Une association qui travaille, à Bamako, au Mali, à l’insertion sociale de femmes en difficulté et une association qui s’attelle à la même tache à Charleroi, en Belgique, ont-elles des choses à s’apporter l’une à l’autre ? Lesquelles ?, par Cédric Van de Walle et Antonio de la Fuente
De nos jours, les systèmes idéologiques censés apporter satisfaction à notre besoin de bien-être sont déstabilisés. La chute du mur de Berlin a révélé la réalité de la situation sociale des pays d’Europe orientale. De son côté l’utopie capitaliste du bien-être pour tous est également mise à mal par la précarité économique grandissante de parties de plus en plus grandes de la population.
Cette double faillite soumet l’idée de développement à une remise en question. Le lien entre croissance économique et développement humain n’est pas assuré comme nous l’avons longtemps cru. Le modèle de développement néo-libéral, hégémonique aujourd’hui, renforce des inégalités déjà existantes dans l’accès aux richesses produites et distribuées.
La modernité crée ainsi, selon le sociologue chilien José Bengoa [1], deux types de pauvreté. Celle issue du retard pris sur le développement économique —le sous-développement traditionnel peut-on dire— et celle produite par le développement économique lui-même : l’effondrement des systèmes de protection sociale consécutif à l’introduction de l’économie de marché dans les pays de l’Europe de l’Est, ou certains ratages des reconversions industrielles dans des pays riches, par exemple. De cette manière, des parties grandissantes de la population mondiale se trouvent exclues. Mais exclues de quoi ? Du marché d’abord, de la société ensuite, les deux étant considérés presque comme des synonymes.
Conséquemment à cette exclusion économique et sociale, c’est la dignité d’hommes et de femmes qui est en jeu. Il aura fallu longtemps pour que la pauvreté devienne une responsabilité sociale, que les « déshérités », les « misérables » de jadis s’organisent et deviennent des sujets, des acteurs sociaux (prolétaires, ouvriers...). Ces dernières années, par contre, la pauvreté est en passe de redevenir une responsabilité privée. Les Etats se déchargent progressivement de leur tâche de redistribution des richesses en laissant la place à des organisations non gouvernementales et des fondations privées.
Partout, la responsabilité individuelle prend le dessus sur la responsabilité collective. Anciens acteurs sociaux porteurs de propositions, les pauvres sont actuellement présentés comme une catégorie générique, définie par ses carences. C’est ce qui fait dire à José Bengoa qu’à côté du mouvement patent de privatisation des systèmes de production économique et de reproduction sociale (santé, éducation), on assiste à une privatisation de la pauvreté.
Mais ne plus être acteur au sein de la société a des conséquences marquantes sur la vie citoyenne. Des acquis sociaux se perdent. Des droits qui étaient à la portée des exclus disparaissent. Les voies de participation sociale deviennent opaques pour ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme imposé par l’économie. Le rapport au droit, mais surtout à la justice, devient une zone sensible, propice aux incompréhensions. C’est le rapport même aux institutions qui se fait problématique. Les relations d’aide à l’initiative de celles-ci, surtout lorsque cette aide est conditionnée, peuvent être vécues comme une humiliation, une dépendance par les personnes exclues.
Car la pauvreté en plus de la faiblesse du revenu, semble être « un état d’abandon ou un sentiment d’impuissance qui apparaît le plus souvent dans les sociétés en évolution rapide et chez les pauvres des zones urbaines, où les solutions d’adaptation communautaire n’ont pas le temps d’évoluer et où les systèmes d’appui se sont effondrés » [2].
Pour remédier à cette réalité différentes issues sont avancées, mais elles ont rarement donné lieu à des initiatives concrètes alliant les problématiques de l’exclusion sociale et du mal développement. Pourtant, si on met ensemble ces deux termes et si on les regarde de plusieurs manières —quel est leur objectif, pour quel public, à travers quelles méthodes—, il saute aux yeux qu’elles ont une même visée, celle de l’amélioration des conditions de vie des gens, qu’ils soient des pauvres de la planète ou des pauvres d’une ville ou d’un quartier…
Développer et lutter contre l’exclusion sociale, les deux veulent dire s’attaquer à un problème endémique, celui de la pauvreté humaine. Ce qui change de l’un à l’autre c’est l’échelle avec laquelle on mesure cette pauvreté : celle de la vie au sein d’une société, pour ce qui est de la question de l’exclusion sociale, ou celle de la planète toute entière pour ce qui est de la question du développement.
