Toute la complexité mais aussi la richesse du travail d’un centre culturel de quartier au cœur de Bruxelles, propos de Cathérine Lievens recueillis par Joris De Beer
Cathérine Lievens, vous êtes depuis quatre ans la responsable de l’éducation permanente au sein du centre culturel Cité culture, à Laeken. Ce centre est situé dans la Cité modèle, un site de logements sociaux modernistes dans un quartier en mutation. Qu’est-ce qui vous a amené à Cité culture ?
J’ai fait des études en anthropologie et sciences politiques et à côté de ça, depuis mes sept ans, mon temps libre est dévoué à la danse. Mon premier contact avec Cité culture c’était il y a quatre ans à travers un projet de coopération culturelle internationale (Belgique-Benin-Italie-Canada) nommé « Dialogue inévitable », dont le point central était la question de la rencontre, de dépasser les frontières. Le projet était né entre l’Italie et le Bénin, et je suis entrée en cours de route. Il s’agissait de créer une résidence artistique d’un mois avec une dizaine d’artistes dont six Béninois. A la recherche d’un lieu pour la résidence, j’ai poussé la porte de Cité culture. Là les choses ont été possibles en termes de « débrouille ». Malgré l’absence de budget et d’encadrement professionnel, tout ce qui s’est passé était assez magique : les artistes ont pu être logés dans les logements sociaux, les bénévoles du centre culturel et certains autres habitants se sont pleinement investis, ce qui a créé des rencontres humaines assez incroyables. Une envie c’était aussi de prendre ancrage dans le territoire sur lequel allaient se tenir les résidences. Donc on avait organisé pas mal de choses avec les associations locales (exposition sur l’Afrique, film sur la cité pour la présenter aux artistes, des stages pour les enfants). Plein de choses passionnantes malgré les remarques au début de certains habitants, du type : « Ah non, pas ces gens qui vont taper sur leur djembé ici » et finalement ce sont les mêmes qui avaient les larmes aux yeux quand il était temps de se dire au revoir. Après, un budget pour un mi-temps en éducation permanente, le poste que j’occupe jusqu’à l’heure actuelle, s’est débloqué.
Cité culture est placé au milieu de la Cité modèle, un contexte social assez particulier. Qu’est ce qu’on doit savoir de Cité culture ?
Cité culture est un centre culturel de la ville de Bruxelles. Il est situé au cœur de la Cité modèle, un site de logements sociaux au cœur du Foyer Laekenois avec environ trois mille habitants dans de grands HLM avec des beaux jardins. Un territoire particulier parce qu’il se ferme sur lui-même, malgré les volontés d’ouverture depuis quelques années (jardins, métro). Construit à la fin des années soixante avec une réelle utopie d’avoir une « ville dans la ville », avec son projet d’école, de crèche, de morgue et de salle de fêtes, qui est devenu plus tard le centre culturel Cité culture. Les gens qui y vivent ont en commun de ne pas être propriétaires et d’avoir le même propriétaire en commun, c’est à dire le Foyer Laekenois.
Pour avoir accès aux logements à l’heure actuelle il faut avoir un statut socio-économique relativement faible. C’est donc un ensemble de personnes qui connaissent généralement la précarité. Aujourd’hui, il y a sur la cité environ 10 à 15 % des gens qui ont un contrat de travail. Il y a beaucoup de personnes âgées et de gens liés à l’aide sociale et au chômage. Depuis sa construction, il y a eu un changement sociologique assez clair parmi les habitants qui a créé des enjeux particuliers et questionnants par rapport au rôe du centre culturel : à l’époque les habitants étaient surtout des Belgo-Belges et en plus c’était assez « class » d’y vivre car la Cité modèle était un projet moderne, rénovateur…Peu à peu la population s’est appauvrie et diversifiée en termes d’origines culturelles, ce qui crée des défis particuliers et des tensions. Aujourd’hui, on a tendance à lire les tensions sous l’aspet communautaire alors qu’il y a d’autres aspects sociologiques, tels que la classe d’âge, socio-économique …qui sont aussi au cœur de ces questions.
Que fait Cité culture ? Quel est sa mission ?
