Forme particulière de l’engagement
public au sein des sociétés européennes, « l’engagement pour l’autre lointain » a des caractéristiques propres. Qui sont ces employés et bénévoles des ONG
travaillant en Europe et ces coopérants actifs dans les pays du Sud ?, propos de Gregor Stanghelin recueillis par Antonio de la Fuente
Gregor Stangherlin, vous êtes docteur un sociologie et chargé de recherche à l’Université de Liège. Vous venez de publier Les acteurs des ONG, L’engagement pour l’autre lointain [1]. Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire cet ouvrage ?
• Notre objectif était de cerner la diversité et la complexité du militantisme des acteurs des ONG, un engagement qui a la particularité de se situer à la fois par rapport à une organisation et par rapport à un « autre lointain », c’est à dire les individus, les groupes ou les organisations des pays en voie de développement vers lesquels les actions des ONG sont orientées.
Nous cherchons à comprendre comment devenir et comment rester un acteur d’une ONG. Qu’est-ce qui permet de comprendre que des individus s’engagent comme bénévoles, coopérants ou employés dans une ONG ? Comment comprendre les différences en termes d’intensité et de durabilité d’engagement pour l’autre lointain ?
• Y a-t-il des facteurs qui facilitent cet engagement ?
• Très tôt, il nous est apparu que l’engagement au sein des associations de la société civile nécessite la détention d’une multitude de ressources. Ces ressources sont le fruit du passage par différentes instances de socialisation (famille, école, travail) et de l’expérience vécue des individus. Nous distinguons quatre ressources différentes : les ressources culturelles, relationnelles, cognitives et l’expérience vécue. Leur pertinence varie selon le contexte organisationnel et institutionnel.
Les ressources culturelles sont parmi celles dont l’influence a été le plus souvent mise en évidence dans la littérature. Avoir du temps et être disponible pour une période plus ou moins longue s’avère être une ressource non négligeable pour devenir bénévole ou coopérant. Le niveau d’éducation, les formations et les compétences qui en découlent sont parmi les éléments les plus importants pour comprendre l’engagement et son intensité.
L’engagement se construit sur base des ressources relationnelles. Deux types de liens sociaux et deux fonctions spécifiques du lien social doivent être distinguées. L’engagement « pour l’autre lointain » se construit sur base des relations sociales préexistantes en Belgique (liens d’appartenance) et sur base des relations sociales développées avec des individus et groupes dans les pays en voie de développement (liens d’échange). Le poids respectif de ces deux types de réseaux va influencer la forme de l’engagement pour l’autre lointain.
Parmi ces ressources, « l’expérience du Sud » constitue, à côté des ressources culturelles et sociales, un atout presque indispensable pour devenir un militant ou un activiste des ONG. L’expérience du Sud est centrale pour comprendre les carrières, les formes d’engagement et les formes identitaires. Deux aspects sont à distinguer. L’expérience du Sud est à la fois une ressource mobilisée par les acteurs pour entrer et agir dans un secteur d’activités spécifique, d’une part, et d’autre part, nous distinguons différentes façons de construire un rapport à « l’autre lointain », façons qui ont pour conséquence des formes d’engagement différentes. Dans le secteur des ONG, il y a trois manières dominantes de construire le rapport à l’autre lointain : l’aide, la solidarité et la justice.
La détention de ressources spécifiques est devenue un élément déterminant pour l’entrée dans une ONG, du moins pour l’accès à certaines fonctions suite à la professionnalisation du secteur. Plus fondamentalement, la détention des ressources s’avère importante dans la structuration de l’intensité, de la durabilité et de la forme de l’engagement. Si la détention de ressources avant l’adhésion à l’ONG est importante, il ne faut pas négliger le rôle des organisations dans la production des ressources.
Les raisons d’agir, c’est-à-dire la réflexivité ou l’intention de l’acteur par rapport à son engagement, sont le second élément biographique fondamental pour la compréhension des carrières militantes. Suivre les raisons d’agir des acteurs aux différents moments de leur engagement, nous apporte une compréhension plus fine de l’adhésion, de l’engagement et du désengagement des acteurs.