La différence entre développement et lutte contre l’exclusion sociale tient à la distinction entre les publics visés par des actions entreprises sous l’une ou l’autre dénomination, et subsidiairement aux méthodes utilisées pour ce faire, mais l’identité d’objectifs est quasiment totale entre les deux démarches.
On peut se poser la question sur la pertinence de garder cette distinction tranchante entre développement et lutte contre l’exclusion sociale. Il n’y a pas de choix cornélien entre agir contre la pauvreté dans le tiers monde ou agir contre la pauvreté au sein des sociétés riches. On devrait pouvoir agir contre la pauvreté dans le tiers monde et dans les pays riches. Mais comment… ? Comment peut-on mettre en parallèle des actions pour le développement et de lutte contre l’exclusion sociale ?
Les pistes proposées reposent sur le constat que nous venons d’établir sur le rôle des acteurs sociaux. Comment rendre aux individus leur rôle d’acteurs sociaux en les faisant participer au développement social ? A travers une relation de partenariat. Elle devrait se fonder la reconnaissance préalable des inégalités par la partie la plus forte, faute de quoi toute initiative issue de la collaboration des partenaires ne pourra donner lieu à l’organisation d’actions collectives.
La reconnaissance sociale, le recouvrement de la citoyenneté (de droits et devoirs qu’elle implique) rendraient leur dignité aux exclus et ne pourraient venir que d’une expression issue d’une reconnaissance, d’une organisation et d’une représentation autonomes. C’est tout le rôle de l’éducation permanente.
Ce partenariat devrait également permettre aux acteurs sociaux de repenser les relations entre la société et les institutions, le citoyen et l’État. Ces relations devraient se dérouler dans un cadre local, proche des citoyens, à qui il faudrait permettre de retrouver certains droits élémentaires qui ne leur sont plus garantis (droits humains, sociaux, politiques...).
Travailler en partenariat c’est l’objectif avoué de la plupart des associations actives en matière de coopération au développement et de lutte contre l’exclusion sociale. Entrer en rapport, créer des consortiums, des réseaux permettrait d’amplifier la portée de leur action. Plus que travailler ensemble, avoir un projet en commun, le partenariat serait concevoir ensemble ce projet commun.
C’est ainsi que les responsables de la branche belge francophone de l’ONG européenne Frères des hommes sont arrivés à se poser cette question : une association qui travaille, par exemple, à Bamako, au Mali, à l’insertion sociale de femmes en difficulté et une association qui s’attelle à la même tache à Charleroi, en Belgique, ont-elles des choses à s’apporter l’une à l’autre ?
Sous une apparence innocente, cette question regorge d’enjeux. Maggy Lorge, responsable pour l’éducation au développement chez Frères des hommes, estime qu’en utilisant le terme partenariat beaucoup d’ONG se contentent de changer l’emballage de leur façon d’agir, ce qui donne un habillage moderne à une relation qui reste paternaliste : le Nord donne, le Sud reçoit. Pourquoi, alors, ne pas envisager une relation avec le Sud sans aide financière ?
Lancé sur cette piste, Frères des hommes a mis en relation ces deux associations mentionnées plus haut, bel et bien existantes : celle qui travaille à Bamako s’appelle Mali-Enjeu, et celle qui travaille à Charleroi s’appelle le Germoir. L’échange a commencé par la visite de deux membres de l’association belge au Mali, en décembre 1995, et il s’est poursuivi par la visite de trois membres de Mali-Enjeu en Belgique en juin 1997.
La première phase de l’échange fut accompagnée par un journaliste belge, André Linard, qui en a fait rapport dans deux articles de presse [3] : « Les étals du marché de Sébénikoro sont encore vides. C’est l’heure où la coopérative de femmes de l’endroit nettoie les emplacements des crasses accumulées la veille, dans une envolée de poussière sèche. Ce matin, pourtant, les femmes sont quelque peu décontenancées ; leurs sourires gênés en témoignent. Ce n’est pas tous les jours, en effet, que des Européennes partagent leur travail. Pas seulement pour voir comment elles font, mais pour le faire avec elles.
