Au gré des vagues du fleuve Congo, les pêcheurs de Mbandaka tissent leur lien avec la nature, par Olivier de Halleux
Lorsque la gestion des ressources naturelles de la République Démocratique du Congo est évoquée dans l’actualité, ce sont des images d’une extraction inconsidérée des minerais de l’est du pays qui sont souvent relayées. Moins est traité la problématique de l’accès aux ressources alimentaires et notamment celles relatives à la pêche. L’enjeu halieutique est de taille dans un pays où la sécurité alimentaire de la population n’est pas garantie dans certaines régions de ce dernier.
En effet, alors que 95% des pêcheurs congolais utilisent des techniques artisanales (PNUE, 2011) et que son rendement annuel est estimé à 707.000 tonnes et qu’il n’est que de 229.300 tonnes (FAO, 2018), il est manifestement devenu dérisoire que de « moderniser » la pêche à tout prix par des moyens techniques puisque les conditions de vie des acteurs de la pêche, et plus largement de la population, ne s’améliorent pas ou peu. De fait, malgré que la pêche artisanale génère énormément d’emplois (participation directe de 600 mille personnes d’après la FAO en 2009), cette situation ne comble pas les carences en poissons de la population dont 75% souffrent de malnutrition. Les Congolais mangent en moyenne 5,2 kg de poisson par an par personne alors qu’il en faudrait 13 kgs par an par personne (FAO, 2009). Encore régit par une loi coloniale datant de 1937 amendée par une série de réformes inefficaces, la législation de la pêche n’est aujourd’hui pas réellement en phase avec la réalité de la vie des pêcheurs. Sur le plan économique, cette législation a des répercussions sur la circulation des biens et des ressources dans un contexte capitaliste mondialisé. Au-delà de cet enjeu, la question de l’environnement est également centrale. Les institutions publiques sont en effet désarmées face au non-respect de l’utilisation d’intrants de pêche prohibés. Les conséquences sont néfastes si bien que les stocks naturels se régénèrent difficilement. Les pêcheurs doivent alors se contenter d’une pêche très maigre, constituée parfois de petits alevins, ou se déplacer de plus en plus loin.
L’éternel paradoxe d’un pays dont la population en souffrance, mais pourtant doté de nombreuses ressources naturelles, fait vite surface. Ne faut-il pas aller plus loin pour éviter cet écueil ? Loin d’éluder la réalité, il convient en effet d’aborder avec nuance les spécificités de la pêche en RDC. Comment les pêcheurs vivent-ils réellement quotidiennement sur et au bord de l’eau ? Quel rapport entretiennent-ils avec la nature ? Cet article vise, sur base d’un travail de terrain réalisé dans la ville de Mbandaka en 2014, a explorer modestement ces quelques questions.
Mbandaka est une ville de la Province de l’Équateur située au nord du pays. Elle compte entre 700 mille et un million d’habitants et 58% de la population y vit de la pêche. Soit environ un demi-million de personnes qui sont dépendantes du fleuve Congo. Ce sont principalement les hommes qui pêchent tandis que les femmes travaillent dans la filière comme mareyeuses, ou grossistes en poisson.
Les hommes pêchent selon un rituel répétitif et bien régulé. Dans un premier temps, le matériel est préparé à quai ou au port où les nœuds sont démêlés, la pirogue nettoyée et les filets rangés. Après embarquement, deux pêcheurs se dirigent en amont ou en aval vers la zone de pêche souhaitée (appelé « tour » car les pêcheurs y pêchent en va-et-vient). Une fois arrivé sur le lieu de pêche, le filet est lancé à deux personnes ou parfois seul. Accroché à deux bidons, ce dernier dérive et en fonction d’une série de facteurs (branches dans le fond de la rivière, présence des poissons) les pêcheurs le tirent afin d’obtenir les poissons emprisonnés. À l’aide de repères visuels, les pêcheurs savent lorsqu’ils doivent lancer et ramener le filet. Ensuite, les pêcheurs recommencent ou non l’opération selon leurs prises. La présence répétée du poisson est également un facteur à prendre en compte. Enfin, les poissons, pour les plus petits, sont consommés ou, pour les plus grands, vendus directement à l’acheteur ou à une mareyeuse.
Le processus de la pêche crée par conséquent une série d’habitudes et de règles entre les pêcheurs et, plus largement, les autres utilisateurs de la rivière. Au-delà de l’intégration et de la cohésion sociale qui en résultent, c’est le lien et le rapport à la nature qui est prégnant et constitutif du modus operandi dépeint.
Le rapport à la nature, et la force qui s’en dégage, permettent à l’homme de se construire mentalement le milieu et de se l’approprier. Dans le contexte de la pêche artisanale à Mbandaka, l’environnement a une énergie régulatrice forte, dans lequel l’homme est immanent à la nature.
