Parler
Nord-Sud
ou
parler
jargon ?, propos d’Antonio de la Fuente recueillis par Andrés Patuelli
Antonio de la Fuente, vous êtes chargé des publications à ITECO. Depuis quand l’éducation au développement existe-t-elle en Belgique ?
• L’action d’éduquer au développement préexiste à la dénomination. Les quelques citoyens, journalistes, syndicalistes, enseignants ou autres qui dénonçaient l’exploitation coloniale et agissaient pour qu’elle cesse, éduquaient déjà au développement sans utiliser ces termes. Dans la préhistoire de l’action des ONG, on appelait « info tiers monde » les activités de diffusion des réalités des peuples du Sud : cette information était axée le plus souvent sur les carences de ces peuples, la faim, la misère noire.
Même si, aujourd’hui, on veut aussi montrer les « richesses » du Sud -réduites le plus souvent à la musique et à la danse- certaines vénérables institutions n’ont pas encore tout à fait quitté ces ténèbres : souvenez-vous des villages massaï à Han-sur-Lesse, en 2001, et pygmée, à Yvoir, l’année suivante. L’info tiers monde disait : « Regardez comme ils sont ; regardez comme ils vivent » ; la question n’est certes pas inutile, mais elle devrait être complétée par une autre : « Et la manière dont nous vivons, en quoi est-elle concernée par la manière dont d’autres vivent ailleurs ? Qu’est-ce que nous avons en commun, malgré les apparences et les distances ? ». Par ailleurs, sur le plan technique, on est passé du « montage dias » au power point et au DVD.
Mais l’éducation au développement n’est pas une affaire exclusive des ONG : tous ceux qui, devant les inégalités scandaleuses de développement dans le monde, essayent de provoquer une réaction dans le corps social pour les combattre et les faire diminuer sont concernés.
• Les modèles de coopération au développement ont évolué ces dernières quarante années. L’éducation au développement a-t-elle aussi évolué ? Quelles erreurs ? Quelles réussites ?
• Erreurs et réussites sont souvent liées. Prenez le cas de la tragédie rwandaise. L’éducation au développement en tant que telle n’a pas d’emprise sur de tels événements. Et pourtant, dans la perception que le public a de la solidarité internationale, ces événements ont une emprise certaine. Explicitement ou implicitement on entend dire : « à quoi bon coopérer, regardez le résultat ». Il est vrai que la coopération au développement n’a rien pu faire pour éviter le génocide. Pire, certaines politiques européennes ont même contribué à le précipiter.
Néanmoins, sans une action concertée d’éducation au développement, destinée à informer, à faire comprendre que ces événements ne sont pas uniquement l’œuvre de la sauvagerie aveugle, mais de rapports sociaux empoisonnés par la manipulation dans un cadre de lutte acharnée pour des ressources limitées, la régression idéologique des publics européens eût été encore plus poussée.
• Cela fait des années qu’on pointe du doigt la vision misérabiliste du Sud véhiculée par certaines campagnes de récolte de fonds. Cette stratégie a-t-elle vraiment changé ?
• La récolte de fonds est nécessaire, indispensable même, pour financer la coopération et l’éducation au développement. Une campagne de récolte de fonds peut servir, dans le meilleur des cas, à sensibiliser les personnes à des réalités de mal-développement et à activer une démarche de générosité qui peut contribuer, en partie, à les résoudre. Mais, l’éducation a des visées qui sont en même temps plus modestes et plus ambitieuses : il s’agit, ni plus ni moins, de mettre les informations, et la capacité à comprendre ces informations, à la portée des personnes, afin qu’elles décident quoi faire de manière adulte et autonome. L’éducation n’est pas la séduction publicitaire. C’est moins que cela et à la fois c’est beaucoup plus.
Certaines campagnes de récolte de fonds jouent sans complexes la carte de la persuasion instrumentale, parce que cela rapporte, en transposant le vieux modèle paroissial à la communication de masses : « C’est facile de sauver des vies avec quelques sous qui traînent dans vos poches ». Il n’y a pas encore d’alternative ou presque à ce modèle. Ceux qui veulent combiner rentabilité économique et démarche éducative n’ont pas beaucoup de succès, il faut bien l’avouer.
