Santiago serait devenu Nouveau Belge

Mise en ligne: 5 octobre 2015

Santiago avait 15 ans. Il avait quitté l’Equateur suivant ses parents et habitait Saint Gilles depuis quelques mois. C’est là, place Louis Marichar, qu’un coup de couteau lui a tranché la carotide un soir de fin d’été 2001. Il a été le premier « latino » sur le chemin d’un malotru qui voulait venger « les siens » suite à une bagarre de rue à laquelle Santiago n’avait même pas participé. Mourir à 15 ans, c’est aberrant, mais mourir parce que Noir ou Belge ou Juif ou Palestinien, c’est tout simplement intolérable. La communauté équatorienne de Bruxelles a réclamé justice mais s’est gardé de crier vengeance ou d’évoquer une quelconque guéguerre entre communautés. Nous sommes tous les fruits d’un même exil, a-t-on entendu dire. C’est par ce biais tragique que la Belgique a pris connaissance de cette communauté discrète qui peuple désormais les vieux quartiers de Bruxelles.

Comme Santiago s’est vidé de son sang sur le trottoir, son pays natal, l’Equateur, se vide de ses habitants, enfoncé comme il est dans le marasme économique et social à cause de la chute des prix sur les marchés internationaux des principaux produits d’exportation, café, bananes et pétrole, du poids de la dette extérieure, en plus de l’ineptie et de la corruption des élites gouvernantes. La conversion du dollar américain en monnaie de cours légale, censée venir renverser la tendance, n’a fait qu’amplifier la récession. Deux soulèvements populaires, menés par la fédération d’organisations indigènes, CONAIE, malgré leur ampleur, n’ont pas réussi à modifier suffisamment la situation.

Sans espoir, les Equatoriens fuient en masse leur pays. Plus de 1,2 million d’entre eux, soit 10 % de la population, sont partis ces dernières années, vers l’Espagne et les Etats- Unis notamment. Ces émigrants, d’après l’économiste équatorien Walter Loarte, sont au coeur d’un paradoxe unique : il sont les exclus du système économique imposé mais ils constituent au même temps leur soutien vital. Selon un rapport de la Banque centrale équatorienne, ces émigrants ont été pour l’année 2000 la deuxième source de devises pour le pays après le pétrole, ayant envoyé 1,205 milliard de dollars, bien plus que n’ont rapporté par exemple les exportations de bananes (820 millions).

A Bruxelles, comme en Andalousie ou en Californie, sans papiers, ils se font discrets, presque invisibles, ils travaillent dur pour rembourser l’emprunt qui leur a permis d’acheter le billet de sortie d’abord, pour envoyer de l’argent à la famille restée au pays ensuite, pour faire venir plus tard conjoint et enfants. Un jour, comme certains d’entre eux, Santiago serait parvenu à légaliser sa situation et se trouver en possession d’un permis de résidence et de travail. Chemin faisant, il aurait tenté le pas de la naturalisation et serait devenu Belge, Nouveau Belge.

Ce jour-là il se croirait arrivé au bout de ses peines. Mais, comme le dit si bien Pie Tshibanda [1], c’est alors que tout aurait commencé pour lui. Sans plus risquer de se faire expulser le lendemain, devenu Belge parmi les Belges, ou en tout cas Nouveau Belge parmi les anciens et les nouveaux Belges, il aurait dû se battre pour trouver une place, sa place, dans son nouveau pays. Et des places, foi de Nouveau Belge, il y en a davantage sur le plat pays que sur la ligne de l’Equateur, mais elles ne sont pas faciles à dénicher…

[1« Un fou noir au pays des Blancs », Bernard Gilson éditeur, Bruxelles, 1999