Le périodique d’ITECO au fil du temps

Mise en ligne: 2 novembre 2015

De la volonté éducative quasi scolaire des débuts à l’Antipodes que vous avez entre les mains, par Marie Mathieu

Marie Mathieu est licenciée en communication à l’UCL. Ce texte est une synthèse de son mémoire de fin d’études [1]

Le choix du thème de cette recherche se base sur la conjonction de différents intérêts  :

*Premièrement, celui de la coopération au développement, et plus particulièrement de la recherche de ce que l’on appelle aujourd’hui le développement durable.

  • Deuxièmement, un intérêt particulier pour l’éducation et les différents modes d’apprentissage.
  • Troisièmement, un intérêt méthodologique, celui de l’analyse de la construction du message, aspect fondamental de l’étude de la communication.

L’examen de l’évolution des parutions d’ITECO,ONG spécialisée dans l’éducation au développement, nous a permis de joindre ces trois pôles d’intérêts.

Comment faire de l’éducation au développement, et étudier cette pratique dans le contexte particulier d’ITECO a été la première question que nous nous sommes posée. Pour y répondre il nous a fallu définir des outils d’étude et des hypothèses définissant le cadre où les appliquer : nous avons choisi de nous intéresser aux périodiques de cette ONG en étudiant prioritairement leur forme et non leur contenu, afin de tenter d’identifier les visées éducatives au travers des stratégies de communication mises en place. Il nous a également semblé intéressant de faire une comparaison diachronique entre différents périodiques afin de souligner une éventuelle évolution dans ces visées et stratégies éducatives.

Sur base des résultats de cette première analyse, nous nous sommes posé une deuxième question, plus ouverte, et dont la réponse est inévitablement à revoir en permanence. Il s’agit de voir quel intérêt les responsables de cette production périodique trouvent dans cette analyse, et donc si les constats consécutifs à l’analyse engendrée par la première question posée peuvent remplir un rôle de pilotage institutionnel pour ITECO.

Mise en contexte

Avant toute analyse théorique et pour que celle-ci ait un sens, il nous a fallu établir une série de « définitions » (pour autant que ce terme soit utilisable dans le cadre de notions aussi évolutives et mouvantes que l’éducation et le développement) afin que les outils d’analyse du texte et des images mis en place pour notre étude soient en lien direct avec des visées éducatives potentielles.

Notons tout d’abord que la notion de développement n’est pas un concept neutre, et tous ceux qui l’utilisent placent en toile de fond une conception particulière de l’organisation de la société et du développement qu’elle engendre. Nous ne nous attarderons cependant pas plus sur ce sujet ici, vous renvoyant aux articles de Guy Bajoit [2] et de Anne Kaboré [3] pour des exposés plus complets.

Le concept d’éducation est, au fil des époques et des mentalités, autant sujet à évolution et controverses que celui de développement. Aujourd’hui, nous pouvons cependant affirmer qu’à la base de toute éducation se trouve la nécessité de ce qu’on appelle la « décentration ». Il s’agit de faire sortir le récepteur de toute forme de centrisme, lui faire éviter la simplification de la réalité et l’acceptation de ce qu’on lui présente comme intangible. C’est donc une invitation perpétuelle à la réflexion, la prise de distance par rapport aux messages reçus, leur construction et l’intégration ainsi que la compréhension de points de vue autres que le sien propre. Il faut cependant remarquer que l’éducation aussi bien que la persuasion agissent sur les attitudes, représentations et comportements du récepteur (dans les deux cas dépendant du détenteur de l’information). Cependant, la différence fondamentale entre les deux est l’intention de l’émetteur : en ce qui concerne l’éducation il doit être désintéressé et son but final est d’autonomiser le récepteur, alors que dans le cas de la persuasion, le but est souvent de fidéliser le récepteur et donc de maintenir la dépendance de départ.

La notion d’éducation au développement enfin, est inévitablement liée au caractère évolutif des concepts de développement et d’éducation. Il s’agit en effet d’une notion en permanente mutation qui se redéfinit au fil des époques et des courants de pensée. Elle évolue en permanence sous l’influence de ceux qui la pratiquent ou la sollicitent.

Ainsi on peut voir qu’avant les années soixante, l’éducation au développement avait comme mission principale d’informer sur le sous-développement. Il faudra attendre les années quatre-vingt pour qu’on commence à parler de compréhension mutuelle entre Nord et Sud, et enfin actuellement l’éducation au développement est vue comme une pensée analytique et critique sur les relations Nord-Sud, et ce en vue d’un changement individuel et collectif dans le sens d’un monde plus juste basé sur la compréhension mutuelle… c’est-à-dire sur la décentration.