L’engagement est un processus, c’est-à-dire qu’on ne naît pas militant, mais qu’on le devient en passant par différentes étapes. Analyser l’engagement comme un processus nous incite à analyser la manière dont les ressources sont acquises et comment elles produisent des effets sur l’engagement, les raisons d’adhésion, d’engagement et de désengagement, selon les contextes d’opportunité et de contrainte. Une telle approche implique d’analyser l’engagement par rapport aux autres sphères de vie et au contexte historique.
• Les opportunités pour travailler dans une ONG ont-elles augmenté ces dernières années ?
• Les organisations renforcent ou limitent l’engagement par les politiques de communication et de gestion de ressources humaines qu’elles développent. Le travail dans une organisation permet de structurer et de donner une certaine durabilité à l’engagement. Les opportunités et contraintes pour participer aux activités ou pour travailler dans une ONG ont fortement évolué au cours des dernières décennies. Ces évolutions organisationnelles et institutionnelles ont, en conséquence, amené à redéfinir la division du travail dans les organisations et à repenser la place du militantisme et de la compétence professionnelle.
Certaines dispositions institutionnelles favorisent ou freinent l’engagement dans les organisations non gouvernementales. Les statuts des employés et coopérants des ONG ont été, en Belgique, fortement influencés par les politiques publiques. La situation est moins évidente pour les bénévoles, mais ces politiques ont eu un impact, au moins indirect, sur leur situation.
La mise en évidence de ces trois catégories de facteurs (biographiques, institutionnels et organisationnels) et la prise de conscience de l’importance du caractère processuel du militantisme nous ont amené à formuler l’hypothèse principale suivante : Pour comprendre l’engagement dans les ONG, c’est-à-dire cerner ses formes, sa durabilité et son intensité, il est nécessaire de développer une approche multidimensionnelle et processuelle. Une approche multidimensionnelle, parce que le militantisme ne devient intelligible qu’en étudiant à la fois les éléments institutionnels, organisationnels et biographiques (ressources et raisons d’agir) et leurs interdépendances. Une approche processuelle, parce qu’elle met en exergue la variation du rôle et du poids des différents facteurs selon la phase (adhésion, engagement et désengagement) dans laquelle se situe l’acteur.
• Vous préférez la notion d’engagement pour l’autre lointain plutôt que celle d’engagement altruiste.
• La spécificité de l’engagement dans les ONG réside dans le fait que des individus deviennent solidaires de catégories sociales ou de groupes auxquels ils n’appartiennent pas eux-mêmes. En sciences sociales, on parle dans ce cas de figure d’« altruisme » parce que le comportement est censé être motivé par le besoin d’aider les autres plutôt que les siens. Dès le départ, il nous semble fondamental de lever une ambiguïté potentielle. L’objet de notre travail n’est pas l’altruisme ou les conditions sociales de son émergence. C’est la raison pour laquelle nous préférons le terme « engagement pour l’autre lointain » à celui d’« engagement altruiste ». La spécificité de notre objet d’étude réside dans la construction spécifique du rapport à l’autre lointain (différentes formes d’engagement). La confusion pourrait venir d’une certaine littérature qui parle d’engagement altruiste quand un comportement est essentiellement motivé par le besoin d’aider les autres plutôt que les siens. La spécificité de l’engagement altruiste résiderait dans la défense des intérêts d’autrui et non des siens. Analyser en quoi l’engagement est basé sur notre intérêt ou celui d’autrui nous semble pourtant un débat interminable et insoluble. Même si nous portons à cette question un grand intérêt, nous considérons qu’elle est d’une portée plus philosophique ou morale, même si nous reconnaissons les apports de la psychologie et de la sociologie dans ce domaine.
