Et pourquoi pas un financement direct d’organisations du Sud ?

Mise en ligne: 3 novembre 2015

Y a-t-il un sens pour un bailleur de fonds bilatéral de financer directement des organisations dans les pays partenaires ?, par Eddy Boutmans

La question n’est pas neuve, y compris pour la coopération belge, qui a analysé la problématique depuis plusieurs années. La Belgique dispose de possibilités légales pour appuyer directement des organisations, et plusieurs dispositifs existants ont déjà permis et permettent de financer directement des acteurs non-gouvernementaux du Sud. Parmi ces dispositifs existants, nous pouvons citer :

  • Les programmes de micro-interventions MIP et FAP permettant aux sections belges de coopération dans les pays partenaires (actuellement les attachés de la coopération) de donner des appuis ponctuels à des associations locales pour des activités à petite échelle. Ces activités doivent évidemment s’avérer pertinentes et aussi complémentaires que possible par rapport aux projets et programmes de plus grande envergure appuyés par la coopération belge. Il s’agit cependant de montants financiers modestes, avec un impact limité.
  • La ligne « prévention des conflits et construction de la paix » visant à soutenir les processus qui renforcent la démocratie et l’Etat de droit, et les initiatives visant à prévenir la violence des conflits. Dans ce cadre, un appui direct est apporté notamment à des associations locales qui disposent des compétences et de l’assise nécessaires en matière d’éducation à la paix, de promotion des droits de l’homme, de dialogue et de réconciliation entre communautés à la base.
  • Le Fonds de survie qui finance des programmes visant à assurer les chances de survie de personnes menacées par la faim, la sous-alimentation, la pauvreté et l’exclusion dans des pays confrontés de manière chronique à un déficit alimentaire. L’arrêté royal d’exécution de la loi sur le Fonds de Survie prévoit explicitement une possibilité d’appui à des programmes mis en œuvre par des associations locales.

Les débats actuels sur l’aide d’urgence portent notamment aussi sur l’opportunité d’appui direct par les bailleurs de fonds à des associations locales susceptibles de jouer un rôle de plus en plus grand dans la prévention et la réponse aux catastrophes.

D’autre part, en matière d’accords multilatéraux, l’accord de Cotonou qui fixe les bases de la coopération entre les pays ACP et l’Union européenne élargit résolument le domaine de la coopération et l’accès aux financements à de multiples acteurs dont les acteurs non-gouvernementaux du Sud. Le rôle de ces acteurs va bien au-delà d’une fonction d’exécution puisqu’ils devront pouvoir intervenir dans le dialogue politique, dans la définition des politiques et stratégies de coopération et leur programmation, ainsi que dans l’évaluation des résultats.

L’extension et l’affirmation du rôle de la société civile (à côté des Etats et des opérateurs économiques) dans les processus de développement contribuent, si pas à un décloisonnement des logiques des différents acteurs, au moins dans la plupart des cas à jeter les bases d’un dialogue entre les acteurs non-gouvernementaux et les pouvoirs publics. Ce phénomène a également contribué à une évolution dans la relation de ces acteurs avec les bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux.

Une étude publiée en février 1998 par Johan Debar et Robrecht Renard [1] analyse l’expérience de divers bailleurs de fonds bilatéraux dans le domaine et formule des recommandations à la coopération belge :

  • Le soutien direct d’organisations locales doit se baser sur une présence et une connaissance suffisante des réalités du pays partenaire de la part du bailleur de fonds bilatéral. Une étude approfondie du secteur ONG local est nécessaire. Le bailleur de fonds ne peut agir en méconnaissance du « tissu » associatif local et des ses relations avec les pouvoirs publics. L’étude recommande de limiter cette forme d’appui aux pays partenaires de la coopération bilatérale directe.
  • La coopération belge doit mettre en place les dispositifs juridiques nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre toutes les variantes du financement direct.
  • Le financement direct ne doit pas être concurrentiel au co-financement des ONG belges. Il doit s’agir d’une modalité complémentaire. Il est d’ailleurs recommandé d’associer les ONG belges à l’analyse préalable et à la mise en œuvre du financement direct.
  • Le financement direct a des conséquences en termes organisationnels : les sections de coopération doivent pouvoir être renforcées pour mener l’analyse de terrain, mener le dialogue avec les acteurs non-gouvernementaux locaux, et suivre les actions. La CTB — Coopération technique belge— doit également pouvoir y être associée dans le respect de son rôle et de ses fonctions. De même l’administration basée à Bruxelles doit disposer également des capacités d’analyse, de suivi et d’évaluation afin de pouvoir contribuer aux orientations stratégiques prises en la matière.
  • L’appui aux organisations locales ne doit pas se limiter à des actions « classiques » de coopération au développement. Le financement direct doit pouvoir inclure une composante de renforcement institutionnel.

Il s’agit donc de bien percevoir les différences de contextes socio-politiques dans lesquels cet appui à des organisations locales devra être mis en œuvre. Dans un nombre de plus en plus important de pays partenaires, la relation entre l’Etat et la société civile s’enrichit et se transforme. Des mécanismes de concertation et de collaboration se sont développées entre pouvoirs publics et monde associatif. Cette évolution de la relation s’est accompagnée également de la mise en vigueur de nouvelles lois et réglementations reconnaissant à des acteurs de la société civile un rôle dans le développement de leur pays. Parallèlement, des mécanismes de concertation se sont mis en place. L’évolution de cette relation ne se fait pas sans difficultés. Il n’empêche que dans de nombreux pays, une transformation s’est opérée qui semble difficilement réversible.