D’un point de vue plus pratique maintenant il nous faut aborder le rapport entre l’éducation et la communication afin d’identifier les outils d’analyse utilisés dans notre étude. Nous n’allons pas exposer ici leur développement, notons seulement que nous les avons mis en place principalement sur base des ouvrages de Jean-Pierre Meunier [4] et D. Maingueneau [5]. En effet, ceux-ci développent des éléments de sémio-pragmatique qui nous semblent appropriés, puisqu’ils prennent à la fois en compte les signes comme ils se présentent et interagissent, les effets relationnels et les influences qu’ils peuvent avoir sur les récepteurs. La construction de ces outils nous permet d’aborder successivement :

  • La présentation graphique, c’est-à-dire le document en soi tel qu’il se donne à lire.
  • La pragmatique du texte, à savoir la relation de l’utilisateur au document.
  • La démarche psycho-cognitive impliquée qui concerne les formes de savoir construites par l’utilisateur au travers de sa relation au document.
  • Le dispositif techno-sémiotique enfin qui consiste en un apport historique sur l’évolution de la forme des textes en général.

Outre l’aspect
communicationnel, ces parutions présentent aussi des visées éducatives que nous devons étudier. C’est pourquoi il nous a fallu déterminer des stratégies éducatives de communication pour donner sens à notre approche et justifier l’intérêt des critères sémio-pragmatiques relevés.

Ces outils, pour être opérationnels et nous permettre une analyse systématique, ont été mis en rapport avec une théorie de Eliseo Verón [6], qui identifie trois stratégies de communication particulièrement intéressantes en ce qui nous concerne, puisqu’elles opposent éducation et persuasion. Il s’agit de :

  • La distance pédagogique, où tout est motivé, l’aspect didactique est apparent, le lecteur est interpellé par un jugement intersubjectif, des questions et conseils lui sont soumis.
  • La distance non-pédagogique, basée sur le descriptif pur et l’informatif, où ne transparaissent ni injonctions ni conseils, sans grilles d’analyse et où les commentaires des locuteurs sont hors-texte.

Ces deux premières stratégies sont éducatives, chacune étant une manière de faire évoluer le récepteur, soit dans un sens très didactique, directif et presque scolaire, soit en tablant sur sa réflexion critique autonome par une stratégie de la distanciation.

  • La complicité qui fonctionne souvent par dialogue et communauté de valeurs, confidence, présupposés, jeu de ressemblance… Des deux premières stratégies énoncées, celle-ci est considérée comme persuasive (souvent exploitée dans des messages de publicité commerciale).

Outils

Notre but, rappelons-le, est d’étudier l’évolution de la forme communicationnelle des parutions d’ITECO au travers de différentes périodes définies et en rapport avec l’évolution des visées éducatives. Nous avons sélectionné comme corpus d’analyse trois parutions [7] de l’ONG, une pour chaque période (les périodes sont délimitées par les changements de titres du journal). Sur base de ce que nous avons exposé plus haut, nous avons établi deux grilles d’analyse [8], une concernant la présentation graphique, l’autre analysant la pragmatique du texte, toutes deux reprenant systématiquement :

  • Les dimensions de l’organisation du message, c’est-à-dire les outils d’analyse génériques.
  • Les différentes orientations possibles de ces outils en pratique.
  • Les indicateurs de ces orientations, à savoir leur manifestation concrète textuelle.
  • Les dominantes stratégiques, suivant la théorie de Verón, impliquées par l’utilisation de ces orientations d’outils de communication.
  • Les processus psycho-cognitifs impliqués par les éléments identifiés précédemment.

Constats tirés de l’analyse

Une remarque nous semble s’imposer avant les commentaires concernant chaque période. En effet, il est évident qu’au-delà des choix de l’utilisation des artifices de mise en page et des traitements de texte et d’image, nous devons nous poser la question de la disponibilité des outils technologiques selon les époques. Cette contrainte historique peut en partie justifier les textes sans images et dactylographiés de 1977, l’utilisation d’un grand nombre de caractères et d’images diverses en 1986, et la modération et la ponctuation précise où le texte devient lui-même image en 1998.

En ce qui concerne l’analyse proprement dite, la période que nous appelons CID-ITECO qui s’étend de 1977 à 1982, l’application de notre grille fait apparaître clairement une dominante de stratégie éducative qui mène pas à pas le récepteur, à travers un apprentissage actif et réflexif, vers une plus grande autonomie. Le but avoué et explicite était de développer des compétences opératoires chez le récepteur en lui imposant un rôle préconstruit et des rails prédéfinis à suivre.