-*Ces Européennes sont Claudine Boutefeu et Ana Pacífico. La première est nettoyeuse, la seconde formatrice, toutes deux au Germoir, une association de réinsertion de femmes sur le marché du travail. Elles se sont rendues à Bamako pour rencontrer des groupes de femmes maliennes qui s’attachent, elles aussi, à insérer des femmes dans le circuit économique.
-*L’association malienne interlocutrice du Germoir dans cette démarche est Mali-Enjeu, une organisation qui accompagne, conseille, forme les coopératives, les associations sociales, les groupes de femmes dans diverses activités : couture, nettoyage, alphabétisation, teinture… Mali-Enjeu travaille, par exemple, avec des filles venues à la ville comme domestiques et à qui une formation est donnée. Non seulement pour qu’elles ne retournent pas dans leurs villages les mains vides, mais surtout pour qu’elles y deviennent animatrices locales pour le développement ce qui, à terme, devrait réduire l’exode vers les villes.
« Le séjour des deux Belges au Mali avait aussi pour objectif d’établir une relation durable entre le Germoir et Mali-Enjeu. Un temps certain a été consacré à fixer l’intérêt et les conditions de réussite d’un tel échange. Des deux côtés, l’accent a été mis sur l’apprentissage réciproque en termes de méthodes. Des deux côtés, des attentes existent pour poursuivre la relation et vérifier si celle-ci apporte vraiment quelque chose à chaque partenaire. Le pari n’est pas gagné ; mais des jalons ont été posés ».
Le deuxième acte de cette échange, prévu pour le courant de 1996, a finalement eu lieu en juin 1997, avec la visite en Belgique de trois représentants de Mali-Enjeu, Moussa Sissoko, son directeur, Kader Maïga, chargé de communication et Sissoko Dalla Cissoko, responsable de la promotion féminine. Le programme de la visite incluait nombre de rencontres avec des représentants des associations faisant partie de ce qu’il est convenu d’appeler l’économie sociale et des associations de solidarité Nord- Sud.
ITECO a participé à la rencontre finale qui venait clôturer la visite par une évaluation conjointe de celle-ci et par une détermination des objectifs et des moyens que les deux associations se donnaient en vue d’un prolongement de l’expérience. Le réunion s’est déroulée la veille du départ des Maliens dans les locaux du Germoir, à Charleroi. Y prenaient place un comité de gestion élargi du Germoir, composé d’Anne Biettlot, Ana Pacífico, Patricia, Graça, Lucie et María, représentantes des quatre branches de l’association : nettoyage, couture, technique et relations extérieures ; les invités de Mali-Enjeu ; Maggy Lorge, représentante de Frères des hommes, l’ONG de coopération et éducation au développement à l’origine de l’expérience ; et nous, ITECO, observateurs ayant fait part de notre intérêt pour celle-ci dans le cadre de cette publication.
Un exercice venait ouvrir la séance. Chaque association devait se présenter et ensuite l’autre association donnait le reflet de cette présentation selon ce qu’elle en avait retenu ; on obtenait ainsi une image de ce que chaque association semblait être pour l’autre. Avant d’entamer l’expérience, Moussa Sissoko, directeur de Mali-Enjeu demande à avoir un programme détaillé du déroulement de la journée car il s’inquiète de ce que celle-ci puisse s’écouler sans arriver à des résultats concrets. Tiens, les Maliens sont plus exigeants que les Belges en matière de gestion du temps, plaisante-t-on, pour détendre l’atmosphère. Oui, quand ils y voient des enjeux qui vont au-delà de la dimension relationnelle.
La présentation du Germoir, association qui voit le jour en 1982, à Charleroi, une des villes les moins riches de Belgique, a suivi trois axes. D’abord, le public, ces femmes en difficulté, en quête de formation pour accéder à un emploi dans les domaines du nettoyage industriel et de la couture. Ainsi, deux cent cinquante femmes se sont formées, septante emplois ont été créés et deux coopératives ont vu le jour en quinze années d’existence. Une troisième coopérative a tenté une expérience dans le secteur de la restauration mais n’a pas réussi à s’y implanter.