Cité culture s’identifie comme lieu de rencontres et d’échanges socioculturels et intergénérationnels, à destination des habitants de la cité et en dehors, proposant des activités culturelles telles que des spectacles de théâtre ou de musique, ainsi que des ateliers de théâtre et d’éveil artistique pour les enfants. Je pourrais sans problème parler avec fierté de la dynamique positive et des nombreuses activités organisées à Cité culture, mais parler de manière officielle de sa mission est difficile. Même dans les statuts de Cité culture on reste vague sur sa mission. Actuellement, l’équipe de Cité culture est en phase de réflexion sur des grandes axes stratégiques pour le futur. Une des ambitions est de se mettre d’accord sur un texte qui représentera la mission officielle, qui facilitera notre communication externe et qui permettra aussi aux externes de mieux comprendre ce qu’on fait et ce qu’on ne fait pas. Après, Cité culture restera surtout un endroit vivant, en mutation et questionnement permanent, difficile à synthétiser dans un texte.
Quels sont ces grands défis pour Cité culture dans le futur concernant l’interculturalité ?
La société s’est beaucoup diversifié ces dernières trente ans et même depuis la naissance du Cité culture il y a un peu plus de dix ans. Il est essentiel pour le futur des maisons culturelles en général et donc aussi pour Cité culture que tout le monde de toutes origines et groupes d’âge s’y sente accueilli et bienvenu et ne voit pas de problème pour s’y identifier. Une intention qui semble simple, mais derrière il y a des questions de fond qui sont devenues des grands débats de société : Qui fait la culture pour qui, pourquoi, comment, comment assurer l’accès de tout le monde, comment redéfinir les activités culturelles dans un monde en mutation. Quelle est la place de l’art dans la médiation culturelle, quelles sont les nouveaux critères de qualité et qui décide… Tout est à questionner, jusqu’au lieu même : une salle de spectacle et l’art sur scène comme on le connaît ici, sont-ils des concepts et des formats universels ?
Parlant de la question de la participation : malgré la base légale en ce qui concerne la participation aux activités culturelles, la littérature spécialisée parle d’une sous-représentation générale des minorités dans des organes décisifs et parmi le personnel professionnel et volontaire des centres culturels. Quelle est la situation à Cité culture ?
Cité culture n’y fait pas l’exception. Tant pour le personnel que pour le CA et les bénévoles, ce n’est pas représentatif de la diversité au sein de Cité modèle, ni de la ville de Bruxelles. En ce qui concerne les bénévoles, ce sont essentiellement des premiers habitants de la Cité modèle qui depuis le début sont très impliqués dans le fonctionnement du centre. Il est impossible d’imaginer un fonctionnement de Cité culture sans l’implication des bénévoles. C’est tellement devenu un microcosme riche qu’il devient extrêmement difficile d’ouvrir cette petite famille, majoritairement « belgo-belge » aux personnes ayant d’autres codes culturels. Aussi, il y a un enjeu de classe d’age (la moyenne d’âge des bénévoles est de 70 ans). Les jeunes ont du mal à s’identifier en tant que bénévole du Centre culturel.
La transition vers un système plus adapté à la diversité actuelle n’est pas une mince affaire. Il s’agit d’une vraie révolution qui touche à tous les aspects de la définition, du rôle et du fonctionnement d’un Centre culturel. Il y a un début de remise en question, mais ce n’est pas évident. Il s’agit aussi d’une répartition des zones de pouvoir et le pouvoir, c’est évidemment un enjeu sensible.
Comment l’éducation permanente à Cité culture s’articule avec les autres activités ?
C’est surtout une question de participation à un système démocratique. L’objectif est que, d’une part, tout individu peut participer au système comme il existe aujourd’hui et d’autre part, la remise en question de ce système et du pouvoir, pour que tout le monde puisse retrouver sa place. La démarche de départ était d’essayer de comprendre les enjeux qui traversent la Cité modèle et les habitants, puis construire quelque chose à partir de là. Actuellement il y a le projet Ding Dong dont l’idée est d’abord de retourner vers les habitants et d’échanger avec eux sans trop d’attentes ou des objectifs. Après, à travers un petit parcours artistique qui ne demande pas beaucoup d’implication de leur part, on espère les amener à Cité culture et de créer un espace d’échanges et de rencontre en espérant que de tout cela résultera un projet collectif par la suite et que certains ont envie de s’impliquer dans une programmation ou autre chose. De toute façon, il est important de prendre du temps pour que le processus puisse se construire de manière naturelle.
