Le monde de la coopération… un monde à part ?

Mise en ligne: 4 février 2014

Les ONG privilégient-elles le contenu à la forme, le pull à la cravate, l’idéologie à la gestion ? Pour des responsables d’Optimart, du Comité belge de secours à l’Erythrée et de la Fondation Damien le « plus ou moins » est de rigueur, par Andrés Patuelli

« Sensibiliser le public du Nord aux problématiques des rapports Nord-Sud », « coopérer au développement des populations du Sud », « stimuler la construction d’une société plus démocratique et plus solidaire », « travailler ensemble avec les partenaires du Sud », etc. Toutes ces certitudes font partie du discours au moyen duquel le monde de la coopération articule ses objectifs et justifie son existence au sein de la société. Mais dans quelle mesure ces principes généraux sont-ils partagés et appliqués par ceux qui font partie du monde de la coopération ?

Plusieurs groupes construisent une certaine vision du monde, une « idéologie » [1], en vue d’atteindre leurs objectifs sociaux. C’est le cas des médecins, des journalistes ou, plus clairement, des partis politiques. Les principes de base de cette vision peuvent être synthétisés dans une auto-représentation, constituée dans la plupart des cas de critères relatifs à l’appartenance (qui peut en faire partie ?), aux objectifs (où voulons- nous arriver ?), aux valeurs (sur quels principes ?), aux actions (de quelle manière faut-il le faire ?), aux ressources (quelles sont nos possibilités et nos limites ?) ainsi qu’à la place occupée par le groupe dans la société (quel type de rapports avons-nous avec les autres composantes de la société ?).

Cette auto-représentation, qui constitue la base de l’identité du groupe, est un ensemble abstrait de caractéristiques dont chacun des membres du groupe se fait une version plus ou moins différente, au cours de son processus de socialisation, tout comme cela se passe avec la grammaire.

Les personnes et les organisations du monde de la coopération au développement constituent- elles aussi un groupe social particulier ? Et, dans le cas affirmatif, quels principes et quels comportements de communication constituent la base de leur identité comme groupe social ? Afin de connaître leur vision personnelle sur ce sujet, nous avons rencontré les membres de trois associations du monde de la coopération belge, fort différenciées entre elles : Stéphane Steyt, responsable de la communication francophone à la Fondation Damien, institution qui mène depuis près de cinquante ans des projets de prévention et de traitement de la lèpre et de la tuberculose dans plusieurs pays du monde ; Bruno Casonga, secrétaire au CBSE, Comité belge de secours à l’Erythrée, ONG présente depuis près de trente ans dans la Corne de l’Afrique avec des actions d’assistance humanitaire et de développement ; et Olivier Twiesselmann, Philippe Deman et Thierry Ouédraogo, l’équipe d’Optimart, ASBL créée en 1991 qui s’occupe de la vente et de la promotion de l’artisanat africain en Belgique.

Des idéalistes, plus ou moins

D’emblée, tous nos interlocuteurs éprouvent des difficultés à se considérer comme appartenant à un groupe social particulier : « Il est plus facile d’utiliser ces termes à propos des avocats, des médecins ou des journalistes », tout en reconnaissant que le monde de la coopération s’identifie dans certains principes « plus ou moins » communs. Olivier Twiesselmann, d’Optimart, cite en exemple des valeurs comme la solidarité, la tolérance et l’ouverture d’esprit, « toutes des idées progressistes, ou de gauche, bien qu’on sache qu’il y a aussi des ONG plutôt libérales », tandis que Bruno Casonga, du CBSE, signale le désir de « rendre service aux populations défavorisées du Sud et de partager avec eux les fruits de la réussite du Nord ». Comme l’ajoute Stéphane Steyt, de la Fondation Damien, « la plupart des gens qui travaillent dans le milieu sont des idéalistes …tous ceux que je connais, au moins ».

