue le rôle d’interface entre le milieu familial et l’environnement social immédiat de l’individu, il filtre et permet à l’individu de capter des opportunités intéressantes pour son propre champ d’action.
L’associatif a permis, par exemple, aux jeunes immigrés maliens en France de prendre distance de leurs milieux familiaux et de construire des stratégies d’action inédites à leur avantage.
« Les processus empruntés par certains des jeunes en immigration pour se démarquer du strict contrôle social des communautés villageoises avaient permis aux jeunes de trouver une forme originale de légitimité au sein de leurs communautés. Ils leur avaient aussi permis de se lier à toute une série de gens, militants syndicalistes ou associatifs et experts divers, parfois au travers des mouvements anti-impérialistes des années septante, parfois au sein des mouvements antiracistes liés à la place de l’immigration en France. Au fil des reflux de la fin de cette période néanmoins, tout un capital social a ainsi été accumulé en même temps qu’une certaine formation, souvent autodidacte, était requise à l’occasion de ces confrontations. Ces savoir-faire politiques seront d’autant mieux appropriés qu’ils s’adossent bien souvent à tout un corpus de stratégies rodées en Afrique, notamment dans la phase de résistance à l’administration coloniale » [4].
Après l’immigration ou après son retour, le migrant réapprend à vivre avec les siens, non pas comme il vivait avant son départ en Europe, ni même comme vivent les siens ; il négocie une manière de vivre qui prenne en compte ses intérêts personnels et collectifs et la solidarité familiale. L’associatif joue un rôle de tampon particulièrement essentiel dans l’harmonisation et l’intégration sociale des nouveaux « revenants » et des migrants. Nous pouvons distinguer quatre principaux modèles associatifs : le modèle familial, le communautaire, l’économique et l’idéologique.
Ce modèle vit principalement des cotisations des membres dont les règles sont définies au sein de l’association et varient d’une association à l’autre. Il vit aussi, si les membres en ont les moyens, des micro-projets : élevage, champ collectif, boutique…, dont la gestion est confiée à un ou deux membres qui sont tenus de rendre régulièrement comptes aux responsables désignés ou élus de l’association.
Ce modèle a des ancrages culturels et traditionnels dans la plupart des ethnies africaines mais son mode d’organisation et de gestion a beaucoup évolué vers un type plus négocié dans le contenu et dans la forme.
Ce type d’association est un lieu qui médiatise les intérêts individuels des membres de la famille, les protège de trop grande ingérence parasitaire et donne une visibilité à l’entraide. C’est surtout ici que les cadres intellectuels boursiers trouvent un moyen et un espace pour ménager leurs stratégies de gestion sociale en rapport avec leurs grandes familles.
Le modèle communautaire inclut des associations de ressortissants d’un même quartier en ville, d’un même village ou d’une même région. Il se concentre, s’organise et mobilise les membres autour d’un projet d’utilité publique : une école, un hôpital, un dispensaire, une centrale électrique, organisation des espaces de divertissement ou de sport en ville… Ici, la participation des anciens boursiers est moins importante que dans le premier modèle. Les initiatives dans ce cadre tentent de répondre à un problème concret du vécu quotidien des gens. Les cadres camerounais sont, par exemple, très attachés à leur terroir ; ceux qui habitent la ville ne manquent pas une occasion pour retourner au village lorsqu’ils ne sont pas loin de chez eux ; sinon, ils profitent des vacances pour rejoindre les leurs au village. Ce type d’association est un espace de ressourcement culturel où les ressortissants d’un même village, d’une même ethnie ou d’une même région se réunissent pour revivre les ambiances de fêtes ou assister à un deuil, un mariage, une naissance… C’est un espace et un instrument de cohésion sociale ; c’est aussi un exutoire, un lieu de défoulement pour évacuer le stress et les agressions quotidiennes d’une vie urbaine où les habitants côtoient des inconnus et où chacun est obligé d’accommoder sa manière d’être, d’agir et de faire avec celle des autres.
Sous ce modèle économique, il convient de classer les formations associatives pour le développement où s’investissent plus les intellectuels et où ils jouent un rôle de concepteurs, d’expertise locale, d’intermédiaire entre les populations locales et leurs partenaires étrangers.
Les immigrants vivent dans une structure mouvante soumise à une interaction permanente entre leurs familles d’origine, leur milieu de provenance et leur environnement d’accueil. Dans cette interface, l’associatif constitue non seulement un lieu de médiation entre les individus et leurs milieux de vie, il constitue aussi un enjeu, un pouvoir et un acteur ô combien déterminant dans la conquête ou la reconquête de soi, d’un statut social et d’une position économique.