Après quatre ans, on est toujours plutôt en questionnement. Mais c’est un des points centraux de l’éducation permanente le fait de rester en questionnement et, surtout, d’accepter que le quotidien des gens n’est pas là pour répondre aux projets et objectifs des associations. L’enjeu est de ne pas figer les choses à l’avance, de se remettre en question à chaque pas, de se laisser déstabiliser et s’ouvrir à d’autres modes de communication et d’intelligence. En ce qui concerne l‘articulation des activités d’éducation permanente avec les autres activités de Cité culture, il ne faut pas faire l’erreur de s’enfermer dans une répartition par départements mais de voir comment toutes les activités peuvent cohabiter.
Le métissage artistique implique une autre approche de la qualité. Il y a un besoin de nouveaux critères, généraux et hétérogènes. Qu’en pensez-vous ?
L’art peut être magique parce qu’on crée des nouveaux langages, des nouveaux points de rencontres. On peut passer à côté de nos egos, de nos conceptions mentales du monde pour se rencontrer d’une autre manière. A Cité culture, on croit en l’importance de soutenir des artistes porteurs de codes culturels différentes. C’est eux qui enrichissent la sphère symbolique de nouveaux imaginaires, des nouvelles lectures du monde dont on a besoin pour s’ouvrir à notre nouvelle société, pour casser les frontières, pour laisser chacun ressentir autre chose, pour reconnaitre les identités de chacun ou pour en créer de nouvelles ensemble.
Pour se décider sur une programmation de qualité et mieux adaptée à la diversité de la société actuelle, il est évident qu’on ne peut plus uniquement se baser sur le canon historique de l’art occidentale. Plus que jamais, on doit rester humble en réalisant que notre vision sur l’art ne représente qu’une seule vision. On doit expérimenter des nouvelles pistes, prendre des risques et, surtout, enrichir nos idées et nos visions avec d’autres sources. On doit se faire conseiller par des artistes, par d’autres organisations. On doit mettre plus d’accent sur le travail en réseau…Ce sont beaucoup de défis pour une petite équipe de trois équivalents temps plein. L’investissement en temps et les moyens nous obligent de faire des choix concernant les engagements. On se retrouve avec des défis énormes dans nos activités, par rapport au contexte ayant un bâtiment énorme à gérer. Le budget et les ressources humaines sont ridicules.
Un appel pour plus de moyens ?
Absolument ! Et pas uniquement pour les centres culturels. En général, il y a trop peu d’investissement pour la jeunesse, alors que ce so,t eux le futur et ce sont aussi certains d’entre eux qui créent des incidents et des problèmes de sécurité. Mais il faut surtout des moyens intelligents sur le terrain. Par exemple, une revalorisation du boulot d’animateur et d’éducateur de rue dans les associations de jeunes. Il faut des compétences énormes pour ce boulot : une conscience politique des enjeux avec lesquelles on vit, de la compétence en tant qu’animateur, des compétences psychologiques, psycho-sociales, être créatif…. Aujourd’hui ce métier n’est pas reconnu, pas valorisé, ni socialement, ni financièrement et il n’y a aucune exigence de formation alors qu’ils sont en première ligne, les mieux placés pour avoir un impact positif.
Que fait Cité culture avec ces jeunes ?