Le deuxième axe a trait au rapport à l’Etat et à son système de sécurité sociale. Il permet à une association d’assumer la formation d’un public et d’œuvrer à l’intégrer à la vie économique. Des termes — quelque peu abscons pour les invités maliens— comme allocations de chômage, minimex [4] et CPAS [5], ont été prononcés.
Le troisième fait référence à la formation d’équipes au sein de l’association pour assurer les tâches du travail. « Les personnes qui arrivent au Germoir pour se former et trouver un emploi ont un passé lourd à assumer, raconte une responsable du Germoir. Souvent elles sont en voie de divorce, elles se retrouvent seules, avec des enfants et doivent faire face à des horaires chargés. Elles ont besoin d’être encadrées et soutenues, il faut travailler en équipe, il faut leur montrer que l’on sait travailler comme elles. Les gens qui vivent dans la pauvreté vivent tout négativement, travailler avec eux demande alors beaucoup d’attention et d’écoute, d’établir une confiance mutuelle ».
L’axe qui a retenu davantage l’attention des invités maliens c’est celui du rapport à l’État et au système de sécurité sociale. « Minimexés, cela veut dire que ces personnes reçoivent un minimum de la part de l’Etat ?, s’étonnent les Africains. Les règlements qui régissent le statut de la femme posent- ils un cadre rigide ? Au Mali, il n’y a rien de tout cela, l’Etat ne fait rien ».
« En Belgique ce n’est pas mieux », réagissent les personnes du Germoir . La représentante de Frères des hommes prend la défense du système de solidarité sociale, qu’elle qualifie de système de solidarité institutionnalisée et qui a été mis sur pied sur base des luttes du mouvement syndical. « Il y a un système de protection sociale, c’est vrai, réplique le Germoir, 80 % des gens n’ont pas de problèmes si ce n’est qu’ils ont peur d’en avoir, mais il y a ceux qui n’ont pas accès au système de protection sociale. Et comme, en plus, il y a moins de solidarité entre les gens, ceux qui passent entre les mailles du filet, ils passent bien. Et ils sont de plus en plus nombreux… ».
Pourquoi le Germoir est-il une association exclusivement féminine ? demande-t-on. Si on intègre des hommes, des problèmes liés à la mixité se poseraient, selon le Germoir. Dans le milieu d’où provient le public de l’association, la soumission de la femme, mise au service de l’homme, est monnaie courante ; il est ainsi plus facile qu’elle puisse se développer dans un milieu féminin. C’est aussi le cas des femmes musulmanes.
Le Germoir privilégie le travail avec ceux qui ont moins de qualification, qui ont donc plus de difficultés à s’insérer dans la réalité économique. Ce sont principalement les femmes qui se trouvent dans cette situation. « Ailleurs, ce sont souvent des femmes qui travaillent et des hommes qui dirigent. Au Germoir, ce sont des femmes qui dirigent. Des garçons vivraient cela comme une blessure. Il y a aussi la fierté de réussir entre femmes. C’est vrai qu’il y a une pointe de revendication féministe dans notre démarche… En plus, comme il y a peu de projets à l’intention des femmes… ».
C’est le tour de Mali-Enjeu de se présenter. L’association malienne pour l’environnement, la jeunesse et le développement, Mali-Enjeu, c’est une organisation de recherche-action, de communication et de formation et qui appuie un public d’enfants et jeunes de la rue, de jeunes exerçant des petits métiers et d’artisans et apprentis pour contribuer à leur insertion professionnelle. Ceci, à travers une démarche méthodologique qui comprend plusieurs étapes : prospection-identification, contact-familiarisation, études de cas, diagnostic et pronostic, pour déboucher sur trois possibilités d’action : mise en apprentissage, activités économiques et activités de retour en famille (santé, éducation, logement, nourriture). Pour ce faire, Mali-Enjeu, sis à Bamako, la capitale du Mali, a été soutenu financièrement depuis ses débuts, en mars 1992, par Frères des hommes [6].
Mali-Enjeu compte aussi un programme de recherche-action intitulé Femme et développement, qui se trouve pour le moment au stade de l’étude de cas. Cent cinquante femmes y ont accès, pour la plupart des filles qui ont quitté leurs villages pour aller travailler à la capitale comme domestiques pendant la saison sèche. Viols, grossesses non désirées et même infanticides sont le lot quotidien de beaucoup d’entre elles. Elles ne veulent pas retourner dans leurs villages de peur de se voir rejetées par leurs parents et fiancés. Mali-Enjeu propose à ces jeunes femmes une alphabétisation dans la langue majoritaire au Mali, le bambara, des cours de planning familial et de cuisine.