Nous considérions au départ que l’engagement pour l’autre lointain ne serait qu’une forme particulière de l’engagement public au sein des sociétés européennes. Nos recherches théoriques et empiriques nous ont pourtant amené à constater qu’il ne va pas de soi de s’engager pour un étranger ou pour « l’autre lointain ». Nos recherches à propos du concept de solidarité nous ont permis de clarifier les difficultés et défis conceptuels posés à l’analyse du lien social avec des individus et groupes en dehors de ces sociétés et communautés. Ces liens d’échange se structurent d’une façon différente. Les concepts développés dans l’analyse de la sociologie des mouvements sociaux et des associations de la société civile (« non-profit ») ont enrichi la construction de notre modèle, mais se sont avérés insuffisants pour cerner la spécificité de l’engagement pour l’autre lointain, qui réside dans la construction d’un rapport, d’un lien social intersociétaire et intercommunautaire. Ce lien social comme lien intracommunautaire ou intrasociétaire peut revêtir des formes différentes que l’analyse théorique et empirique permet de mettre en évidence.
• Quelles ONG avez-vous étudié ?
• D’un point de vue empirique, nous avons étudié l’engagement dans les ONG en Belgique. Nous définissons comme ONG les organisations qui sont reconnues et financées en tant que telles par l’Etat belge. Lorsque nous parlons d’ONG, nous sous-entendons les 130 ONG actuellement agréées par la DGCD (Direction générale de la coopération au développement). En Belgique, les ONG, en tant qu’associations, sont régies par une loi qui définit le statut de « l’association sans but lucratif ». Les principes de leur agrément et de leur cofinancement sont principalement réglés par un arrêté royal, approuvé le 18 juillet 1997, et par des arrêtés ministériels qui en assurent l’exécution.
L’ensemble de ces ONG met en œuvre des projets et programmes dont le budget total avoisine les 250 millions d’euros par an. Selon une enquête réalisée par Acodev, les subsides publics fédéraux belges représentent, avec 43,7 %, la première source de financement des ONG. Les dons privés représentent 36 % des sources de financement des ONG belges et les fonds venant de l’Union européenne participent, à raison de 20 %, au budget des ONG. Cette répartition globale des sources de financement peut pourtant cacher de grandes disparités entre les différentes ONG.
À leur origine, les ONG s’inscrivent sociologiquement et institutionnellement dans la société belge. Au niveau institutionnel, nous distinguons les ONG créées à l’intérieur de structures préexistantes de celles créées en dehors d’un cadre institutionnel. Dans la première catégorie se trouvent les structures issues des églises catholique et protestante, des partis et des syndicats, et des universités. Ces initiatives se sont développées essentiellement avant les années septante. Dans la deuxième catégorie se situent les initiatives issues des nouveaux mouvements sociaux et de la génération d’après 1968, dont le rapport aux institutions est plus distant et plus critique.
Sur le plan sociologique, les ONG se distinguent en fonction de leur inscription ou non dans les piliers de la société belge, selon quatre catégories : sociale-chrétienne, socialiste, libérale, et en dehors des piliers traditionnels. La prédominance du pilier social-chrétien, la faiblesse de la gauche traditionnelle et l’extrême faiblesse du pilier libéral sur le terrain de la solidarité internationale, sont les faits marquants qui caractérisent les ONG belges.
Si les structures du monde social-chrétien ont l’avantage de se bâtir sur les fondements des œuvres missionnaires de l’époque coloniale, ce fait nous semble n’expliquer que partiellement la prédominance de ce pilier au niveau de la solidarité internationale. À notre avis, il doit, avant tout, sa force à la mise en place d’un réseau institutionnel diversifié qui répond aux attentes diversifiées du monde social-chrétien. Nous pouvons distinguer plusieurs types de structures : celles des églises (catholique et protestante), celles des partis et syndicats, et celles issues d’initiatives personnelles de prêtres, missionnaires et de laïcs du monde chrétien.