Nous, notre association et nous-mêmes, étions en interaction et en partenariat avec les milieux associatif, politique et social belges ainsi qu’avec le milieu des immigrants en Belgique.
Le rapport avec le milieu belge concernait surtout les échanges avec les ONG de développement, les partis politiques et les organisations d’intervention sociale.
Les ONG de développement sont les principaux acteurs de formation et des vecteurs d’idées auprès des immigrants. Elles constituent aussi les premiers partenaires dans les échanges des idées et la mise en valeur des sujets de revendication en faveur des immigrants.
Leurs stratégies d’action passent par l’organisation de stage et de séminaires de formation, d’ateliers de réflexion, de conférences, de manifestations, le financement des rencontres entre immigrants ou entre personnes de cultures différentes, les interventions dans les pays en développement avec la collaboration des immigrants.
C’est Solidarité mondiale, l’ONG du Mouvement ouvrier chrétien, qui a été le principal partenaire de notre association, c’est grâce à son financement que nous avions pu organiser le séminaire qui a abouti à la formation de notre association. Son appui ne fut pas que financier : nous avions pu bénéficier de son concours documentaire et de son expérience dans les projets de développement pour nous organiser nous-mêmes. Les discussions autour de son action syndicale nous ont introduit à la fois dans le monde associatif belge et dans l’espace actif du développement dans le tiers monde.
« La promotion de l’information et la formation de l’opinion publique en matière de coopération au développement » sont des axes majeurs et essentiels qui définissent les objectifs de la majorité des ONG de cofinancement belges [5].
Le rôle indéniable des organisations syndicales ou des organisations non gouvernementales dans la gestation, la production et la circulation des pensées et des revendications sociales en faveur des migrants constituent un vecteur de changement à l’intérieur des communautés ou des groupes étrangers. Ces organisations permettent ou facilitent l’appropriation des éléments nouveaux puisés dans l’environnement social du pays d’immigration ainsi que leur bonne assimilation par les individus à l’intérieur des communautés ou des groupes des migrants. En Belgique, comme dans le rapport des ONG françaises avec les immigrés maliens, « l’intervention des ONG est recherchée par les responsables des associations d’immigrés : ces derniers sont en effet soucieux de multiplier leurs appuis, à la recherche de conseils techniques, de soutien financier. Il s’agit ainsi de faire sortir la communauté villageoise de son isolement, au sein de la société française comme au Mali. Il s’agit aussi, souvent, de gagner un appui qui permettra de faire état d’un capital social nouveau et décisif dans la prise des décisions collectives. A ces différents titres, la recherche du soutien des ONG s’apparente bien à une prise d’alliances, elle rentre en tout cas dans des stratégies dont les enjeux dépassent largement la dimension technique ou financière qui constituait le prétexte premier de la rencontre » [6].
Si les raisons officielles de rapprochement des associations des immigrés et des migrants avec les organisations non gouvernementales sont d’ordre technique et financier, les motivations non dites, inconscientes ou non, relèvent du besoin de se brancher à un réseau d’appui, elles relèvent d’une stratégie visant à tisser des rapports interactifs capables d’assurer un soutien modulable dans le temps.
Les associations des intellectuels migrants, tout en cherchant la collaboration et les échanges avec les ONG de leurs pays d’accueil, se méfient de ces dernières de même que ces dernières se méfient d’elles. Les associations des intellectuels migrants africains en Belgique, comme la nôtre, délimitent leurs rapports avec les ONG autour de l’intervention financière. Elles appréhendent la position privilégiée des ONG auprès des principaux bailleurs de fonds comme une opportunité inestimable et s’y branchent pour acquérir les moyens d’arriver à leurs objectifs propres. Les ONG croient reconnaître chez ces intellectuels un intermédiaire intéressant pour baliser les voies de leurs actions dans les pays de ceux-ci. Les compétences de ces intellectuels ne suffisent pas à leur offrir les mêmes ouvertures que les ONG. Le pouvoir technique dont disposent les ONG grâce à leur expertise, reconnu comme tel par les différents acteurs du développement, est aussi revendiqué par les associations des intellectuels migrants.
