L’exploitation forestière malmenée

Mise en ligne: 28 mai 2019

Des multinationales s’accaparent des terrains pour des projets agroindustriels, d’exploitation forestière ou minière. Aussi, faute d’attention aux contextes d’intervention, beaucoup de projets bien intentionnés échouent un peu partout au Congo. Propos de Laurence Hanon recueillis par Jean Claude Mullens

Laurence Hanon, vous êtes docteur en agronomie et vous avez géré plusieurs projets forestiers en Afrique. Quelle est la situation en matière d’accaparement des terres en RDC Congo ?

L’accaparement des terres de la part des élites a été une constante dans tous les projets de développement que j’ai eu à gérer en milieu rural en RDC, en particulier dans la grande périphérie de Kinshasa, où la pression foncière est très élevée.

En RDC, deux formes de pouvoir coexistent et sont en charge de gérer les aspects fonciers : les chefferies dites « coutumières » —terme utilisé pour désigner le pouvoir politique préexistant à la colonisation— qui représentent les lignages dominants, et gèrent l’accès et l’usage de terres appartenant à ces lignages ; et le pouvoir officiel, administratif, lié à l’État. En RDC, l’obtention d’un titre officiel de propriété est conditionnée par l’accord préalable des chefferies coutumières.

Dans la grande périphérie de Kinshasa le phénomène est bien connu : les élites de la capitale achètent des terrains, avec une facilité déconcertante auprès des chefferies traditionnelles. Ces personnes ont en effet un pouvoir d’achat bien supérieur aux populations rurales, et obtiennent des terrains de grandes superficies, très facilement. Le profil sociologique de ces personnes est varié : commerçants et familles issues de la classe moyenne des grandes villes ou villages, personnes issues de la diaspora congolaise avec un lien d’affiliation plus ou moins direct avec les chefferies locales, petits et gros investisseurs étrangers, sociétés agricoles ou d’élevage, spéculateurs immobiliers de tout bord… Dans tous les cas, l’argent et les bonnes relations ouvrent toutes les portes. En RDC, si tu appartiens à la « bonne sphère », la justice n’existe pas. C’est le Far West où on peut accaparer tant qu’on veut.

Suivant les sociologues spécialistes de la question, cette dynamique d’accaparement des terres autour de Kinshasa par des élites nationales, et même bien souvent internationales, a modifié les modes de gestion du foncier. Ainsi, on est passé d’une gestion dite « patrimoniale » à une marchandisation des terres de la part des chefferies coutumières. Ce phénomène est d’autant plus important qu’il est relativement aisé, lorsqu’on appartient à l’élite éduquée et riche du Congo, d’être intronisé ou réintronisé dans les chefferies coutumières.

Il y a par exemple ce projet de puits de carbone [1] mené au Congo à l’initiative d’un métis belgo-congolais dont le père était un des premiers à avoir étudié en Belgique. Après ses études le père est devenu ministre, a épousé une femme belge et était également très bien placé dans la chefferie de sa région natale. Ses enfants ont tous grandi en Belgique et ne connaissaient donc pas bien le Congo. Ils y étaient allés en vacances lorsqu’ils étaient petits, mais ça s’arrêtait là. C’est donc l’un des enfants qui est à l’initiative du projet de puits de carbone ; il a poursuivi une formation d’ingénieur agronome en Belgique puis a ensuite démarré une carrière dans une ONG de développement. Par après, un peu par nostalgie, il a décidé de rentrer au pays pour valoriser des terres que son père avait obtenu en gestion de la part de la chefferie. C’est sur cette part de savane d’environ vingt mille hectares que cet acteur belgo-congolais a négocié, avec les chefs coutumiers, la valorisation des terrains sous forme de puits de carbone.

Très vite, il y a eu un conflit entre lui et la chefferie locale, car un puits de carbone ça met énormément de temps à se mettre en place. Donc pendant ce temps, une partie des terrains n’a pas pu être valorisée : « seuls » 7 mille hectares ont été plantés et cadastrés sur les 20 mille ciblés et gérés par l’entrepreneur belgo-congolais. Ce dernier était d’autant plus mal à l’aise qu’il venait d’être ré-intronisé dans la chefferie, avec tout le protocole, cérémonie à l’appui et octroi de certains attributs réservés aux notables locaux. Malgré cette reconnaissance, l’entrepreneur belgo-congolais s’est rapidement rendu compte qu’il souffrait d’un problème de légitimité au sein de sa chefferie. En tant que notable, il avait autorité sur les 20 mille hectares. Il avait le devoir soit de les valoriser lui-même, soit d’en gérer l’accès à tout autre demandeur. Comme je l’ai dit il était culturellement belge ; ne parlait pas bien le lingala ni la langue de la région d’origine de son père. De ses propres aveux, au départ, il ne maîtrisait que peu le fonctionnement de la chefferie à laquelle il appartenait. Et à mon sens, il a été instrumentalisé par cette chefferie.

