La déforestation de l’Amazonie
mobilise l’opinion publique
européenne qui connaît mal
la situation des Amazoniens, propos de Cecilia Díaz recueillis par Antonio de la Fuente
Cecilia Díaz, vous travaillez à Frères des Hommes-Belgique dans l’appui à des groupements paysans au Brésil et dans plusieurs pays de l’Amérique centrale et du Sud. La déforestation de l’Amazonie est un thème qui mobilise l’opinion publique européenne. Cependant, le public connaît peu de la situation des gens qui vivent en Amazonie ou en lisière de la forêt...
• En effet, l’Amazonie semble être, pour l’opinion publique européenne, un désert en ce qui concerne les êtres humains qui y habitent, ce qui est pour le moins paradoxal, s’agissant d’une forêt. Et pourtant, des hommes et des femmes ont toujours vécu dans la forêt. À l’arrivée des Européens, au XVIe siècle, on estime que plusieurs millions d’Indiens habitaient la région. Il semblerait que nous voyons seulement ce que nous voulons voir, selon nos intérêts. C’est comme si nous ne voulions pas reconnaître la sagesse des stratégies traditionnelles mises en place par des peuples qui y ont habité pendant des siècles et qui ont réussi à préserver cette forêt. Et il semble aussi que nous ne voulons pas voir non plus les conflits et les enjeux des personnes qui, à l’heure actuelle, y habitent.
On voudrait garder l’Amazonie intacte car cela nous rassure : nous aurons de l’air à respirer, dont nous avons bien besoin étant donné la contamination que nous provoquons. D’ailleurs, les Etats-Unis ont déjà exprimé leur prétention de voir l’Amazonie devenir un territoire de l’humanité qui devrait être protégé (par les Etats-Unis), sous prétexte que, dans ce territoire, des trafiquants et autres guérilleros règnent en maîtres, faute de contrôle de la part des gouvernements nationaux.
• Les experts européens en la matière semblent eux aussi ignorer la situation des habitants de la forêt et notamment des paysans sans terre...
• L’Amazonie s’étale sur six pays : Bolivie, Brésil, Colombie, Equateur, Pérou et Venezuela, représentant un vingtième de la surface mondiale. Sa surface totale est de presque 8 millions de kilomètres carrés, donc plus de 250 fois la surface de la Belgique et 5 millions de km2 se trouvent en territoire brésilien. A elle seule, elle représente un tiers des réserves de forêts vierges mondiales. On calcule qu’environ 10 millions de personnes habitent la région, ce qui fait une densité, très basse, de deux personnes par kilomètre carré (celle de la Belgique est de 336). Ces habitants sont des Indiens, mais aussi des colons, de nouveaux habitants, donc, pour la plupart des agriculteurs et des éleveurs de bétail. Une grande ville brésilienne, Manaus, se trouve au cœur de l’Amazonie. Il y a eu plusieurs vagues de colonisation, car il n’est pas facile, sans beaucoup de moyens, de s’imposer à la nature. Ceux qui réussissent à s’installer dans la forêt sont ceux qui ont des moyens pour défricher et y installer du bétail.
Je connais de plus près la situation de Rondônia. Le Brésil est un Etat fédéral et Rondônia est un des Etats plus récemment créés. On dit qu’il y a 1,5 millions d’habitants et 10 millions de têtes de bétail ; la partie centrale est aux mains des gros propriétaires terriens ; nombre de travailleurs sont venus du sud et du nord-est du Brésil afin de vivre de l’élevage d’exportation. Cela fait qu’il y coexiste des gros propriétaires et de nombreux paysans sans terre.
A l’heure actuelle, nombre d’entre eux se trouvent dans des acampamentos, des occupations de terres non exploitées par des familles paysannes sans terre, afin d’obtenir des autorités un morceau de terre pour vivre de la production agricole. Les grosses propriétés concentrent la production de bétail pour l’exportation. C’est ainsi qu’il y a une exploitation non contrôlée de la forêt. Par exemple, dans certains assentamentos (le terrain exproprié est redistribué entre les familles bénéficiaires qui s’y installent) il y a aussi des invasions sauvages d’autres habitants de la campagne qui se mettent à exploiter d’une manière irrationnelle la forêt. En Amazonie, une législation impose que 80 % d’une propriété doivent être préservés en tant que forêt et seulement les 20 % restants peuvent être destinés à la production. Les gros propriétaires, ainsi que quelques petits producteurs, s’opposent à cette mesure légale car elle limite la quantité de terrain que les agriculteurs peuvent utiliser pour l’élevage d’exportation et d’autres cultures.
• Que représente le Mouvement des paysans sans terre, le MST ?
• Il s’agit d’un mouvement paysan qui regroupe environ deux millions de personnes partout au Brésil. Ce mouvement a vu le jour au début des années quatre-vingt et il est connu pour sa lutte d’occupation pacifique des terrains non ou mal exploités. Grâce à ces luttes, la réforme agraire a été promulguée et plusieurs milliers de familles ont obtenu la propriété de la terre qu’ils travaillent.