La venue des associations des intellectuels migrants risque de modifier le positionnement des ONG et de requalifier leurs rôles dans le champ pratique du développement. Cette venue oblige les responsables des ONG à concevoir des stratégies d’intégration ou de gestion de ces associations ainsi que de leurs membres dans le circuit de leurs entreprises en évitant qu’ils ne perdent l’initiative dans le rapport avec les bailleurs de fonds.
Alors, les intellectuels migrants sont perçus par les ONG à la fois comme des partenaires et des rivaux.
La première réponse à ce face-à-face entre les ONG et les associations des intellectuels fut la mise en œuvre du programme de retour positif concocté principalement par la Coordination des initiatives pour réfugiés et étrangers, le Ciré. Le programme de retour positif est au départ destiné aux étrangers en situation irrégulière en Belgique parmi lesquels les étudiants ayant perdu leur droit de séjour à la fin ou au milieu de leurs études, les demandeurs d’asile déboutés de l’Office des étrangers et ayant épuisé tout moyen de recours légal.
Les ONG ainsi que le Ministère de l’intérieur belge voyaient dans cette possibilité de rapatriement volontaire de ces étrangers non tolérés en Belgique une façon de changer la politique de rapatriement musclé et forcé pratiquée jusqu’alors mais mise en cause après le décès de la jeune Nigériane, Sémira Adamu, morte étouffée par des gendarmes belges chargés de renvoyer les illégaux dans leurs pays.
Cette vision des choses ne visait pas que les illégaux, elle visait aussi un grand nombre d’étudiants qui, après avoir obtenu leurs diplômes, s’inscrivaient à d’autres cours dans le seul but de prolonger légalement leur séjour en Belgique.
Informés de cette pratique et malgré leur hostilité à celle-ci, le Ciré et le Ministère se heurtèrent à la difficulté de déloger ce nouveau genre d’étudiants, faute de lois ou de règlements coercitifs pour le faire. Les institutions résolurent de convaincre ces étudiants par la négociation en leur proposant quelques moyens financiers et matériels afin de stimuler leur volonté de retour.
Le Ciré était à l’avant-garde de cette initiative, il parcourait le milieu des étudiants, les associations et proposait aux candidats au retour un appui à la création des micro-entreprises.
Les présupposés du Ciré ou du ministère de l’Intérieur de l’époque se résumaient en trois prémisses majeures dont était tirée la conclusion du retour dit positif :
Satisfaire un tant soit peu leurs besoins financiers et économiques suffirait pour les décider à retourner vivre chez eux pourvu que les moyens mis à leur disposition bénéficient à un plus grand nombre de leurs compatriotes et servent ainsi au développement.
Plus de dix ans après son lancement, ce programme n’a accouché que d’une souris, très peu de migrants ont accepté de retourner chez eux et, parmi les candidats au retour, nombreux sont ceux qui, une fois l’argent perçu, se sont volatilisés dans la nature ou sont revenus après un bref séjour dans leurs pays.
La vision qu’ont l’Office des étrangers et des ONG de ces étudiants dans leur collimateur place en porte-à-faux les stratégies de ces institutions.
Deux visions distinguent et divisent le monde des intellectuels africains vivant en Occident : celle qui épouse une logique migratoire d’établissement ou de colonisation (une logique d’immigration) et celle qui adopte une logique migratoire stratégique.
L’adoption de la logique migratoire au départ du pays d’origine, dont usent surtout les candidats réfugiés politiques, est, depuis les récessions économiques et sociales des années quatre-vingt, une des options de survie desquelles participent aussi les intellectuels. Confrontés aux difficultés quotidiennes de la crise économique, vivant en général dans une relative pauvreté, des intellectuels africains décident d’émigrer en Occident. Dans ce contexte, l’objectif premier n’est pas de se soustraire momentanément aux conditions dans lesquelles on vit mais d’aller vivre et d’organiser sa vie ailleurs. Les études constituent un des créneaux ou un tremplin qui permet aux intellectuels de franchir le seuil de leur pays pour émigrer.
Le phénomène migratoire fait partie de la représentation culturelle africaine de l’espace vital : « A travers tout le continent, les Africains ont une longue histoire de migration pour rechercher un avenir économique meilleur. La sécheresse et la faible productivité agricole ont, au fil des années, poussé des millions d’entre eux à quitter les régions intérieures arides pour aller vers les côtes irriguées. D’autres, séduits par des emplois dans les mines ou les plantations, ont passé des mois voire des années à travailler loin de leur maison pour apporter un supplément au revenu de leur ferme. Cherchant de nouvelles terres, si possible riches, pour cultiver, de nombreuses familles se sont réimplantées dans des régions moins hostiles. Des millions de personnes se sont dirigées vers les villes avec l’espoir de trouver le travail stable et rémunéré rêvé. Tandis que la plupart des migrants sont restés à l’intérieur de l’Afrique, un nombre assez significatif a choisi le chemin du Nord, vers l’Europe » [7].