Sur ce point on n’est pas loin, même si c’est une des seuls groupes cible explicités dans les statuts. Après, il y a des situations et des enjeux qui compliquent la réalisation de projets avec les jeunes. D’abord, il y a la reconnaissance du personnel du Centre culturel dont on a déjà parlé : les jeunes se identifient mal avec le centre. Ce n’est pas « cool » d’être associé au centre culturel. Il y a aussi un control social important à la Cité modèle. Les jeunes fonctionnent plutôt en groupe. Il est difficile de les toucher en tant qu’individus. Ça touche aussi à la question de partenariat sur le territoire. Dans le même bâtiment où on travaille se trouve aussi la maison de jeunes qui a comme mission de travailler avec les jeunes de 12-18 ans. C’est donc comme si ça ne revient pas directement au centre culturel de travailler avec les 12-18 ans ou même en partenariat avec la maison des jeunes.
La problématique touche également à la question de la professionnalisation du secteur associatif. Le centre culturel et la maison des jeunes ont des fonctionnements différents : des subsides différents, des budgets et ressources différentes, des liens politiques différents et certainement des visions sur le terrain différentes. Toute une liste de complications qui font qu’on n’arrive pas à travailler en partenariat. Pourtant, il restera important de travailler ensemble. On est des partenaires sur le même territoire, partageant les mêmes enjeux comme par exemple la question de l’augmentation de la violence à la Cité modèle, clairement identifiée avec des jeunes d’une tranche d’âge spécifique. Ceci dit, récemment, les contacts avec la maison de jeunes se sont revitalisés. Espérons que c’est un nouveau début qui tiendra la route.
La littérature spécialisée parle souvent de l’importance de l’accompagnement des artistes émergeantes (de l’art urbaine par exemple), qui pourraient fonctionner comme rôle modele pour les jeunes du quartier. Est-ce une piste possible pour Cité culture de donner la place à ce profil d’artistes ?
Oui, bien sûr, mais ce n’est pas évident à réaliser. Par exemple à Cité modèle il y a un rappeur et écrivain excellent. On lui a proposé de l’accompagner dans son développement artistique, d’organiser des petits concerts, même avec des gens qu’il veut inviter, des ateliers d’écriture... mais il y a un endroit où ça coince. C’est comme s’il y a un système de loyauté aux autres jeunes, d’auto-sabotage, presque de « non-à la réussite ». C’est très difficile pour un individu de s’extraire du groupe, même s’il le veut. Il faut également qu’il puisse y percevoir un réel intérêt et que cela corresponde à son trajet de vie, ses valeurs, ces envies. Cela peut avoir un impact positif à certaines conditions dont la première est très certainement le respect de la personne et la non-instrumentalisation. On voit en effet beaucoup de projets d’associations ou de centres culturels qui « utilisent » l’image, l’histoire ou le talent de certaines personnes n’allant pas toujours pleinement dans le sens de leur épanouissement, ou qui s’arrêtent d’une manière aussi brusque qu’irrespectueuse. On doit continuer à essayer de le faire, mais pour un accompagnement réussi, il y a des questions de fond à se poser : Quels moyens on met pour accompagner ces personnes dans le développement de leurs capacités personnelles. Et surtout, qu’est-ce qu’on met en place pour que le système soit accueillant pour ces gens ?
Aujourd’hui on se contente souvent de trouver les jeunes qui ont du talent, on les accompagne, on les professionnalise et on les prépare à rentrer sur la scène d’un centre culturel bien reconnu. Par contre, si on veut un réel développement personnel et critique, une réelle rencontre, sans que l’artiste soit forcé dans un moule, on doit être prêts à repenser la culture même des centres culturels, qui fonctionnent sur une programmation, sur un agenda, sur une logique de projet, sur un public et des spectateurs, sur un espace défini qui attribue des rôles clairs à chacun, les horaires du travailleur, le salaire... Entrer dans un centre culturel tel qu’il existe aujourd’hui, ça implique peut-être une transformation de la personne qui entre et c’est justement ce qu’il faut éviter. On pourrait aussi penser les choses autrement : se dire, tiens, en tant que centre culturel au lieu de vouloir mettre les gens « dans un moule » les gens, comment est-ce qu’on peut s’ouvrir à ce qu’ ils sont et voir aussi les richesses et les opportunités qu’il y a là-derrière. Ça veut dire peut être aussi revenir vers des choses qui sont moins construites. Il y a par exemple un manque de simples espaces de convivialité collective, ou les gens puissent se rencontrer sans objectifs ou résultats à atteindre.