Un système de règles découle du déroulement de la pêche prenant base à partir de la nature. C’est-à-dire que, selon l’activité de pêche décrite ci-dessus, le premier homme arrivé sur une zone quelconque du fleuve lance son filet. Très vite, il constate que ce dernier peut s’agripper dans le fond du fleuve. La nature lui impose sa loi et il doit y répondre en évitant le problème. Il nettoie le fond et place des repères visuels comme un arbre remarquable. Ces repères sont des empreintes de l’homme sur son milieu. Dans le même temps, des campements sont édifiés afin de pouvoir se reposer. L’homme s’approprie, voire incorpore, le lieu en posant des éléments issus du contournement des lois de la nature. De la sorte, une zone de pêche naît.
Sur celle-ci et ses campements adjacents, les hommes vivent ensemble. Ce vivre ensemble demande à être régulé. Toujours sur base de cette force du fleuve, mais également de normes choisies par les individus, des règles sont définies avec leurs sous-règles. Ces dernières évoluent en fonction d’éléments extérieurs comme l’arrivée de nouveaux filets ou de nouvelles manières de pêcher. Malgré cette régulation sociale, la nature rappelle sans cesse sa force à l’homme. Ce « retour constant » crée un lien spirituel entre l’homme et son environnement. Dans la pêche, l’homme est soumis aux aléas de la météo. Sa tentative de régulation sera toujours contrecarrée par les circonstances naturelles. Si l’homme a ce lien spirituel, c’est par ce qu’il prend justement conscience de la force du lieu et de ses contraintes extérieures.
En ce sens, on peut parler d’une dynamique centripète dans laquelle les règles sont par conséquent les traces d’une liaison pensée et réfléchie avec les « lois » de la nature. Mais en même temps, elles se fondent dans les gestes, les actes quotidiens et les contraintes sociales, de sorte que l’homme se dégage de la nature avec ces mêmes règles. Il s’agirait alors d’une dynamique centrifuge puisqu’elle émane des individus. De cette double dynamique surgit un paradoxe de réflexivité. Entendons par là, une difficulté de retour à soi de ce double cadre régulatoire. En effet, d’une part les « lois » de la nature sont réfléchies et d’autre part les règles signalent que les hommes ne pensent justement plus leur lien avec la nature, et ses lois, puisqu’ils désirent s’en détacher.
La nature n’est plus un objet explicite de pensée ou d’activité consciente de la part de l’homme, tout en gardant une certaine force opératoire. En cela, elle est un « impensé ». Toutefois, la sortie de l’impensé se réalise lorsqu’il y a rupture, des infractions ou des conflits de situation dans le cheminement des règles. Mais alors, souvent, la règle et le lien à la nature sont « couverts » par la reprise des tensions et des aspects relationnels.
Continuellement, la pêche mène les hommes à un « dégagement » de la nature mais également de retour continu vers elle. Cette rotation est une construction humaine du monde dans le sens où une certaine transcendance de la nature tente d’être transformée en immanence de la part des hommes. Ces derniers reprennent à leur compte les lois naturelles pour en faire des règles et des lois sociales. De la sorte, la nature peut dès lors être considérée comme un lieu de production de règles car elle unit les règles. Pour bien comprendre, cette régulation se joue avant tout dans la conscience de l’homme. C’est l’individu qui lui donne son importance. La nature s’impose d’autant plus que l’homme l’accepte et qu’il crée cette réalité et cette relation. Dans d’autres mots, c’est lui qui pose les mots sur ce lien et qui construit son monde au travers de cette spiritualité.
Par conséquent, un double schéma circulaire peut s’imaginer. Le premier, que nous avons détaillé ci-dessus, où se joue l’influence de la nature et de l’homme dans les actes physiques, mais également un deuxième qui se joue lui dans les pensées mêmes des individus. Ce schéma où l’homme prend parfois conscience de sa création spirituelle avec la nature et où par moment, il s’en remet complètement à cette dernière comme s’il se détachait, dans sa réflexion, de sa propre création. On pourrait alors parler d’un schéma cognitif de régulation.
Comment mobiliser ce rapport à la nature dans l’urgence socio-économique et environnemental ? Lorsque le rapport à la nature est vécu différemment par une population, et par conséquent une autre culture, il est complexe d’aborder les questions socio-économiques et environnementales selon une autre dimension. S’agissant bien souvent d’urgences relevées sous le prisme occidental, leur résolution ne peut seulement être réalisée selon ce dernier. La confrontation entre des normes dites occidentales et locales mène à une incompréhension et à une incapacité à gérer les ressources, dans ce cas-ci halieutiques, pour le bien des populations. La prise en compte des rapports à la terre, à l’eau et donc à la nature est centrale pour sortir de l’impasse politique. Il convient alors de s’extraire du dualisme « nature-homme » occidentalisé dans ce contexte congolais afin de proposer un socle de normes et de valeurs respectueuses des ressources naturelles et des hommes qui en vivent.
Références