C’était au temps où les Belges émigraient

Mise en ligne: 5 octobre 2015

Comment oublier les milliers de Belges fuyant la misère, la faim, parfois le choléra ou le typhus ?, par Samy Hosni

Si l’émigration évoque chez nous le départ d’une contrée du Sud le plus souvent vers le Nord, peu se sont interrogés sur notre propre émigration et les causes de celle-ci. Pour beaucoup cette dernière ne se résumerait qu’à l’exportation de notre fleuron intellectuel vers des pays demandeurs de main-d’œuvre qualifiée. Amnésie collective : nous avons aussi été pauvres. Et rien n’est plus insupportable pour un nouveau riche que ce rappellà, souligne Anne Morelli dans son livre sur les émigrants belges [1]. Pire, elle nous comparerait avec ces pauvres bougres venus de régions où la misère économique sévit…

Pour comprendre l’émigration, il faut s’attacher aux causes des départs du pays d’origine. D’après Anne Morelli, les Belges ont fui leur pays ces derniers siècles pour diverses raisons qui peuvent être regroupées. Les plus importantes sont les réfugiés religieux. On sait par exemple que la moitié de la population d’Anvers a fui au XVI e siècle, cherchant asile lors des guerres de religion. Ces exilés protestants se sont également réfugiés en Allemagne et en Angleterre. D’autres sont même remontés jusqu’en Scandinavie. Deuxièmement, des réfugiés de guerre. 1.300.000 belges, représentant un cinquième de la population de l’époque, demandèrent asile aux pays voisins lors de la Première guerre mondiale. Il ne faut pas oublier les déserteurs : lors de la guerre 14- 18, de milliers de jeunes recrues s’enfuirent aux Pays- Bas ou en Grande-Bretagne pour échapper à la mobilisation. Il y a eu même une « association des déserteurs belges » aux Pays-Bas. Mais l’émigration la plus importante est bien évidemment économique. La pauvreté est la troisième et principale raison de trouver un monde meilleur.

Pots au beurre

Loin de l’histoire des manuels scolaires, l’émigration économique ne fut pas réservée aux ouvriers spécialisés belges. Il y a bien sûr des cas connus d’exil tels ces dix mille Belges qui s’exilèrent dans les steppes russes pour la construction du chemin de fer. Recevant un salaire plus élevé et une maison gratuite, ces ouvriers d’élite, sélectionnés pour leur qualité, n’eurent quasiment aucun contact avec la population locale. Ils se bâtirent des copies de leurs usines et de leurs villages, s’enfermant dans leurs clubs et leur famille ne sortant que le temps de monter à cheval et chasser [2]… Ce type exceptionnel d’émigration ne doit pas faire oublier les milliers de Belges fuyant la misère, la faim, parfois le choléra ou le typhus. Le nord de la France et son industrie florissante était devenu, au XIXe siècle, la terre d’asile de prédilection de milliers de Belges. Le ministre Frère-Orban déclara même à Léopold II qui convoitait les terres du Congo : « Sire, une colonie, la Belgique n’en a pas besoin, d’ailleurs elle en a déjà une : c’est la France ».

Roubaix en particulier vit sa population augmentée de huit à cent mille habitants en quelques années. Des Belges provenant du Hainaut et des deux Flandres, affluent dans l’industrie textile du Nord. Ils représentent à un moment donné plus de la moitié de la population roubaisienne. Très vite d’ailleurs, l’hostilité monte vis-à-vis de ces « casseurs de grève » que sont les Belges. Acceptant les salaires les plus bas, ils sont en effet une main-d’œuvre facilement exploitable pour les patrons. En outre la question du service militaire ne se pose pas pour eux. Ils ont également la réputation d’être plus dociles, peut-être en raison de l’influence de l’Eglise catholique. Enfin, la législation sur les accidents de travail ne concerne pas les travailleurs étrangers, ce qui en fait un choix privilégié pour les exploiteurs. Paradoxalement, les ouvriers flamands apparaissent comme des meneurs de grèves. Lorsqu’une manifestation éclatait à Gand, la police française s’inquiétait des risques de contagion. La venue d’ouvriers socialistes gantois eut, à ce sujet, un impact considérable sur l’amélioration de la législation sociale française.

Bien vite, des quolibets fusent pour qualifier ces pauvres gens : « Pots au beurre », « Pap gamelle », car ils apportaient leur propre nourriture, ce que n’appréciait ni les commerçant, ni les logeurs. Il est comique de remarquer que les mêmes reproches existent aujourd’hui contre les Hollandais débarquant dans les Ardennes avec leurs caravanes. Autre temps, même xénophobie ! La conjoncture économique transforme les immigrés en boucs émissaires : à Roubaix, des pétitions, des chansons calomnieuses demandent le départ de tous les immigrés. Avec le temps, les Belges s’intégrèrent complètement dans le paysage français. Ce fut évidemment plus facile pour les francophones : il est à ce sujet comique de remarquer qu’un Wallon épousait plus facilement une Française qu’une de ses compatriotes flamandes. Mis à part les ouvriers, on remarque également des saisonniers flamands qui affluent lors des récoltes de betteraves ou des céréales dans le nord de la France. Travaillant vite et pour un salaire relativement bas, ils étaient généralement très appréciés des patrons français.

Bécassine est-elle Belge ?