Le « plus ou moins » est de rigueur. Tous nuancent les valeurs et les objectifs communs de précisions et de relativisations : des différences existent bel et bien dans le monde de la coopération. Elles apparaissent très clairement dans les types d’actions menées par les associations : certaines « envoient des coopérants », d’autres « ne le font guère, voire pas du tout » ; il y a celles qui « travaillent sur le long terme » et les autres qui « n’interviennent que dans des situations de crise ». Les différences s’expriment également dans les actions de communication : certaines organisations travaillent « en contact direct avec les populations » et d’autres sont « plus engagées politiquement, avec un discours plus agressif ». Telles « parlent beaucoup d’elles- mêmes », d’autres « pas du tout ».

Cette diversité des ONG est liée à l’inégalité de leurs ressources : « à côté des grosses associations, il y a les petites qui ont beaucoup de mal à trouver leur place et à être reconnues dans le milieu » (Philippe Deman, d’Optimart) ; plus fondamentalement, cette variété est due aux objectifs et aux méthodes de chaque organisation : « le but est le même, les moyens d’y arriver diffèrent ». Toutefois, même les buts principaux peuvent diverger : « le discours de départ est plus ou moins identique, mais là encore, ça dépend… je ne suis pas sûr que le but de MSF soit de coopérer au développement : ils sont là où il y a des situations de conflit » (Stéphane Steyt, de la Fondation Damien). Et on constate même que telle organisation vise également des objectifs « cachés » ou « moins visibles » que ceux du discours officiel, qu’il s’agisse de « diffuser une confession religieuse » ou de « défendre les intérêts d’un pays » (Bruno Casonga, du CBSE).

Changer le monde pour sauver l’ONG

L’équipe d’Optimart fait remarquer que certaines valeurs externes aux principes de base de la coopération au développement gagnent toujours plus de terrain, ce qui fragilise l’identité du groupe et produit des incohérences entre l’idéologie affirmée et les comportements adoptés, pour finalement pénaliser l’efficacité du travail.

Philippe Deman renchérit : « Au départ, le monde associatif voulait s’affirmer comme un contre-poids au contrat social et au discours existant dans la plupart des pays riches, avec d’autres valeurs, d’autres manières de réfléchir et d’agir », mais maintenant « il existe un fossé entre la théorie et la pratique : les associations s’occupent de trouver les moyens de survie plutôt que de travailler pour un réel changement : de la volonté de changement, on est passé à la simple gestion ». Dans les conditions actuelles, il est compliqué d’avoir une identité, de se démarquer des valeurs du modèle ambiant ; à cela s’ajoute que « pour fonctionner, il faut se couler dans les moules définis par les sources de financement. À la limite, deux types de discours se superposent : l’un pour les entités de subvention et l’autre pour le public cible ». Philippe Deman observe aussi que les nouvelles politiques de financement font que les associations sont fortement concurrentes : « le gâteau a plutôt tendance à se rétrécir et il faut jouer des épaules pour obtenir sa petite part ». Au contraire, Bruno Casonga, du CBSE, considère que la concurrence a diminué en Belgique du fait qu’« on a obligé les associations, surtout les plus petites, à se regrouper en consortiums ». Il reconnaît toutefois qu’une concurrence peut exister dans le Sud, par exemple au Burkina-Faso, « l’un des pays africains les plus gâtés par le nombre d’ ONG ».

La distance entre le discours et les pratiques débouche sur la langue de bois, selon Philippe Deman, en particulier à propos du concept de partenariat : « les organisations de coopération restent un mélange hétéroclite sans véritable collaboration entre elles et par rapport aux associations du Sud, elles sont toujours dans une position de supériorité : le partenaire du Nord a l’argent et définit les projets ; le partenaire du Sud n’a d’autre choix que d’accepter ».