Notre analyse empirique a été réalisée essentiellement auprès des nonante ONG membres de la Fédération des associations de coopération au développement francophones, bilingues et germanophones, Acodev. À partir d’une première analyse du secteur, on peut identifier quatre types d’engagement majeurs pour les ONG : donner de l’argent, donner du temps sans être rémunéré comme bénévole, travailler au siège ou sur le terrain comme employé. Nous avons focalisé notre regard sur l’engagement organisé, dans une organisation ou une association. Plus spécifiquement, nous avons cherché à comprendre l’engagement de trois catégories d’acteurs : les employés des ONG travaillant en Belgique, les bénévoles des ONG actifs en Belgique et les coopérants actifs dans les pays du Sud. Pourquoi choisir ces trois groupes ? D’abord, parce que ce sont les trois acteurs principaux de ces organisations. Ensuite, il nous semblait intéressant d’analyser ce qui les rassemble et les différencie au-delà du fait qu’ils s’engagent pour l’autre lointain. Enfin, les contextes organisationnels et institutionnels dans lesquels ces trois acteurs évoluent sont à la fois communs et spécifiques. Une comparaison des carrières des employés, coopérants et bénévoles nous semblait très riche, d’autant plus qu’un individu passe généralement sinon par les trois, au moins par deux de ces différents statuts durant sa carrière d’engagement dans les ONG. Ecarter de l’analyse l’un de ces groupes de personnes était rendu, en quelque sorte, obsolète par l’interdépendance des statuts.
• Qu’entendez-vous par « engagement public » ?
• Premièrement, ce n’est pas uniquement une disposition, mais l’action volontaire qui définit l’engagement. L’action, parce que ce n’est pas l’intention d’agir, mais la pratique qui définit l’engagement. Volontaire, dans le sens où l’engagement se réfère à un choix ou du moins à une contrainte librement consentie. La réflexivité est centrale dans l’engagement, même si des routines sont inhérentes à toutes les formes d’engagement.
Deuxièmement, l’engagement est collectif au sens où il est pratiqué dans un groupe, une organisation ou une institution. Ceci implique l’adhésion et le respect d’un ensemble de règles qui régissent le mode de fonctionnement du groupe, c’est-à-dire au moins implicitement l’idée d’un contrat impliquant un ensemble de droits et de devoirs. L’engagement que nous analysons est un engagement formel, c’est-à-dire dans une association de la société civile. D’un point de vue empirique, nous analysons les organisations non gouvernementales de coopération au développement reconnues par l’Etat belge. Nous n’étudierons donc pas l’engagement informel et individuel en dehors de tout cadre organisationnel et institutionnel.
Troisièmement, l’engagement est public au double sens du terme. D’abord au sens où il se manifeste par des signes et actes dans l’espace public. La publicité de l’engagement implique que l’individu est visible, identifié et identifiable comme défenseur d’une cause et ceci tant par les adversaires de la cause que par les défenseurs de celle-ci. Puis au sens où l’engagement dans une ONG vise la défense d’une cause ou d’un bien public. L’objectif est l’amélioration de la situation de personnes, de groupes de personnes ou de communautés dans les pays en voie de développement.
Quatrièmement, le caractère collectif et public de l’engagement implique des coûts. S’engager, c’est prendre des risques ou du moins donner de soi-même (du temps, de l’argent, de la compétence). Ces coûts et risques sont variables selon la cause et le milieu social d’où l’individu est originaire. Un acte est plus engageant quand les conséquences sont lourdes.
Cinquièmement, au-delà de ces quatre caractéristiques majeures, l’engagement dans notre conception est un processus, c’est-à-dire que son intensité, sa durabilité et sa forme varient dans le temps. La compréhension de l’intensité, de la durabilité et des formes d’engagement est au centre de notre modèle analytique.
[1] Les acteurs des ONG, L’engagement pour l’autre lointain, Gregor Stangherlin, L’Harmattan, Logiques politiques, ISBN : 2-7475-8480-1 • mai 2005 • 248 pages, prix éditeur : 22,5 euros.