La communication entre les ONG et l’opinion publique, Une explication par le contexte

Mise en ligne: 2 novembre 2015

Comment le changement du contexte d’intervention des ONG a influencé leur manière de communiquer avec l’opinion publique et l’évolution des formes d’engagement pour la solidarité internationale, par Gregor Stangherlin

Le changement du contexte d’intervention des ONG

Les quarante dernières années ont été marquées par des changements majeurs du contexte d’intervention des ONG au Nord et au Sud, au niveau politique (décolonisation, guerre froide, processus de transitions politiques au Sud, réformes institutionnelles, bonne gouvernance…), économique (golden sixties, chocs pétroliers, ajustement structurel, globalisation financière…), social (deux guerres mondiales, nouvelles classes moyennes, dualisation de la société, dé-traditionnalisation et individualisation…) et idéologique (esprit colonial, la modernisation, le tiersmondisme, le sansfrontièrisme, la société civile…).

Depuis la fin des années 1980, nous constatons une explosion du nombre des ONG au Sud et une valorisation du rôle des ONG du Nord comme opérateur de la coopération.

Au-delà de l’implication grandissante des ONG occidentales comme co-exécutants des programmes de coopération au développement des bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux, elles ont été aussi reconnues comme interlocuteurs privilégiés dans la définition des programmes politiques lors des diverses conférences des Nations unies pendant les années nonante. Les ONG sont d’ailleurs devenues les intervenants principaux lors des crises humanitaires majeures de cette décennie.

Les propos sur la société civile ne sont pourtant pas restés un privilège des sociétés du Nord. Au cours des années nonante, le rôle des sociétés civiles du Sud a été aussi revalorisé, dans le cadre des programmes et des projets de développement des bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux. L’idée de base qui sous-tend l’ensemble de ce raisonnement est la suivante. L’absence de société civile au Sud a mené à des gouvernements faibles et à des sociétés basées sur le paternalisme, l’exploitation, la corruption et la pauvreté. L’idée est donc de dire que sans une société civile forte, il ne peut y avoir de débat sur les politiques économiques et sociales à mener. Sans une société civile forte, le capitalisme de marché devient un capitalisme mafieux, et sans société civile la démocratie est un terme vide de sens.

Les ONG, comme acteurs de la société civile, sont donc devenues des interlocuteurs privilégiés (en tous cas très visibles) de la coopération internationale, et cela tant au niveau international, national que local. Longtemps marginalisées dans le complexe de la coopération internationale, leur problématisation de la réalité, leurs thèmes et méthodes de travail sont devenus légitimes au Nord comme au Sud de la planète. Nous constatons ainsi un processus d’uniformisation et de pacification des pratiques à l’intérieur du monde de la coopération : gender, appui à la société civile, développement durable, good governance, empowerment, pour en citer quelques-unes, deviennent des problématiques consensuelles et partagées. Mais derrière cette uniformisation apparente des pratiques politiques, culturelles et idéologiques, se cachent des logiques de fonctionnement spécifiques selon les institutions ou contextes envisagés. Le nouveau contexte institutionnel est vécu, selon les acteurs, comme opportunité ou piège, liberté ou dépendance, source de pouvoir ou non-pouvoir. Les grandes ONG qui agissent déjà comme global players voient leur position renforcée, d’autres structures sont confrontées à des problèmes d’orientation et d’identité, d’autres encore inventent de nouvelles formes de coopération quand les anciennes n’ont plus de sens.

Dans le réseau des global players, les ONG ne jouent pourtant jusqu’ici qu’un rôle secondaire. Contrairement aux acteurs du marché, elles ne disposent pas de ressources économiques et financières propres leur permettant d’influencer le cours des décisions stratégiques. Leurs ressources sont de l’ordre du software : compétences de plus en plus professionnelles, engagement, image dynamique et intègre, idéalisme. Mais la mondialisation a été d’une certaine façon aussi réappropriée par les ONG. Les nouveaux moyens de télécommunication sont utilisés d’une façon intensive et efficace par les ONG. La mondialisation culturelle a aussi favorisé l’intégration des ONG dans le système international. L’emploi de l’anglais américain, les structures organisationnelles, les thèmes et les méthodes de travail ont harmonisé leurs modes de fonctionnement et favorisé leur coordination (voir l’alerte contre l’AMI sur le net). La mondialisation du paradigme néolibéral a également profité aux ONG. L’anti-étatisme de droite et de gauche renforce leur rôle dans le cadre de la politique de la global governance. Et elles sont perçues comme nouveaux partenaires profitant « d’avantages comparatifs » par rapport aux Etats en matière de réalisation des programmes et projets de développement. Au niveau des institutions politiques internationales, elles sont considérées comme les représentants de la société civile internationale.

Le changement de la politique de communication des ONG

Ces évolutions du contexte d’intervention des ONG montrent que la mondialisation a remplacé le tiers-monde comme nouveau cadre de référence de la solidarité internationale. L’analyse du contexte international ne s’opère plus à travers les grilles de lecture de la guerre froide (conflit est-ouest, théories de la modernisation ou de la dépendance, prépondérance du cadre national…), mais à travers des cadres qui essayent d’analyser l’exclusion au Nord et au Sud d’une façon symétrique. Ces cadres se traduisent dans les campagnes, les projets et les programmes des ONG. Le processus de globalisation valorise l’émergence de nouveaux cadres de référence et d’actions et en dévalorise d’autres. Dans la société en réseau ou mondialisée, les cadres de référence et d’actions basés sur la stabilité et ceux de la société de l’ère de la guerre froide perdent de leur pertinence, tandis que ceux qui sont basés sur la flexibilité, la mobilité et le travail en réseau sont les nouveaux supports d’action et de réflexion.