La période suivante, Peuples et libérations (de 1982 à 1993) se différencie déjà de la première par l’apparition d’un nom différent de celui de l’organisme producteur du périodique. Cette appellation correspond à la vision de l’éducation au développement répandue en 1986, à savoir une explication de la culture des uns aux autres et la vision d’une coopération à sens unique du Nord vers le Sud. Cette période peut être considérée comme intermédiaire, puisque la stratégie de communication non-pédagogique fait petit à petit son apparition. Elle se traduit par la présence d’un discours citant d’autres points de vue sur un mode plus objectif et neutre. La distance pédagogique et ses visées didactiques sont encore bien présentes au moyen d’un discours direct et la présence de cadres explicites de réflexion. Un équilibre entre les deux se dessine donc, et la tendance qui veut que les visées pédagogiques soient reléguées à l’implicite sous une apparence plus informative s’amorce ; elle se confirmera dans la troisième et dernière période.

Ce constat est en concordance avec une analyse effectuée par Marie-Paule Jeunehomme [9] en 1986. Elle analysait en effet le journal d’ITECO en 1977 comme un outil pédagogique évident, outil où les grilles d’analyse et les questions de réflexion étaient fournies au lecteur, et expliquait la nouvelle optique développée depuis 1982 qui s’orientait vers une expression plus implicite de la vision du monde des rédacteurs ainsi qu’une plus grande diversité d’auteurs et de points de vue.

La dernière période, Antipodes, (inchangée depuis 1993), est l’aboutissement de cet équilibre entre stratégies pédagogique implicite et non-pédagogique explicite amorcé durant la période précédente. En effet, l’utilisation d’outils informatifs est évidente, il y a une grande diversité d’auteurs et de points de vue développés sur différents thèmes, et les objectifs pédagogiques, certes toujours présents, sont passés à l’implicite, la réflexion et la prise de distance étant laissées au lecteur de façon libre et non-encadrée. Il s’agit donc ici de l’aboutissement de la mise en place d’une stratégie de communication double où la distance pédagogique est implicite, c’est-à-dire que les discours interpellants cèdent la place à de l’informatif et du constatif.

Réponse à la première question

Nous nous demandions comment faire de l’éducation au développement, et ce plus particulièrement dans le contexte d’ITECO. Notre analyse nous a permis tout d’abord de constater que la stratégie persuasive n’est nulle part dominante, et n’apparaît qu’à faible fréquence sans jamais être significative. Nous avons ensuite vu que la première période des parutions du journal d’ITECO montre une volonté éducative évidente au travers d’une présentation quasi scolaire et syllabique ainsi que de la présence de questions réflexives en parallèle des textes. La deuxième période quant à elle évolue vers un discours plus neutre et informatif même si la stratégie pédagogique reste dominante, et la troisième période voit l’utilisation d’un discours neutre et informatif confirmée, où la stratégie non-pédagogique prend le dessus et la distance pédagogique devient implicite.

Il est important de souligner que les deux stratégies éducatives sont présentes dans les choix de communication actuels d’ITECO. En effet, si nous avions été en présence de la seule distance non-pédagogique, nous aurions pu conclure que les parutions d’ITECO étaient la suite logique des formations. Ces dernières seraient alors supposées rendre le lecteur capable de réappropriation autonome et critique d’informations brutes. Mais l’utilisation, même implicite, de la distance pédagogique nous prouve que ce périodique est lui aussi une pratique d’éducation au développement. On y voit en effet une combinaison judicieuse d’éléments jouant sur le cognitif et d’autres portant sur l’affectif, un replacement systématique des faits exposés dans un contexte d’action plus global, une confrontation de points de vue différents pour la plupart des thèmes développés, une réflexion sur la construction même du message, une démystification du locuteur lui aussi replacé dans son contexte, ainsi que l’intention d’opérer chez le récepteur un changement de valeurs, d’influencer ses attitudes, représentations ou comportements.

L’évolution des stratégies mises en place par ITECO nous permet de formuler l’objectif éducatif comme suit : l’apprentissage basé sur des réalités vécues, dans le refus d’inculquer des valeurs préétablies mais avec l’intention de faire évoluer les récepteurs vers le développement de leur esprit critique. Il s’agit en définitive de leur permettre de s’évaluer eux-mêmes dans un contexte plus large que celui du seul point de vue propre et individuel.

On comprend dès lors que la période Antipodes, qui est vide de tout discours éducateur et qui met l’accent sur la diversité systématique de points de vue et force les lecteurs à la décentration, dispose d’une instance éducative effacée et sous-entendue. L’information est soumise au lecteur sous une forme apparemment purement cognitive, qu’il est supposé capable de gérer, mais la proximité d’autres informations implique la décentration et l’usage de distance critique : l’instance éducative n’est plus présente dans le texte mais dans la construction de celui-ci.