Autre phénomène migratoire oublié, on recense en 1901 28 mille Belges à Paris, des femmes en majorité qui avaient la réputation d’être d’excellentes servantes. Ces jeunes filles, provenant le plus souvent de Flandre, cherchaient un moyen de s’échapper de leur vie campagnarde pour les lumières de la capitale française. Pourtant beaucoup d’offres alléchantes parues dans certains journaux n’étaient que pure invention : la traite des blanches se trouvant souvent derrière ces petites annonces.

A Paris, la plupart des servantes sont d’origine bretonne. « La servante Bécassine est bien plus qu’une bande dessinée à succès, elle est l’illustration d’un phénomène de masse connu de tout un chacun ! » [3]. Les autres bonnes viennent de tous les pays : si les servantes allemandes et anglaises sont les plus recherchées, la Mary Poppins belge a également une très bonne réputation pour « son irréprochable propreté, son habitude laborieuse et un réel dévouement pour son maître ». Pourtant et comme partout, des voix s’élèvent pour critiquer cette main-d’œuvre qui « envahit les emplois destinés aux Français ». La Société des secours mutuels des gens de maison préconise la Française, valide et de conduite régulière. Dans le département du Nord, bien avant l’image d’épinal de la servante portugaise, la nationalité belge est la plus représentée : 6 mille servantes et un peu plus de mille domestiques belges sont recensés.

Le mirage latino-américain

Plus surprenant, l’émigration vers le « Nouveau Monde » qui a pris trois formes différentes. Il y a bien sûr l’émigration politique des collaborateurs flamands qui ont fui le plus loin possible un pays qui ne voulait plus d’eux. En 1969, il y avait 1200 collaborateurs flamands qui vivaient en Argentine. On retrouve une grande colonie flamande à Mar del Plata, à 350 kilomètres au sud de Buenos Aires. Ils ont une situation confortable et font partie de mouvements associatifs tel le Vondelgroep ou le Noordzeevrienden qui militent pour la langue flamande. Pourtant peu de personnes de la seconde génération désirent revenir en Belgique et abandonnent progressivement, au grand dam de leurs parents, leur langue maternelle pour l’espagnol.

On retrouve aussi une émigration utopiste, peut-être motivé par le succès des romans comme Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre. Le mythe du bon sauvage, l’exotisme et les fantasmes occidentaux ont poussé plusieurs Belges vers leur paradis. Celui-ci s’est transformé en enfer pour la fille de Léopold II, Charlotte, impératrice éphémère d’un Mexique bouillonnant.

Au Guatemala, la colonie belge de Santo Tomas fut un échec retentissant : les maladies tropicales, l’alcoolisme et les rêves déçus brisèrent les prétentions de la Compagnie de colonisation. Nueva Belgica, dans le Chihuahua, dut supporter une crise de typhus, et l’endroit très aride acheva les derniers espoirs belges. Il y a eu encore d’autres utopistes comme l’ingénieur Gabriel de Halleux qui vécut en Patagonie, Hoekenkoven qui ouvrit une communauté naturiste dans le Goias et l’abbé Vanesse qui s’installa sans succès près de Sao Paulo. A côté des promoteurs économiques, il y a eu aussi « l’esclavage blanc » déplaçant des milliers de prolétaires paupérisés par les crises économiques du XIXe siècle. Charles Nelis, propriétaire d’un atelier de tissage à Zele embarqua une centaine de jeunes cultivateurs en direction du Brésil : six mois plus tard la colonie se désagrégea et la plupart rembarquèrent vers la Flandre.

Des clochards belges dans les rues de Recife

Autre exemple significatif : une compagnie anglaise recruta des ouvriers belges pour la construction d’un chemin de fer entre Recife et la province de Sao Francisco, et environ 500 ouvriers travaillèrent dans cette région en 1859. Travaillant dans des conditions très dures, de neuf à dix heures pour jours en plein soleil, certains se réfugièrent dans la beuverie. Après plusieurs bagarres, des plaintes furent même déposées auprès du consul de Belgique. Ne recevant que dix francs par semaine et rien pour les jours de maladies, une petite révolte éclata. Toutefois la compagnie anglaise ne céda pas sur la question des salaires : dès lors, on vit des vagabonds belges déambuler dans les rues de Recife. Le Diario de Pernambuco se plaint qu’ils auraient « au moins pu observer les bonnes manières en matière de mendicité » ! Après tant de scandales, le consul de Belgique fut sommé de rapatrier ces mendiants le plus vite possible. On ignore combien arrivèrent à bon port mais il est attesté que certains d’entre eux s’installèrent près d’Anvers. « Ces marginaux, appelés Brazilianen, de teint basané, avaient construit en pleine campagne des chaumières et vivaient de mendicité et de travaux occasionnels » [4].

De tous temps les Belges ont fui un pays qui ne leur offrait plus de quoi manger à leur faim : des luxembourgeois se sont installés près de Timisoara au XVIIIe siècle, des briquetiers liégeois ont travaillé dans l’empire ottoman et dans la Ruhr. Le village de Grand-Leez, près de Perwez, suivit son abbé jusqu’au Wisconsin, et certains wallons combattirent dans les troupes nordistes lors de la guerre de sécession ! Nos ancêtres ont été eux aussi des réfugiés. La connaissance de notre histoire pourra, peut-être, ouvrir les yeux sur les véritables causes de l’émigration et l’accueil que nous devons offrir à ceux qui fuient la misère.

[1Les émigrants belges, sous la direction d’Anne Morelli, Evo-Histoire, Bruxelles

[2Wim Peters, in Les émigrants belges, p. 172

[3Valérie Piette, in Les émigrants belges, p. 85

[4Eddy Stols in Les émigrants belges, p. 252