Parallèlement, le contexte institutionnel et politique belge a connu des profonds changements suite aux réformes successives de la coopération au développement, amorcées depuis le début des années nonante. Les ONG doivent faire face à des exigences d’ordre administratif de plus en plus contraignantes. Ces évolutions ont favorisé la professionnalisation et la bureaucratisation des ONG mais aussi leur distanciation progressive par rapport à l’opinion publique.

Deux éléments supplémentaires nous paraissent importants dans cette progressive distanciation par rapport à l’opinion publique. L’évolution de la politique de récoltes de fonds d’une part, et le changement du cadre juridique régissant le cofinancement des activités de sensibilisation des ONG, d’autre part.

Alors que les ONG récoltaient traditionnellement leur fonds durant des campagnes annuelles ou dans le cadre d’activités de sensibilisation de l’opinion publique, nous constatons qu’elles font de plus en plus appel à des techniques de marketing qui induisent un changement fondamental par rapport à leur base. Premièrement, les nouvelles approches visent les personnes en tant qu’individus et non comme membres d’une collectivité ou d’un mouvement social. Deuxièmement, elles poursuivent la maximisation des bénéfices, c’est-à-dire l’identification de la catégorie de donateur susceptible de faire le don le plus important. Troisièmement, il ne s’agit pas de sensibiliser ou d’informer la personne, mais de toucher ses sentiments.

Le changement du cadre juridique régissant le cofinancement des activités d’information de l’opinion publique n’est pas pour rien dans cette évolution. Depuis 1991, il n’est plus autorisé aux ONG d’informer l’opinion publique de leurs propres projets ou programmes dans le cadre des activités d’ « éducation au développement ». L’objectif étant de distinguer clairement entre les activités de récoltes de fonds et celles d’éducation au développement.

Le changement des formes d’engagement pour la solidarité internationale

Les auteurs qui ont étudié l’évolution de l’engagement citoyen et militant dans nos sociétés occidentales ont en commun la mise en évidence de ce que nous appelons la fin des idéologies et la dévalorisation des formes traditionnelles et institutionnalisées d’engagement.

Nous constatons une double évolution de l’engagement solidaire : professionnalisation d’une part et multiplication des formes d’engagement limité, d’autre part. Cette constatation se voit confortée par une étude allemande de F. Nuschler et K. Gabriel, en 1995, sur l’engagement tiersmondiste, qui constate que l’effritement de la solidarité touche d’abord les formes traditionnelles et conventionnelles de solidarité (la famille, le voisinage, le travail, le devoir chrétien). L’individualisation détruit les anciennes formes de solidarité —classistes, corporatistes et nationales— tandis qu’elle crée simultanément des possibilités pour l’émergence de nouvelles formes de solidarité décloisonnées.

Deux prises de conscience de la modernité avancée ont contribué à l’émergence d’une solidarité universelle : tout d’abord la prise de conscience d’une dé-territorialisation sociale, faisant naître le sentiment de détenir des intérêts et objectifs communs ; ensuite, une prise de conscience se référant aux risques écologiques. L’individualisation abolit les frontières traditionnelles de la solidarité mais place aussi celle-ci dans de nouvelles conditions : les exigences personnelles et sociales en termes de signification et de sens de l’engagement, ainsi que les exigences de justification, se multiplient. Pourquoi s’engage-t-on ou se solidarise- t-on pour telle cause et pas pour une autre ? A côté de ces questions, intervient l’importance d’appartenir à un groupe car les nouvelles formes de solidarité n’en exigent pas pour autant moins de reconnaissance sociale. Afin de s’orienter dans la multiplicité des possibles, l’engagement soumis au besoin de réalisation personnelle nécessite un lien social fort mais ce lien sera, plus que par le passé, poursuivi et construit par l’individu lui-même, sous forme, par exemple, de groupes et de réseaux auto-constitués, c’est-à-dire constitués en dehors des grandes organisation ou piliers, comme en Belgique. L’engagement solidaire se construit de moins en moins sur base du « devoir chrétien » ou d’une « idéologie », mais il devient plus réflexif. Dans ce processus, l’efficacité et le sens de l’action individuelle ou collective sont en permanence interrogés par les personnes engagées. Ceci place les ONG devant des nouvelles demandes, de justification de leur travail et d’actions.

Si nous tentons donc de comprendre le passage d’un engagement militant collectif vers un engagement de type professionnel ou distancié, sous la pression d’une individualisation grandissante, nous sommes confrontés au paradoxe de l’engagement distancié. En effet, l’engagement strictement citoyen et individuel perd la dimension communautaire ou domestique inhérente à l’engagement militant classique. Or, la sociabilité, le sentiment d’appartenir à un groupe et de se sentir utile, se trouve être à la base de la rétribution du militantisme.

La question fondamentale à comprendre est le passage d’un engagement militant collectif vers un engagement individuel ou professionnel. Nous constatons dans les ONG de solidarité internationale à la fois une décollectivisation des adhérents, mais aussi des « victimes » au Sud.

La professionnalisation du secteur des ONG ces dix dernières années a changé les formes d’engagement pour la solidarité internationale et le bénévolat se fait plutôt rare, sauf des exceptions notables comme les Magasins du Monde-Oxfam ou dans le cadre ponctuel de campagnes de récolte de fonds. Alors qu’auparavant les membres ou adhérents se définissaient par une forte identité collective à l’intérieur des institutions classiques des piliers belges, leur effritement et l’emploi intensif de stratégies de fundraising individualisées contribuent à un changement de la forme de l’engagement.