Nous et les autres

Plusieurs idéologies semblent être polarisées : elles proposent une auto-présentation positive du groupe et une présentation négative des autres (Nous, on est bons - eux, ils sont méchants. Nous, on a raison – eux, ils se trompent), surtout quand il existe un conflit d’intérêts. Retrouve-t-on la même logique dans le monde de la coopération et de l’éducation au développement ? Pour nos interlocuteurs, dans le discours du monde de la coopération, le « eux » existe, mais il n’est pas le même pour tous : il varie selon les domaines de travail de chaque organisation, et change aussi le ton de l’interpellation : certaines associations, plus positionnées, ont un discours plus agressif, tandis que d’autres n’ont pas besoin de le faire.

« Je ne vois pas une telle polarisation, je ne vois pas le monde de la coopération comme une caste qui se sentirait supérieure et il n’a pas non plus un discours homogène », signale Olivier Twiesselmann, d’Optimart. On dit souvent « nous » et « eux », constate Stéphane Steyt, « mais il est plus facile d’identifier le nous que le eux. Celui-ci existe, mais il varie selon la catégorie d’ ONG : pour l’Unicef le eux pourrait être ceux qui favorisent l’existence d’enfants des rues ; pour MSF, les services de santé du pays en conflit ; et pour la Fondation Damien la pauvreté, condition étroitement liée à la lèpre et à la tuberculose, mais ayant plusieurs facteurs d’origine. Qui doit-on mettre en cause ? ».

Chaque groupe social essaie de donner une image positive de soi-même, souligne Bruno Casonga, du CBSE, « mais si les médecins ou les ingénieurs ont une attitude corporative, les ONG de coopération prétendent parler au nom du Sud : dans ce cas, le nous est leur partenaire du Sud, qu’il s’agisse d’une ONG ou du gouvernement, et la population locale, mais pas en général, sinon une certaine catégorie, celle des personnes les plus démunies ». Bruno Casonga constate également qu’il y a eu une évolution positive à cet égard, puisque si « au temps de la colonisation, l’Etat disait du mal des gens qu’il aidait, maintenant les ONG les présentent comme leurs partenaires ». Quant à « l’autre », il est plus ou moins « méchant » et il n’est pas le même pour tous : « pour des organisations comme Attac, et un peu pour nous aussi, le eux serait le système économique international, le FMI ou la Banque mondiale » (Philippe Deman) ; « certains gouvernements du Nord montrent parfois du doigt leurs homologues du Sud » (Bruno Casonga). Mais « l’autre » peut même être une autre ONG belge : « certaines d’entre nous ont des difficultés à être reconnues, à cause d’un problème de communication » (Philippe Deman).

Moi ? Ce n’est pas important !

Les bases axiomatiques propres d’un groupe social (objectif, valeurs, activités…) représentent, pour les membres du groupe, des principes fondamentaux du jugement sur ce qui est « vrai » ou « faux », « correct » ou « incorrect », « important » ou « négligeable », constituant également des critères d’identité sociale. Existe-t-il des signes de reconnaissance dans le monde de la coopération ? Ici, de nouveau, nos interlocuteurs ont eu du mal à s’identifier avec un éventuel « style ONG », mettant en avant la grande diversité existant dans le milieu, mais ils ont identifié finalement certains signes caractéristiques dans les domaines de l’habillement, de l’aménagement des locaux de travail et des publications.

« Je crois qu’il y a des signes de reconnaissance qu’on peut observer dans nos rencontres ; je ne sais pas comment le définir : c’est une atmosphère qui se dégage, une façon de parler et même de s’habiller ; une ambiance qu’on ne retrouve pas dans d’autres milieux, le monde des finances, par exemple » (Thierry Ouédraogo). « C’est vrai qu’il y a un certain look : les jeans et le pull sont beaucoup plus fréquents que le costume et la cravate » (Stéphane Steyt). Selon Bruno Casonga, cette attitude répond au désir de simplicité, sans qu’il n’existe toutefois aucune consigne : « je portais toujours une cravate quand je travaillais comme journaliste, mais une fois arrivé dans ce milieu, il y a deux ans, j’ai vu que personne ne s’habillait comme ça : j’ai laissé tomber, mais personne ne m’a obligé à le faire ».