« L’Etat devrait prendre ensuite le relais. C’est le rapport ville-campagne qui entre ici en ligne de compte. Notre agriculture est agro-pastorale, le futur ne se trouve pas en ville, il faut préparer le retour à la terre », affirment les responsables de Mali-Enjeu.
Le personnel du Germoir est frappé par l’importance que les Maliens accordent à la recherche : diagnostic, pronostic, étude de cas et de faisabilité (des pré-requis pour passer à l’action) font partie du vocabulaire de Mali-Enjeu. Khader Maïga, chargé de communication à Mali-Enjeu, qui a fait la présentation de l’association, se définit lui-même comme chercheur. « A-t-on le temps au Germoir pour faire des recherches ? », s’interrogent- elles.
Quel est le staff de Mali-Enjeu ?, demandent les membres du Germoir, qui avouent leur difficulté à cerner les caractéristiques de l’association malienne et cherchent à trouver les correspondances avec leur réalité, le « c’est un peu comme… ». Le Germoir veut des détails sur l’initiative qui a donné naissance à l’association, le nombre de personnes favorisées par leurs programmes d’action, les liens de Mali-Enjeu avec Frères des hommes… Par ce biais, elles découvrent le système de co-financement mis sur pied par la coopération au développement belge, ce qui vient clore la partie de la séance consacrée à la présentation mutuelle des associations.
Arrive le temps de parler des objectifs du partenariat. Quels étaient les objectifs de chaque groupe avant la rencontre ? Pour le Germoir, au retour du Mali, celles qui avaient fait le voyage essayaient d’expliquer à leurs collègues les grandes différences entre les deux pays. Une fois les Maliens arrivés en Belgique, elles auraient voulu qu’ils perçoivent ce qui se passe en Belgique et, pour ce faire, elles ont voulu les plonger dans le quotidien de l’association, sans leur épargner les difficultés, sans cacher, par exemple, le fait que la prise de décisions fait un chemin à l’intérieur de la maison. Maintenant, le Germoir est convaincu que se connaître c’est le moyen pour arriver à un troisième projet, celui que les deux associations peuvent parvenir à construire ensemble.
Mali-Enjeu avoue que le report de leur voyage en Belgique les a fait douter de sa réalisation. A ce stade-ci, leur voyage touchant à sa fin, ils voudraient pouvoir développer des activités communes, partir sur des bases concrètes de travail.
Pour Frères des hommes, les objectifs de départ restent valables, à savoir : vérifier l’idée que les associations doivent s’immerger dans leur propre réalité. De même, si le modèle de développement est à revoir, y a-t-il un point de rencontre possible entre des alternatives naissantes tant au Nord comme au Sud du monde ?
A la demande de Mali-Enjeu d’avoir des pistes concrètes d’action, le Germoir répond qu’il devrait s’agir plus d’un crescendo que d’une décision à prendre tout de suite. « Nous ne pouvons pas abandonner toute notre action présente pour un nouveau projet », affirment-elles.
Une liste d’objectifs du partenariat possible Mali-Enjeu et Le Germoir et des moyens pour y arriver a été dressée à Bamako, à la fin de la première visite. Est-elle toujours d’actualité ? Etant tout à fait d’accord avec l’ensemble des objectifs, les deux associations tâchent alors d’épingler certains des moyens les plus importants pour y parvenir.
1. Les partenaires rejettent d’être assistés. Ce n’est pas le Germoir qui va aider Mali-Enjeu ni vice-versa. On ne donnera pas d’argent, on gagnera peut-être ensemble (en italiques, le commentaire ajouté à Charleroi à la définition donnée à Bamako dix-huit mois plus tôt).
2. On favorise un échange par contact direct entre les animateurs.
3. On fait des actions concrètes, définies avec la participation des groupes cibles. (Question : Comment faire pour que le groupe cible s’investisse dans l’action ?).