Or, au Congo ce qui n’est pas valorisé, est redistribué à la collectivité. Dans le cadre du projet de puits de carbone, il est évident que la chefferie attendait des retombées plus importantes de cette alliance avec un entrepreneur belgo-local, porteur d’un projet reconnu au niveau international, faisant l’objet de nombreux financements, d’une grande visibilité aussi, avec des visites de journalistes, de politiciens belges et congolais, de délégations composées des représentants de bailleurs multilatéraux. Ne voyant pas de retombées importantes pour lui et ses notables, la chef de la localité a finalement autorisé l’exploitation par les villages riverains d’une partie des terres non valorisées à son sens par l’entrepreneur belgo-congolais.

Mon rôle à l’époque était de gérer des financements dédiés à une ONG de développement de droit congolais, adossée à l’entreprise en charge du puits de carbone. L’entrepreneur belgo-congolais avait fondée cette petite ONG dans le but de diffuser son modèle de plantations auprès des populations villageoises habitant la périphérie directe de ce puits de carbone, et avait réussi à obtenir des financements publics belges. Il souhaitait ainsi créer un impact socioéconomique positif pour les habitants dans la région.

Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, je me suis vite rendue compte, en écoutant notamment mes collègues congolais et des chercheurs travaillent dans les villages, que la majorité des terrains villageois ciblés, sur lesquels des plantations avait déjà été mises en place, n’étaient pas sécurisés du point de vue foncier. En effet, la majorité des villages étaient composés de non ayant droits, s’étant au départ installé à titre provisoire. Ces personnes avaient la possibilité de louer des terres sur une période de deux ans maximum, et où il était donc impossible d’envisager de planter des arbres à long terme. Il s’agissait en partie de plus de populations très précarisées, non natifs de la région, ayant d’abord fuit leurs régions d’origine pour rejoindre Kinshasa. N’ayant pas trouvé d’opportunité, ils ont été refoulés dans la grande périphérie rurale à la recherche d’autres opportunités, telles que l’exploitation du charbon de bois. Installés au départ dans des campements agricoles, ils se sont petit à petit sédentarisés dans la région du puits de carbone. Ces populations n’avaient, en tout cas, ni les ressources foncières ni financières pour entretenir ces plantations mises en place par le projet.

L’ONG de développement locale a donc installé des pépinières et des plantations, à coût de centaines de milliers d’euros sans aucun résultat. Aujourd’hui, je pense qu’il ne reste plus rien de ces plantations. Ce qui m’a fait le plus mal à l’époque, c’était de constater qu’à la fin du projet la situation alimentaire ou économique de ces gens ne s’était pas améliorée. Tout ça en raison d’une mauvaise compréhension et d’un désintérêt pour les questions foncières.

Les problèmes et conflits fonciers ont également eu des conséquences négatives pour l’entrepreneur belgo-congolais, dont l’entreprise a dû organiser une milice armée de surveillance de son puits de carbone pour éviter de nouveaux accaparements mais aussi des feux criminels et des prélèvements de tout ordre. Et on peut comprendre son point de vue : il y avait quand même parmi ses bailleurs de fonds une multinationale de l’agroalimentaire et d’autres grandes entreprises qui investissaient dans son puits de carbone, notamment pour baisser fictivement leurs propres émissions. Il y avait de gros investisseurs dans ce projet de puits de carbone.

Je ne veux pas critiquer stérilement les porteurs de ce projet, au contraire. Mais simplement attirer l’attention sur l’importance de bien maîtriser le contexte foncier et aussi sociologique au préalable à tout projet impliquant de sécuriser des terrains à long terme, surtout si les objectifs sont aussi louables que de diminuer les effets des changements climatiques, approvisionner le marché de Kinshasa avec des produits agricoles et forestiers écologiques, et de créer des retombées positives pour les populations rurales congolaises qui vivent à proximité.

Et à ce titre, assez paradoxalement, c’est finalement le mode de gestion dit coutumier qui a permis qu’on accorde des droits à ceux qui cultivaient des terres inoccupées et laissées en jachère. Non pas pour planter des arbres, mais pour cultiver des espèces vivrières utiles à l’alimentation. Il s’agissait aussi et surtout, pour la chefferie, d’éviter un manque à gagner lié à la location des parcelles de savanes inutilisées. Les autorités coutumières ont attribué l’exploitation des terres dans les savanes non plantées, dans les zones initialement dévolues au projet de puits de carbone.

Il y a eu aussi des problèmes de gestion. C’était une entreprise très ambitieuse que celle de cet acteur belgo-congolais. Une ambition tout à fait louable, mais il s’est retrouvé confronté à la réalité congolaise. Et puis, ils n’ont pas vu venir la chute du prix des crédits carbone sur le marché, qui s’est écroulé, un peu comme les actions Fortis. Ce marché fonctionne sur le mode de l’offre et de la demande et à un moment donné, il y a eu trop d’offres, et ça a dévalué le prix de manière catastrophique. Le prix de la tonne de carbone est ainsi passé d’environ 30 euros à 1 euros en 2011-2012. Et donc comme tout le modèle économique du projet de puits de carbone reposait sur les 30 euros, l’entreprise a eu de gros problèmes financiers, avec notamment une incapacité à rembourser ses créanciers.