Selon Stéphane Steyt, le style vestimentaire est lié à l’idéalisme des personnes qui travaillent dans le milieu : « je ne dirais pas que ce sont des post-68, comme certains croient, mais quelque part c’est vrai : la plupart des gens que je connais attachent peu ou pas d’importance à certains signes qui, pour la société, démontrent qu’on a plus ou moins réussi ». Philippe Deman relativise : « Il est sûr qu’il existe beaucoup de différences, mais on est loin des militants des années soixante et septante qui tentaient de vivre un même projet de société aussi bien dans leur travail que dans leur vie privée. Maintenant, on est bouffé de tous les côtés par le discours ambiant. On est gagné par l’esprit de compétition et une grande majorité d’ONG commence à être gérée comme des mini-entreprises. On le remarque également dans le vocabulaire : je ne sens pas un discours très engagé, très idéologique chez les personnes que je rencontre, mais plutôt un discours de gestionnaire ».

Ce détachement relatif dans la manière de se présenter, est-il présent aussi dans d’autres supports communicatifs, plus directement concernés par les activités des organisations, comme les publications et les locaux de travail ? Les ONG privilégient-elles le contenu à la forme, quand il s’agit de produire des brochures, des livres, ou d’autres outils pédagogiques ? Donnent-elles peu d’importance à la manière d’aménager leur cadre de travail ? Tout en précisant que la situation diffère d’une organisation à l’autre, nos interlocuteurs confirment ces appréciations : à leur avis, ces comportements s’expliquent par les valeurs et les objectifs de base du monde de la coopération, mais aussi par les limitations financières de ses membres.

C’est une attitude enduite des objectifs et des modes de fonctionnement des ONG, explique Bruno Casonga, du CBSE : « le minimum doit être consacré à la logistique administrative et le maximum aux actions liées directement aux objectifs des organisations de coopération. Si, pour les banques, l’aménagement des agences fait partie des exigences pour attirer la clientèle, il me semble que l’attitude des associations aide à donner une image de bon gestionnaire et pas de dépensier vis-à-vis des donateurs ». Thierry Ouédraogo et Olivier Twiesselmann, d’Optimart, soulignent que le désir de rester cohérent avec les valeurs du groupe mais aussi les possibilités financières ont une influence énorme : « Même si on en a envie, on ne peut pas se permettre de faire des dépliants en quatre couleurs… ici nous avons une culture de la débrouille ». Cette culture « est liée également à la philosophie du monde de la coopération : quand on a besoin de quelque chose, on essaye de s’adresser de manière prioritaire aux entreprises d’économie sociale ou à celles qui font du recyclage ».

Philippe Deman, d’Optimart, avertit toutefois que « pour un bon nombre d’entre nous, il peut y avoir aussi une volonté de se présenter comme étant démunis pour entretenir une image misérabiliste : si on demande de l’aide, il ne faut pas se présenter comme une grosse boîte, qui peut se permettre d’imprimer sur papier glacé, en quatre couleurs. Lors des campagnes de donations en tout cas, il est clair qu’on présente les partenaires et les populations du Sud comme étant les plus pauvres, afin de récolter le maximum d’argent ».

Soigner la présentation des publications est donc toujours un luxe, en contradiction avec les objectifs de la coopération ? « Il s’agit de trouver le juste milieu entre le coût et les résultats », conclut Stéphane Steyt, de la Fondation Damien. « Une organisation comme la nôtre, qui demande aux gens de participer financièrement à son action, ne peut pas avoir des dépenses affreuses pour ce genre de choses, mais on doit tout de même faire un effort pour proposer des messages qui attirent l’attention du public, au risque de passer inaperçus, car actuellement les gens sont sollicités énormément, les journaux sont de moins en moins lus : on ne peut pas faire des briques ».

[1Teun A. van Dijk, « Opiniones e ideologias en la prensa », Voces y culturas, n° 10, 1996, Barcelone