La question se pose alors différemment, et avec une acuité particulière, dans les zones en conflit où lorsque l’Etat est faible ou déficient : l’appui à des organisations locales revêt une signification particulière, non seulement en fonction de ce qu’il permet de réaliser, mais aussi parce qu’il crée une dynamique. Cette dynamique ne doit cependant pour contrarier à terme l’émergence de structures publiques efficaces, démocratiques et proche des citoyens.

De manière très explicite, la coopération belge envisage aussi de se déployer (ou tout au moins d’essayer d’être active) dans des zones en conflit. Cependant, l’approche et les mécanismes d’appui devront bien évidemment tenir compte de la nature des crises auxquelles ces Etats et leur populations sont confrontés. C’est pourquoi il est difficile actuellement d’envisager d’inscrire ces mécanismes d’appui dans le cadre de la coopération bilatérale directe. La création d’un instrument spécifique intégré au programme 4 (programmes spéciaux) s’avère la plus appropriée.

Les objectifs de ce nouveau dispositif sont essentiellement les suivants pour 2001 :

  • Dans les zones en conflit ou post-conflit, ou dans les Etats « défaillants » la relation entre société civile et « l’autorité » s’avère le plus souvent problématique. Il est difficile d’y mettre en place une politique concertée de développement durable et de lutte contre la pauvreté. La Belgique attache de l’importance à sa coopération avec les pays de la Région des grands lacs et porte une attention particulière à l’appui qui peut être apporté aux « forces vives » de la société. Ceci devra se faire dans une optique de soutien à une dynamique future de construction de la paix et de développement à partir des forces sociales existantes, tout en veillant également à aider à intensifier le dialogue entre la société civile et les autorités.
  • De manière plus générale, certaines organisations non-gouvernementales africaines se sont distinguées particulièrement par le rôle positif qu’elles apportent au processus de démocratisation, notamment en Afrique du Sud et dans les pays environnants. Elles apportent une valeur ajoutée en termes d’expérience et d’approche. Ces objectifs devront se concrétiser de la manière suivante à partir de 2001 :
  • Des appuis à des initiatives doivent pouvoir se faire afin de favoriser une dynamique sociale en faveur du dialogue, de la construction de la paix, de l’émergence de nouvelles institutions, et d’aide à la réinsertion de groupes plus fragiles tels que les enfants soldats dans les zones en conflit.
  • Dans les zones post-conflit un appui peut-être apporté aux organisations susceptibles de jouer un rôle positif pour favoriser une transition vers une plus grande stabilité et mener des actions de développement ou de réhabilitation de base dans un esprit de dialogue et de réconciliation.
  • La République d’Afrique du Sud constitue un bon exemple de pays qui invitent eux-mêmes les donateurs à coopérer avec des organisations non-gouvernementales locales, ayant prouvé leur capacité à contribuer à l’émergence et au renforcement de la démocratie, l’édification de l’Etat de droit, le dialogue entre communautés ainsi que la prévention des conflits et de la violence sur des terrains sensibles (réforme foncière, vie dans les prison, dans les écoles etc).

A plus long terme cette modalité de financement direct devra également prendre en compte l’implication des organisations de base dans les programmes de lutte contre la pauvreté. Il est un fait indéniable qu’un début de décloisonnement entre les différents acteurs de la coopération et leurs logiques respectives s’est opéré. Ceci a notamment incité les institutions de Bretton Woods à réexaminer leurs approches en la fondant sur une analyse plus « politique » des causes de la pauvreté et des moyens de la combattre. Le concept de programme stratégique de lutte contre la pauvreté inclut explicitement les associations non-gouvernementales du Sud comme acteurs indispensables de ces programmes. Un bailleur de fonds bilatéral tel que la coopération belge doit prendre en compte cette réalité. La perspective d’un financement direct d’organisations non-gouvernementales du Sud par la coopération belge dans le cadre de ces programmes stratégiques de lutte contre la pauvreté n’est donc pas à exclure. Il ne pourrait cependant s’envisager sans l’indispensable concertation et coordination avec les pouvoirs publics locaux, les ONG belges et internationales ainsi que les organisations multilatérales concernées.

Cette philosophie est déjà présente dans les nouvelles modalités de mise en œuvre du Fonds de survie, l’analyse de l’expérience et les leçons que nous pourrons en tirer enrichiront la pratique d’un financement direct à visée plus large.

Pour conclure, nous considérons donc d’une façon positive le financement d’organisations non gouvernementales chez nos partenaires, puisque cela semble s’inscrire dans une conception contemporaine du développement et de la démocratie. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le droit international est toujours basé sur le principe de la souveraineté nationale. Un Etat n’a pas, en principe, le droit d’intervenir dans les affaires internes d’un autre Etat.

Certes, le droit international prévoit des exceptions, mais elles restent bien cela : des exceptions ! Il n’y a pas, en droit international, de clause générale qui donne le droit aux pays donateurs —c’est dire aux riches— le droit de dicter la loi aux pays en développement — c’est à dire aux pauvres. En vérité, l’accord de Cotonou est à peu près la seule base juridique qui pourrait justifier ( dans le dialogue et non sur base d’une intervention unilatérale ) un soutien de prime abord non envisagé par le gouvernement local. Le financement des ONG locales devra donc se faire avec circonspection et sans confusion de rôles car il n’est pas dénué d’ambiguïté ni de risques.

[1De discussie omtrent directe financiering : implicaties voor de relaties tussen een kleine bilaterale donor en de NGO, J. Debar en R. Renard. RUCA. 24 februari 1998