En ce qui concerne l’Amazonie, le MST ne partage pas le point de vue des gros propriétaires : l’Amazonie ne doit pas être considérée comme une zone d’expansion agricole. Elle peut être raisonnablement exploitée. Dans un pays où il y a de telles disparités concernant la propriété de la terre (1 % des propriétaires possèdent 44 % de la terre cultivable), proposer d’élargir la frontière agricole pour faire des champs d’élevage et de cultures n’a pas de sens. Des terres cultivables hors forêts existent pour tous les paysans sans terre. Il s’agit donc d’établir un partage équitable de la terre et, bien sûr, de changer de modèle agricole.
Selon le MST, et à la différence d’autres pays de l’Amérique latine, si on partage la terre agricole d’une manière équitable il y aura des terres suffisantes pour cette génération et pour les générations futures. De plus, le modèle agricole proposé par le mouvement est un modèle axé sur la propriété exploitée au niveau familial et, dans certains cas, de manière collective. Le type d’agriculture doit aller dans le sens de la sécurité alimentaire du pays et des régions, c’est-à-dire promouvoir un marché interne et une production diversifiée, afin de ne pas mettre en danger la sécurité alimentaire du pays. Le type de production doit être plus respectueux de l’environnement, pas seulement pour être solidaire avec les générations futures, mais aussi parce que c’est moins cher car moins dépendant des transnationales de l’agro-industrie (achat de semences, engrais, produits chimiques), parce qu’elle est moins nocive pour les consommateurs et les producteurs et nécessite plus de main d’œuvre, ce qui permet de lutter contre le chômage à la campagne et aussi dans les villes.
Pour le MST, préserver la forêt implique l’utilisation de ses ressources d’une manière raisonnable et écologiquement acceptable. Par exemple, on peut exploiter correctement le bois de la forêt si le rythme de reproduction de ce bois est assuré. On peut également mélanger les essences, en laissant une place importante aux arbres natifs ; on peut introduire une culture, le café, par exemple, en utilisant l’ombre des arbres natifs pour la protéger. On peut aussi utiliser les plantes médicinales qui se trouvent dans la forêt, à condition que leur exploitation soit contrôlée et que celles-ci soient préservées. D’ailleurs, le MST est très inquiet par le fait que des transnationales (japonaises, principalement) inscrivent des plantes médicinales dans des registres du patrimoine comme si elles appartenaient à ces firmes et non pas au peuple brésilien.
Sur le terrain, le MST fait plusieurs expériences pour tester ces alternatives d’utilisation de la forêt. Ces expériences se font à partir du quotidien des paysans, de la même manière qu’on fait la récupération des semences natives des produits traditionnels du Brésil. Les paysans délimitent un espace de terre, mélangent des arbres, cultivent à l’ombre de la forêt, utilisent les plantes médicinales... Ensuite, ils discutent des résultats et enregistrent leurs expériences. Parfois, ils se font aider par des techniciens engagés dans la recherche d’alternatives de production pour les propriétés proches de l’Amazonie. Heureusement, dans la forêt, la récupération est très rapide : il suffit de cinq ans pour qu’un terrain qui a été défriché récupère une partie importante de sa flore et de sa faune, si on ne l’exploite pas. Des expériences réussies dans des assentamentos proches de la forêt existent : pourquoi ne pas s’en inspirer pour faire une politique élargie de préservation de la forêt ?
• Que fait le gouvernement brésilien ?
• Il pourrait mettre un peu plus de ressources à la disposition des techniciens et des paysans qui cherchent des solutions plus écologiques pour les cultures en général, ce qui permettrait de massifier plus rapidement des formules adaptées à l’exploitation raisonnable de la forêt, tout en respectant cet espace vital de nature qu’est l’Amazonie. Au lieu de faire cela, le gouvernement de Lula impulse l’agriculture d’exportation et transgénique des transnationales, en admettant notamment l’introduction des semences de soja génétiquement modifiées...
• Les groupes d’appui au MST en Europe, sont-ils toujours aussi actifs ?
Ils sont toujours très actifs, en Belgique par le biais du Comité Belgo-brésilien, en Espagne, notamment à Barcelone, en Italie, principalement à Rome, en France, en Allemagne, au Portugal, en Angleterre... Depuis 1997 tous les deux ans il y a une rencontre internationale des amis du MST en Europe. La première rencontre a eu lieu en 1995 à Barcelone, la seconde en 1998 à Freiburg, en Allemagne, la troisième en 1999 à Bruxelles, la quatrième en 2001 à Paris, et la cinquième en mai 2003 à Serpa, au Portugal. Ces rencontres sont des moments privilégiés pour partager l’évolution, les difficultés et les réussites du MST et revoir ensemble les activités réalisées pour appuyer la réforme agraire et le MST au Brésil.
Chaque année, tous les 17 avril, date du massacre de El Dorado dos Carajás, où une vingtaine de paysans sans terre ont été massacrés en 1997, ces groupes d’appui du MST organisent une journée de protestation et de rappel de ce massacre. Cette date est devenue aussi le jour de l’organisation internationale Via Campesina. Un rassemblement face aux représentations diplomatiques du Brésil dans les pays européens rappelle quelques points de revendication : reconnaître le droit à la terre de, au moins, 400 mille familles du Brésil pour qu’elles puissent vivre de leurs cultures, et cela, à la différence de l’agro-industrie, en respectant les ressources naturelles, sans détruire l’environnement.