4. Frères des hommes s’implique davantage comme facilitateur. Pas nécessairement comme financeur.
5. On crée une forme de courrier régulier sur les activités et les contextes des deux pays. Il faut prolonger l’échange par écrit. Comment savoir s’il y a assez ou pas assez d’échange ? Mali-Enjeu constate que des incompréhensions peuvent surgir dans l’échange. Ce fut le cas pour des questions pratiques, le type de billet d’avion, la durée du séjour.
6. On n’oublie pas les aspirations des groupes cibles. L’intérêt porte sur les femmes en difficulté.
7. Faire bénéficier de l’expérience d’autres partenaires évoluant dans le même secteur et les intégrer dans l’échange. Mali-Enjeu regrette que les organisations qu’il a rencontrées au cours de sa visite ne soient pas venues à la rencontre avec des associations qui s’était tenue la veille.
8. Les actions menées tiennent compte des réalités des plus démunis.
Mali-Enjeu voudrait revenir sur un point qui se trouvait déjà à Bamako en décembre 1995 : Un programme précis est arrêté dans les plus brefs délais (rôles et tâches de chacun, calendrier…). Le Germoir pense que pour faire des choses ensemble il faut pouvoir montrer des résultats afin d’obtenir des appuis : « Nous sommes, dans cette société, dans une contrainte de réussite. Il faut avoir réussi à faire quelque chose pour la montrer et pouvoir ainsi la refaire ».
Par rapport aux critiques émises par Mali-Enjeu, le Germoir pense qu’elles sont un signe positif. Si l’on peut se permettre de critiquer ouvertement, c’est parce qu’on est dans une relation de partenariat, pensent les femmes.
Mali-Enjeu : Donc, puisque nous sommes partenaires, je peux me prévaloir de ce que le Germoir fait pour légitimer une demande de Mali-Enjeu ? Le Germoir : Le faites-vous déjà ? Mali-Enjeu : Oui.
Au moment de la définition des pistes concrètes d’action qui viendraient prolonger l’échange, Mali-Enjeu fait des demandes matérielles précises.
Au Mali il y a des tissus traditionnels. Ils pourraient être utilisés en Belgique par le Germoir en échange d’ustensiles de couture (des arrondeurs et des mesureurs). Le groupe de femmes du marché de Sébénikoro pourrait louer des tentes et récupérer des emballages cadeaux vus dans un atelier de recyclage visité par Mali-Enjeu en Belgique. L’expérience de la coopérative de nettoyage industriel créée par le Germoir pourrait donner naissance à une entreprise de nettoyage des hôtels modernes à Bamako.
De son côté, le Germoir pense que le partenariat avec Mali- Enjeu peut lui apporter une ouverture vers une autre réalité, démarche qui peut contrer des phénomènes de racisme larvé. Une fois exprimées, ces pistes allaient être creusées le lendemain, dans le peu de temps qui restait avant le retour des visiteurs dans leur pays. Mais personne ne pouvait nier qu’on était en présence d’une forte asymétrie des demandes formulées.
Quand on sait que le revenu moyen des Belges est quarante fois plus élevé que celui des Maliens et que le revenu moyen de la partie la plus pauvre (20 %) des habitants de Belgique tourne autour des 7.700 dollars par an (la moyenne pour l’ensemble de la population belge étant de 21.000 dollars par an), tandis que le revenu moyen de la population du Mali est de 543 dollars par an [7], est-on condamné au vieux jeu des compensations ?
[1] La pauvreté moderne, in Antipodes n° 132, mars 1996.
[2] Naresh Singh, Le capital des pauvres, in Choix, Programme des Nations unies pour le développement, octobre 1996.
[3] Le Rappel, Charleroi, 4 janvier 1996 ; Le Ligueur, Bruxelles, 20 mars 1996.
[4] Minimum de moyens d’existence. Au 1er janvier 1994, la Belgique comptait 62.232 personnes ( soit environ six habitants sur mille ) qui dépendaient —officiellement— du minimex.
[5] En Belgique, Centres publiques d’aide sociale, dépendants des administration communales.
[6] D’après le bulletin Frères des hommes - Info n° 59, de juin 1997, 1.811.643 FB ont été transférés par Frères des hommes vers Mali-Enjeu pendant l’année 1996.
[7] Rapport mondial sur le développement humain 1997, du Programme des Nations unies pour le développement.