Conclusion

Nous pouvons résumer ces constats en concluant à une évolution nette dans les stratégies de communication éducative mises en place par ITECO autour d’une vision éducative constante. Les objectifs n’ont donc pas changé, seule leur mise en oeuvre évolue au fil du temps. Notons cependant que si, aujourd’hui, cet équilibre éducatif/informatif semble être la meilleure formule pour des textes d’éducation au développement, on ne peut pour autant oublier que les conceptions d’éducation et de développement sont en perpétuels mutation et remaniement, nous nous devons donc de refuser tout jugement normatif en la matière. Nous ne pouvons que constater l’adéquation actuelle de ce genre de construction de messages tout en étant conscients de l’inscription temporelle de ce modèle.

Réponse à la deuxième question

Sur base de ces résultats, nous nous sommes demandés quel intérêt les responsables de cette production périodique d’ITECO pourraient trouver dans cette analyse, à savoir si ces constats pouvaient remplir un rôle de pilotage institutionnel pour l’organisme. Afin de répondre à cette question nous avons rencontré un des responsables de la revue Antipodes. Celui-ci nous a répondu que la « valeur ajoutée » de ce type d’études est le recul qu’il offre par rapport au travail quotidien. Si les constats exposés plus haut semblent confirmer l’optique actuelle d’ITECO, ils auraient aussi le mérite de reformuler clairement cette dernière, inévitablement passée à l’implicite au fil de la pratique quotidienne.

Limites

Ce travail, limité par le temps et le volume, ne prend en compte qu’un nombre restreint de parutions. Il serait judicieux maintenant d’appliquer cette grille d’analyse à un plus grand nombre d’exemplaires pour prendre en compte la diversité d’approches développées dans ce périodique et de nuancer éventuellement les stratégies identifiées. De même il ne faut pas négliger l’intérêt d’une éventuelle analyse de contenu pour développer les représentations véhiculées dans les divers textes. Une analyse de la réception et du public de la revue serait aussi un complément primordial pour étoffer les réponses à ce type d’interrogations, de même que le développement de la notion d’éducation, ici limitée aux stratégies de Verón.

Cette recherche est donc encore très limitée, mais ouvre d’autres perspectives d’études, aussi bien du point de vue du contenu, que du nombre de périodiques ou même de l’application de cet outil à d’autres parutions d’autres ONG pratiquant l’éducation au développement. Elle a cependant le mérite de donner un certain crédit aux approches communicationnelles pour le secteur éducatif, puisque cet angle de vue est un accès à la remise en question nécessaire aux pratiques pédagogiques. Nous avons donc l’espoir d’avoir dépassé le seul apport théorique et d’avoir ouvert une possibilité d’enrichissement pratique et de prise de conscience des mécanismes de communication éducative, souvent devenus implicites, pour les rédacteurs ainsi que les formateurs.

[1Mathieu M., Education au développement : constitution d’une grille sémio-pragmatique et application à un corpus de parutions de l’ONG ITECO, ESPO, UCL, Louvain-la- Neuve, septembre 2000, mémoire de communication sociale, promoteur Th. De Smedt, 105p.

[2Bajoit G., Pourquoi sont-ils si pauvres, cinq théories sur le mal-développement, http://www.globenet.org/horizon-local/ astm/152theo.html, 8 p.

[3Kaboré A., « La crise de l’éducation au développement : une opportunité de renouvellement des outils conceptuels » in Ritimo, Dossier : Pour une terre d’avenir, http://www.globenet.org/horizonlocal/ astm/170itec.html, 9 p.

[4Meunier J.P., Peraya D., Introduction aux théories de la communication : analyse sémiopragmatique de la communication médiatique, coll. Culture et communication, Bruxelles, De Boeck Université, 1993, 304 p.

[5Maingueneau D., Analyser les textes de communication, Dunod, Paris, 1998, 211 p.

[6Verón E., « Théorie de l’énonciation et discours sociaux », in Etudes de lettres, octobre-décembre, 1986, pp. 71-91.

[7ITECO, CID-ITECO, n°2, nouvelle série, octobre 1977, 32 p. ; ITECO, Peuples et libérations, n°100, septembre 1986, 32 p. ; ITECO, Antipodes, Entre la compétition et la solidarité, n°142, octobre 1998, 40 p.

[8L’exposé des grilles complètes serait fastidieux dans le cadre de cet article, elles sont développées dans le détail dans : Mathieu M., Education au développement (voir note 1).

[9Jeunehomme M. P., « Re-lecture Peuples et libérations », in Peuples et libérations, n°100, septembre 1986, pp. 5-12.