• Nombreux sont ceux qui, dans le monde des ONG, considèrent qu’« éducation au développement » constitue un exemple du jargon qu’il faut éviter si l’on veut se faire comprendre par la population. D’autres expressions comme « éducation à la solidarité internationale » sont-elles meilleures de ce point de vue ?
• Le jargon est une plaie, et pas uniquement dans les ONG. Parfois, nous avons l’impression que certains parlent pour s’entendre parler ou pour se conforter dans l’appartenance à un groupe qui partage quelques codes, dont un jargon. Voyez cette tirade reprise texto du site internet d’une ONG dite d’éducation au développement : « Valorisons le dispositif et optimisons la couverture des thématiques autour desquelles il s’articule ».
Le sociologue Guy Bajoit dit, en boutade, qu’avant la Deuxième guerre mondiale, le mot « développement » était un concept de photographe. Si ce concept a eu son heure de gloire après les indépendances des anciennes colonies, à présent il prend un coup de vieux parce qu’il est déjà fort contaminé par le contenu parasite d’imposition occidentale d’un mode de vie. Pourtant, nous n’avons que le langage pour nous faire comprendre et pour humaniser nos rapports au monde et aux autres.
Si le mot « développement » peut vouloir dire croissance économique, liberté politique, essor culturel et protection de l’environnement, cela vaut la peine de se battre pour lui. « Solidarité internationale », cela me convient aussi, car il s’agit justement de cela : d’élargir la notion de citoyenneté, d’équilibrer solidarité et autonomie plus loin que les frontières nationales.
• L’éducation au développement a-t-elle gagné en légitimité ces derniers temps ?
• En 2001, une résolution du Conseil des ministres de l’Union européenne a dit explicitement qu’il souhaitait favoriser un soutien accru à l’éducation au développement sur tous les plans. A l’échelle européenne, et depuis la fin des années septante, 10 % des fonds destinés aux actions de coopération menées par des ONG sont destinés à l’éducation au développement.
A l’échelle nationale belge, le pourcentage est similaire. Si le gouvernement tient son engagement d’augmenter l’aide publique au développement jusqu’à atteindre le seuil symbolique de 0,7 du PIB, de nouveaux moyens devraient être disponibles. De nouveaux moyens, c’est bien cela qu’il faut, car cela n’aurait pas de sens de diminuer les moyens de la coopération pour les investir dans l’éducation. Et des sondages, comme l’Eurobaromètre et d’autres, montrent que malgré la désinformation et l’info-divertissement qui règnent en maîtres, la population est majoritairement favorable à l’augmentation de l’aide publique au développement.
• Quelle est l’ampleur des activités d’éducation au développement aujourd’hui en Belgique ? Les partenaires des ONG dans ce domaine, ont-ils changé au cours des années ?
• Aux publics traditionnels, écoles, syndicats, universités, sont venus s’ajouter des nouveaux publics : des migrants, des fonctionnaires. Des campagnes s’essaient aussi vis-à-vis du tout public, celui qu’on va trouver sur un marché ou une gare de chemin de fer ; à ne pas confondre avec le mythique « grand public », bête inaccessible en dehors des heures de grande écoute des chaînes commerciales.
Des partenaires ? Peu à peu, de plus en plus d’ONG et mouvements sociaux du Sud deviennent des partenaires des actions d’éducation au développement. Un animateur du Sud le disait d’une manière poussée mais très claire : « Vous avez fait la coopération au développement sans nous. Il ne faudrait pas que vous recommenciez avec l’éducation au développement ».
• Quels critères sont utilisés pour évaluer l’efficacité des actions d’éducation au développement ? Vous êtes satisfait des résultats ?
• Nous ne sommes pas satisfaits, ce serait un comble : regardez l’état calamiteux des rapports Nord-Sud ! Les associations intègrent peu à peu la démarche évaluative. Je ne parle pas de l’évaluation-sanction, du couperet qui tombe à la fin du cursus pour dire si avez bien ou mal travaillé. Je parle plutôt de l’évaluation comme attitude, ce qui équivaut à se poser la question de l’évaluation déjà au moment de la conception d’une action, et d’essayer d’en tenir compte tout au long de cette action, de celle qui permet la circulation de la parole et de l’information au sein des équipes. Celle qui permet aussi, s’il le faut, de changer de registre : dans quel ordre vaut-il mieux mettre dans un seau ces quelques éléments : de l’eau, du sable, du gravier et des cailloux ?
Cet entretien fut publié par Défis-Sud n° 64.