C’était pourtant un projet conçu par des agronomes, des économistes brillants, et des investisseurs belges avec une volonté commune de contribuer à un projet à vocation écologique a priori très positif et le fruit d’une entreprise d’échelle familiale.

En termes d’accaparement des terres, on peut dire qu’il y a bien pire au Congo : aujourd’hui, les multinationales s’accaparent des terrains pour des projets agroindustriels, d’exploitation forestière ou minière dans toutes les provinces. Un cas bien connu est le parc agro-industriel de Bukanga Lonzo, pour l’aménagement d’une zone agro-forestière privée sur des étendues bien plus grandes encore (75 mille hectares), avec pour objectif annoncé de répondre « aux problèmes de sécurité alimentaire du Congo ». Ce projet, qui a impliqué des déplacements de populations et a été financé par les grandes agences de développement, a totalement échoué.

Mais ce le gaspillage et ce manque de considération des questions foncières n’est pas l’apanage du secteur privé au Congo. Même de la part des agences et des bailleurs internationaux impliquées dans le domaine altruiste du développement et de la conservation de la nature, travaillant avec la société civile congolaise, il y a un énorme gaspillage de ressources, faute d’une attention portée à l’analyse fine des contextes d’intervention.

J’ai assisté à l’implémentation d’un programme national de lutte contre la déforestation qui impliquait de définir des plans de gestion et d’aménagement à l’échelle d’ensemble de villages sur un territoire à peu près aussi vaste que la moitié de la Belgique, avec mise en place de comités de gestion représentatifs des villages, le tout en moins de six mois ! Pourquoi ? Parce que les modalités de gestion et de justification de ce type de projet, imposé par les agendas des bailleurs, impliquait la libération de tranches de financement à échéance de six mois, avec des obligations de résultats, sur base d’indicateurs du type « nombre de plans de gestion finalisés et approuvés ». Or cette étape était un préalable à la mise en place de plantations d’arbres à croissance rapide, de zones de régénération forestières dans les villages, et aussi de protection avec un effet escompté sur la diminution du taux de déforestation, le tout pour tenter de lutter contre les effets des changements climatiques. Je ne sais pas si ce projet a finalement pu atteindre ses objectifs, dans un délai si court, mais au regard de mon expérience cela me semble difficile car les questions foncières sont complexes et délicates à aborder. Même en réalisant une analyse aussi fine que possible, avec les personnes concernées dans les villages, il n’est pas aisé de sécuriser des terrains à des fins environnementales. Les agences gouvernementales de développement ou les bailleurs internationaux ne prévoient pas dans leurs financements de faire des analyses.

C’est peut-être un peu dur mais, mais un jour j’ai entendu une de mes collègues en RDC me dire « il vaudrait mieux qu’on prenne tout cet argent et qu’on le lâche d’un avion sur les villages, cela aurait plus d’impact ! ».

Ces analyses pourraient stimuler la critique et l’autocritique des projets de développement, et partant renforcer, comme ils disent, l’efficacité et l’efficience des projets ?

Je pense que les personnes travaillant dans les ONG sont conscients du problème et certains sont même dotés d’un sens critique assez aiguisé concernant le sens de leur travail. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’utiliser ce même sens critique pour façonner ou gérer les projets, le discours change. Ainsi, lors du montage des dossiers on m’a fréquemment demandé de faire bien attention à ce que j’écrivais, de ne pas être trop critique ou analytique justement, sous peine de se voir refuser ou diminuer les financements. Parmi les critères pour l’octroi de subsides de ces fameux bailleurs, j’ai dû par exemple démontrer dans quelle mesure le programme que je soumettais avait un impact pour empêcher les migrations vers l’Europe et c’est quand même gravissime… Alors d’un côté le personnel des ONG râle et critique sous la cape, mais de l’autre, se plie officiellement aux exigences, et surtout ne se positionne plus, et joue le jeu par peur.

Pour revenir à la question de l’accaparement des terres au Congo, comment peut-on nous demander nous intéresser aux systèmes d’acteurs qui permettent de sécuriser les agriculteurs familiaux, tout en luttant contre la déforestation, lorsqu’on ne met pas à disposition des ONG les ressources, le cadre, le temps, la prise de recul nécessaire, pour concevoir des projets pertinents et mesurer leur impact ?

Nous vivons une époque où on nous demande de nous attaquer à de tels problèmes, à la fois rapidement, bien (en surface), mais avec de moins en moins de ressources. On sait d’ailleurs très bien que les analyses de contexte, et d’impact ne sont jamais financées par les bailleurs, et donc jamais planifiées dans le cycle du projet. Peut-on encore prétendre faire partie de la société civile lorsqu’on accepte de ne plus donner de place à la critique ? Peut-on encore dans ces conditions prétendre faire partie du contre pouvoir ?

Références

Ibi Village, vidéo sur Olivier Mushiete et l’éxpérience de puits carbone au Congo.

[1Un puits de carbone ou puits CO2 est un réservoir naturel ou artificiel qui absorbe du carbone en circulation dans la biosphère.