Suivre la mode, en soi, n’est pas négatif, la faculté d’adaptation est un signe d’intelligence. Et pourtant…, par Angelo Caserta
A l’instar des élites politiques, très friandes de nouveaux concepts porteurs, tels la nouvelle économie, les Organisations non gouvernementales seraient-elles victimes de modes du moment ? Cet article se veut une première réflexion sur un phénomène qui semble assez répandu dans l’Union européenne.
Par « mode », on entend ici le « comportement d’une communauté sociale selon le goût particulier du moment ». Dans le cas qui nous occupe, la « communauté sociale » est le monde des ONG de développement des pays membres de l’Union européenne ; le « comportement » est constitué des champs d’intervention, des thématiques et des méthodologies adoptées par ces ONG au sein de leur action en faveur des pays économiquement moins développés. Sur cette base, on peut déjà avancer une réponse qualitativement affirmative à la question évoquée plus haut, tout en sachant qu’elle manque d’un fondement quantitatif et d’une analyse sociologique plus approfondie.
Ces dernières années, au sein de ce qu’on appelle la société civile et hors du monde des ONG « historiques », se sont développées des organisations de base, des associations, des mouvements sociaux, des coopératives ou des réseaux plus ou moins informels, qui tentent de répondre à l’injustice des rapports Nord-Sud par le biais d’une approche structurelle et globale. Structurelle, parce qu’il s’agit d’intervenir sur les structures qui sont les causes concomitantes de la pauvreté au niveau mondial : par exemple l’OMC, Organisation mondiale du commerce, le FMI, Fonds monétaire international, les multinationales... Globale, parce que cette approche implique des organisations de différents pays capables de travailler en réseau.
Dans de nombreux cas, l’impulsion (dans l’action ou dans les thématiques) vient d’organisations opérant au sein des pays économiquement moins développés, à la différence de ce qui s’est passé pour le monde « traditionnel » de la coopération non-gouvernementale, où les ONG européennes proposaient temps, objectifs et modalités d’intervention. Les mouvements d’opposition à l’OMC ou à l’AMI, Accord multilatéral sur les investissements, et les campagnes contre l’exploitation du travail des enfants constituent les exemples les plus « médiatiques », mais on peut également citer les expériences de commerce équitable et de microcrédit. Ces deux dernières thématiques sont des exemples évidents de la tendance qu’ont les ONG de développement à « suivre la mode ».
Ces deux activités se sont développées de manière considérable ces dix dernières années, en partie pour répondre à la crise de la coopération internationale traditionnelle, qui ne pouvait plus réagir de manière appropriée aux besoins modifiés des populations les plus pauvres. Intervenant directement dans les mécanismes de marché, et non exclusivement pour en dénoncer les distorsions, le commerce équitable et le microcrédit figurent aujourd’hui parmi les propositions alternatives les plus intéressantes pour favoriser un changement des relations internationales dans le sens d’une plus grande justice. On observe un déplacement progressif des ONG de développement « classiques » vers ces nouvelles formes de coopération internationale, que ce soit en termes de projets au sein des pays tiers ou d’initiatives de sensibilisation de l’opinion publique.
Dans l’éducation au développement par exemple, plus de 25 % des projets financés par la Commission européenne ont aujourd’hui pour thématique principale ou secondaire le commerce équitable, et il s’agit là d’une donnée en expansion. Toutes les thématiques liées au commerce équitable et au microcrédit —le commerce mondial, l’exploitation du travail, le système financier international, l’accès aux ressources, etc— sont actuellement à l’agenda de nombreuses ONG, que ce soit en terme de projets au sein des pays économiquement moins développés ou en termes d’actions d’éducation, de sensibilisation et de pression politique.
Une autre sphère, significative d’un phénomène qui pourrait être défini comme « à la mode », est celle de l’intervention humanitaire d’urgence. Elles sont de plus en plus nombreuses les ONG de développement au sein desquelles cet aspect dépasse, et de beaucoup en termes de ressources financières et humaines, les activités de coopération classique ou les activités d’éducation et de sensibilisation. On peut également constater à leur égard une attention très élevée des médias et du monde politique, à l’inverse de ce que l’on constate pour les thématiques relatives au développement.
Une fois observée une certaine tendance à suivre la « mode », il vaut la peine de se demander quels sont les motifs de ce comportement. Suivre la mode, en soi, n’est pas une chose négative : la démarche peut être lue comme une capacité des ONG à « redéfinir » leur propre mission et leurs aires d’intervention, sur base de conditions externes modifiées et des exigences des bénéficiaires (les populations du Sud). Dans cette optique, c’est une chose positive que les ONG, suivant les enseignements des erreurs commises dans le passé, démontrent leur capacité à « lire les signes du temps » et à redéfinir les priorités et les modalités d’intervention. La faculté d’adaptation est un signe d’intelligence, d’attention, de flexibilité. Durant ces dix dernières années, de nombreuses ONG ont manifesté ces capacités, dans l’utilisation accrue des nouvelles technologies, dans des échanges et débats toujours plus fréquents ou dans des partenariats plus nombreux.
Parallèlement, la « reconversion » peut répondre à des motivations plus prosaïques : garantir la survie de l’ONG, plutôt que répondre à de nouveaux besoins des bénéficiaires. On suit « l’argument du moment » parce que celui-ci garantit un accès plus aisé aux fonds publics et privés. L’augmentation du nombre des ONG qui s’occupent d’intervention humanitaire devrait faire réfléchir en ce sens. Il n’y a certes rien de mal à se préoccuper aussi de la survie des ONG, conçues comme un ensemble de personnes susceptibles de résister à l’homologation d’une pensée unique et capables de continuer à proposer des stimulants culturels et des actions concrètes en faveur d’une plus grande justice au niveau mondial. Cependant, des ONG redéfinissent de plus en plus fréquemment leur action propre en fonction des financements disponibles, courant le risque de devenir dépendantes des donateurs de fonds. Ce risque sera d’autant plus important dans les prochaines années que l’on observe, de la part des donateurs, une tendance à définir non seulement les règles de financement, mais aussi les objectifs politiques, comme c’est le cas de la Commission européenne. Dans ce contexte, cela n’aura plus de sens de parler de mode ou de « tendance », puisque toutes les ONG devront se mettre à travailler les mêmes arguments pour garantir leur survie.
Pour ce qui est du langage également, il est possible de dégager des tendances à l’intérieur du monde des ONG. L’usage d’un langage riche de « formules toutes faites » (développement durable, « empowerment », etc) et le recours à des cadres conceptuels comme la « gender analysis » peuvent-ils être considérés comme le symptôme d’une tendance à suivre la mode ? Il s’agit plutôt d’une conséquence du terrible défaut manifesté par la très grande majorité des ONG de développement : recourir toujours à un langage « interne », autoréférencié, incompréhensible au-delà de la communauté restreinte des ONG. Dans ce cas, la tendance n’est pas à un « certain comportement selon le goût du temps », mais bien à recourir toujours au même comportement (un certain type de langage) indépendamment du goût du temps (c’est-à-dire un langage effectivement compréhensible de l’ « extérieur »).
La conséquence de cette tendance, c’est que les ONG ne parviennent plus à communiquer avec les gens, avec les médias, avec le monde politique, réduisant les possibilités de succès de leurs actions (si ce n’est, ensuite, pour se lamenter de la maigre attention qui leur est accordée). Dans le cas du langage, une plus grande attention aux « modes du moment » pourrait permettre aux ONG une communication plus efficace.
Publié dans Antipodes n° 152