Les motivations au départ de la migration conditionnent la structure organisationnelle de la migration. Le migrant qui a un projet d’établissement organise ses ressources matérielles, sociales et économiques de manière différente de celui qui vise à retourner vivre dans son pays ou qui continue à placer dans son pays le centre nerveux de ses projets de vie.
La logique de migration stratégique consiste à opter temporairement pour une prise de distance de son milieu de vie en gardant ses attaches en vue d’un retour. Parmi les intellectuels africains établis en Occident, la majorité vivent une migration temporaire, s’organisent en vue d’un futur établissement dans leur pays d’origine en attendant que les choses y aillent mieux.
En attendant, sous le couvert des études, ils s’emploient à organiser le futur, à meubler le présent s’ils n’ont choisi les études que comme alibi pour justifier leur séjour, et à chercher des ressources pour survivre ou vivre tout simplement.D’autres optent pour une logique migratoire stratégique et circulaire. Ceux-ci trouvent un créneau qui leur permet de vivre et de mener des activités entre leur pays et l’Occident. Ils sont soit des intermédiaires dans les projets de développement ou dans le commerce, soit des entrepreneurs à la tête de petites unités de production ou de services qu’ils créent dans leur pays d’origine et qu’ils visitent régulièrement.
Comme le stipule la conclusion intermédiaire sur les causes économiques de l’émigration économique dans le rapport de recherche Migration et asile commandé par la fondation Roi Baudouin « la désorganisation dans le pays d’émigration, associée à la volonté de vivre mieux et de disposer d’un futur, expliquent alors le trajet migratoire. Si certains émigrent pour fuir des conditions précaires, il y a des migrants qui utilisent l’émigration comme facteur multiplicateur de la promotion sociale. Parmi les interviewés, tous les émigrants ne sont pas des personnes sans qualification professionnelle. Certains utilisent l’émigration en vue d’accélérer leur désir de promotion sociale. Ils ne connaissent pas une misère de condition, mais une misère de position (Bourdieu). Leur niveau de vie d’un point de vue financier ne correspond pas à leur niveau social. Les personnes qui justifient leur émigration pour des raisons économiques sont confrontées à la situation de la fermeture des frontières. Pour réaliser leur projet, elles déploient plusieurs stratégies d’entrée sur le territoire belge, légales (demande d’asile, visa touristique…) ou illégales (clandestinité) » [8].
Ni la logique d’immigration ni celle de la migration stratégique n’épousent celle du retour positif du gouvernement à travers l’une ou l’autre ONG. Cette première politique de retour positif, malgré l’enthousiasme et les attentes ô combien grandes de ses défenseurs, n’a finalement réussi qu’à amplifier le nombre des clandestins issus des milieux estudiantins.
Publié dans Antipodes n° 167 , décembre 204.
[1] Recherche en appui à la politique de coopération au développement (RAP) Que sont les boursiers devenus ?, menée par le Service de changement social de l’Université de Liège, auquel j’appartiens, en partenariat avec le Groupe de recherche et d’éthique en sciences sociales des Facultés catholiques de Mons.
[2] Schurmans, D. Le diable et le bon sens. Psychiatrie anthropologique, de l’Afrique noire à l’Europe, L’Harmattan, 1994, Paris, p. 138.
[3] Ibid, p. 138.
[4] Daum C. Les associations de Maliens en France. Migration, développement et citoyenneté. Éd. Karthala, 1998, p. 117.
[5] Kimwanga N. P., De la parole à l’acte, le paradoxe des ONG belges de cofinancement, Ed. Academia Bruylant, 1999, pp. 41-42.
[6] Daum C., Les associations de Maliens en France. Migration, développement et citoyenneté, Ed. Karthala, 1998 p.161.
[7] Sally E. Findley, La famille africaine et la migration, in La famille africaine, politiques démographiques et développement, Ed. Karthala, 1999, p.153.
[8] Cedem (ULG), Germe (ULB) et Steunpunt Mensen Zonder Papieren : Projet de recherche : Migration et Asile, 2001, publié sur le site de la fondation Roi Baudouin.